Associations et démocratie

L’administration partagée de biens communs

Tribune Fonda N°232 - Démocratie contributive : une renaissance citoyenne - Décembre 2016
Daniela Ciaffi
Daniela Ciaffi
Une révolution silencieuse est en cours dans plus de cent villes italiennes. État, régions, villes métropolitaines, provinces et municipalités s’engagent à aider l’initiative autonome des citoyens, individuels ou associés, afin qu’ils accomplissent des activités d’intérêt général, sur la base du principe de subsidiarité.

Un principe constitutionnel qui représente un « parapluie national » unique


En 2001 ce principe, dit de subsidiarité, a été introduit dans la Constitution italienne (art. 118, dernier alinéa). Pendant les treize années suivantes le débat sur le sujet a été limité à des cercles d’experts se polarisant entre ceux qui mettaient en garde contre le risque de démantèlement de l’État et, au contraire, ceux qui y voyaient cachées de nombreuses possibilités, particulièrement dans la perspective de la citoyenneté active ; parmi ces derniers le professeur de droit administratif Gregorio Arena, qui, déjà en 1997, avait théorisé de manière indéniablement utopique un scénario positif :

  • basé sur « la collaboration entre l’administration et les citoyens » ;
     
  • qui aurait pu « améliorer les modèles actuellement en exploitation, basés sur une séparation plus ou moins claire entre l’administration et les administrés » ;
     
  • vers « une plus grande harmonie entre l’administration et certaines caractéristiques positives de la société italienne, riche en ressources, animée, active, entreprenante, capable de faire face à toutes sortes d’obstacles, y compris ceux créés par une bureaucratie qui semble souvent tout faire pour empêcher le déploiement de ces capacités au lieu de les soutenir » ;
     
  • afin que « les citoyens sortent du rôle passif d’administrés pour devenir co-administrateurs, des sujets actifs qui, intégrant les ressources qu’ils apportent avec celles dont l’administration est équipée, assument une partie de responsabilité dans la résolution de problèmes d’intérêt général ».


Mais au milieu des années 2000, le puissant principe constitutionnel continuait à rester sur le papier tandis que de nombreux signaux émergeaient de manière effervescente. Il s’agissait d’actions intentées par des groupes d’individus et d’associations de citoyens actifs dans toute l’Italie. Quel était le but qui les rassemblait ? Ils étaient tous en train de prendre soin des biens communs.

C’est alors que Gregorio Arena eut l’idée de créer Labsus : un laboratoire sur la subsidiarité sous forme de revue on-line. En 2004, labsus.org commence à donner de la visibilité et à mettre en réseau un nombre toujours croissant d’expériences spontanées qui pratiquaient le principe de subsidiarité. Il était de plus en plus clair que le principe, tel qu’il avait été formulé dans l’article 118, dernier alinéa, était un principe relationnel, et aurait pu vivre si les acteurs du changement – citoyens actifs autant qu’administrateurs publics avec responsabilités politiques et techniques – s’en étaient occupé. Dans cette perspective, le principe constitutionnel de la subsidiarité représentait un « parapluie » unique, sous lequel beaucoup d’expériences d’avant-garde trouvent légitimation et droit d’exister au sens large.

Mais la même légitimation et le même droit d’exister devaient être clairs aussi au sens propre. Si la Constitution italienne reconnaît le passage des citoyens d’un rôle de sujets administrés à un rôle d’alliés de l’administration, la même législation édictait les lois régionales et les règlements locaux qui, au contraire, jusqu’au printemps 2014, continuent à les considérer comme des administrés.

La ville de Bologne, avec Labsus comme consultant, sort à cette période le premier Règlement pour l’administration partagée. Finalement, on arrive à traduire le principe de subsidiarité via un simple instrument technique et juridique, routine administrative d’une administration locale italienne. Cet outil connaît un grand succès dans toute l’Italie : la presse nationale lui consacre quelques articles et des interviews à la télévision et à la radio.

Mais comme toutes les bonnes nouvelles ne sont souvent pas perçues comme telles, l’attention des médias s’affaiblit bientôt. Heureusement, le texte du Règlement pour l’administration partagée est mis à disposition sur différents sites web et, dans la communauté des innovateurs, l’effet tam-tam est instantané.

Après seulement un an, environ six mille Italiens ont téléchargé le Règlement sur le site de Labsus, et des profils très hétérogènes de citoyens actifs poussent leurs administrations locales à suivre l’exemple de Bologne. Un instrument juridique tout simple et facilement adaptable aux contextes était nécessaire. Deux ans et demi plus tard, en automne 2016, les villes qui se sont équipées de ce règlement municipal sont plus de cent. Parmi elles on trouve des villes métropolitaines du nord comme Turin et du sud comme Bari, des villes de moyennes dimensions et des toutes petites villes éparpillées un peu partout dans le pays, ainsi que des regroupements de municipalités autour d’un bien commun tel que le lac de Bracciano près de Rome.

Cette première centaine de villes pilotes à avoir accueilli le défi de pratiquer l’administration partagée ont différents niveaux de conscience de la profonde évolution culturelle qui a lieu non seulement en Italie, mais dans tout le monde occidental. Le changement profond se situe avant tout dans une nouvelle attitude collaborative pour faire face à la complexité des problèmes des villes et des territoires, à la pauvreté des ressources et aux effets de la crise. Les villes ont progressivement apporté quelques modifications à la première version du Règlement pour simplifier davantage le texte de base, mais deux articles sont toujours présents :

  • l’article 1, qui se focalise sur une présupposition révolutionnaire pour un système bipolaire (administrateurs actifs/administrés passifs) et compétitif comme celui dont nous sommes tous issus : « La collaboration entre les citoyens et l’administration s’exprime par l’adoption d’actes administratifs de nature égalitaire et non autoritaire, et réalise l’administration partagée » ;
     
  • l’article 4, qui donne une définition des citoyens actifs en précisant qu’il n’y a pas besoin « d’autres titres de légitimité pour prendre soin des biens communs de façon partagée parce que ces actions sont une manifestation concrète de la participation à la vie communautaire et un outil pour le plein épanouissement de la personne humaine ; en tant que tels ils sont ouverts à tous ».
     
  • Pactes de collaboration : des dispositifs qui travaillent à l’échelle locale
     
  • L’article 5 du règlement pour l’Administration partagée définit le Pacte de collaboration comme « l’instrument par lequel la mairie et les citoyens actifs conviennent de tout ce qui est nécessaire à la réalisation des interventions de soins, de rénovation et de gestion des biens communs d’une manière partagée ». Ailleurs le texte indique que les pactes peuvent être proposés par les administrateurs publics ainsi que par les citoyens, par des associations informelles ou formelles de citoyens. C’est un passage central, puisque le pacte aura toujours au moins deux sujets contractants dont – si l’on peut s’exprimer ainsi - un « père » public et une « mère » d’une autre nature, privée ou appartenant au troisième secteur.


Une autre caractéristique importante est que le pacte est toujours ouvert à ceux qui veulent contractualiser, à condition, bien sûr, de se conformer aux termes de l’alliance et de préciser son propre rôle.

Les Italiens qui s’engagent dans un pacte de collaboration n’ont pas seulement réalisé que « le temps de la délégation est terminée » et qu’il faut s’activer. Leur attitude est très différente de celle d’une autonomie en dehors de la sphère publique. Ils ne veulent pas prendre en charge des biens communs tous seuls comme des substituts d’une administration locale inefficace : le but est la coresponsabilité.

Les formes et les contenus qui régulent le pacte sont de temps en temps différents, et nous pouvons reconnaître dans certains pactes un engagement important du public, tandis que dans d’autres, la société responsable demande à la mairie de l’aider avec un support minimal tel que des actions de communication des activités prévues. Les pactes peuvent être simples ou complexes.

D’une première catégorie font partie les pactes sur l’entretien d’espaces verts de proximité, l’animation du territoire par de petits événements et ainsi de suite. Dans la deuxième catégorie rentrent les pactes qui ont comme objet des actions de rénovation de biens communs, l’utilisation de lieux et de bâtiments, ou encore des formes de gestion des communs innovantes, qui ne sont pas gérables par des procédures administratives traditionnelles.

Le cœur des pactes simples comme des complexes est la récupération de la souveraineté des citoyens qui libère leurs énergies et démontrent qu’être actifs améliore souvent sa propre qualité de vie et celle de tous. Dans cette perspective, intérêt individuel et intérêt général coïncident.


Villes plus inclusives, projets durables, gages de confiance réciproque

Le véritable défi de l’administration partagée est d’orienter la citoyenneté active et les gouvernements locaux vers une vision plus inclusive de nos villes et de nos territoires. Au niveau des pactes, ce défi devient très concret. Nous pourrions lister des centaines de pactes de collaboration qui ont été signés jusqu’à présent en Italie. Signalons pour terminer cet article deux exemples qui concernent des sujets contractants traditionnellement exclus :

  • l’un des premiers pactes signés à Bologne a été passé entre un groupe d’habitants, des « habitants des rues » et le conseil municipal, sur le service d’ouverture et de fermeture d’un jardin public garanti par les sans-abri contractants en échange d’un community funding pour garantir à ces gardiens inédits leur toit pour dormir ;
     
  • un autre pacte qui a une énorme valeur symbolique a été signé par la mairie de Terni, une paroisse catholique, une association de gauche et le système local de protection pour les demandeurs d’asile et des réfugiés : ici l’objet du pacte concerne la création de communautés à travers le partage de l’entretien d’un espace vert qui devient un bien commun, une chance de cohésion sociale pour tous, d’intégration des personnes qui se sentent marginales, de production de capital social, et tout simplement, de bien-être.


Une autre utilisation très intéressante des pactes comme nouveaux dispositifs pour l’administration partagée existe lorsque certains projets doivent construire leur propre durabilité. Tel est le cas des projets qui ont été soutenus par des organisations philanthropiques pour une période limitée, et sont susceptibles de disparaître s’ils n’arrivent pas à construire une alliance basée sur qui fait quoi et formalisée dans une formule ouverte.

Enfin, une question fondamentale, invoquée dans le titre par l’expression « révolution silencieuse », doit être soulignée et expliquée. Si le champ d’action des pactes peut sembler limité et épisodique on doit cependant remarquer que chaque pacte représente une nouvelle source du droit. Les cent premières villes italiennes qui administrent leurs propres ressources tangibles et intangibles d’une manière partagée sont donc en train de développer un nouveau style collaboratif de gouvernance de la ville et du territoire.

Inutile de cacher le fait que les pactes modifient l’équilibre des pouvoir locaux. Les réactions des acteurs en jeu auxquels on explique ce qu’est l’administration partagée sont variables : d’un côté on a ceux qui accueillent avec enthousiasme la possibilité d’assumer un rôle public, de construire de nouvelles alliances et d’exprimer sa créativité, et de l’autre côté ceux qui rejettent ce changement parce que leurs privilèges et avantages leur semblent menacés.

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