Enjeux sociétaux

L'approche inclusive : un nouveau modèle de société

Tribune Fonda N°252 - L'inclusion comme horizon - Décembre 2021
Pierre Suc-Mella
Pierre Suc-Mella
L’approche inclusive est synonyme d’un changement de paradigme, appelant l’adaptation de notre environnement aux besoins de chacun. Si une définition trop rapide de cette approche peut être porteuse de risques, bien comprise, elle constitue une dynamique adaptée pour répondre aux défis de notre temps et construire le monde de demain.
L'approche inclusive : un nouveau modèle de société
Démonstration de l'utilisation d'une Joëlette, un fauteuil tout-terrain, au mont Arthabaska, Canada. © Ville de Victoriaville

L’adjectif « inclusif » devient un terme à la mode que l’on retrouve dans les contextes les plus divers. Est-ce un terme à ce point galvaudé qu’il en aurait perdu toute signification réelle ? L’approche inclusive a pourtant une signification profonde.

C’est une nouvelle manière de faire société, favorisant l’émancipation personnelle de chacune et de chacun, grâce à une adaptation de l’environnement des individus à leur situation, et non plus seulement un effort des individus pour s’adapter.

Mais n’est-ce pas un doux rêve ou, pire encore, le risque d’avoir une société centrée sur les exigences individuelles au détriment du nécessaire sens collectif dont nous avons tant besoin ?
 

Le sens profond de l'approche inclusive

Pendant longtemps, les personnes à l’écart de la norme sociale ont été exclues ou victimes de formes de ségrégation. Heureusement, les sociétés humaines ont évolué avec l’idée qu’il était plus intéressant pour tous d’être au sein de la société et non en dehors — ce qui n’est pas un achèvement, mais un processus à activer en permanence.

Le modèle qui s’est alors imposé a été celui de l’intégration : chaque personne à l’écart de la norme a une place, mais on va lui proposer des circuits différenciés.

Dans ce modèle qui est désormais largement questionné, mais toujours bien présent culturellement, la personne qui est « à part » doit avoir une réponse « à part », une réponse « spécialisée » et non dans le droit commun. Cela a paru être la configuration la plus adaptée, par exemple, pour les élèves en situation de handicap. Or, comment défendre aujourd’hui que des élèves en fauteuil devraient être regroupés entre eux plutôt que d’être dans la classe des enfants de leur quartier ? Une évolution a eu lieu.

Mais le curseur ne s’est en fait que déplacé. Par exemple, désormais, c’est la place des élèves avec troubles autistiques ou déficience intellectuelle qui constitue la nouvelle limite d’acceptation de la part des parents des autres élèves.

L’approche inclusive, inscrite dans le droit mais pas encore dans les faits, est une tout autre démarche qui implique en réalité un renversement théorique : le fait que la société s’adapte aussi aux individus et non plus seulement que les individus s’adaptent à la norme. Cela signifie qu’on ne pense pas tout de suite à une réponse « à part » pour des personnes à l’écart de la norme.

C’est au contraire parce qu’on se retrouverait de côté que tout doit être fait pour ne pas être mis « à part ». La place de l’élève doit ainsi être dans l’école de son quartier, quelle que soit sa situation, sauf si ce mode de scolarisation ne permet pas de répondre à des besoins de sécurité suffisants.

On mesure alors la véritable révolution que nécessite l’approche inclusive : ce n’est pas seulement l’individu qui doit s’adapter à ce que nous faisons, mais nous devons aussi nous préoccuper d’adapter tout ce que nous faisons à chaque individu. Cela peut être vertigineux si l’on comprend bien ce que cela signifie en termes d’adaptation.

Par exemple, on se rend tout de suite compte à quel point ce peut être compliqué pour une petite association, car cela signifie devoir adapter tout ce qu’elle fait à la diversité de chacun de ses membres. C’est pourtant le plein sens de l’accessibilité, corollaire de l’inclusion : donner accès à tous à tout.

C’est un nouveau mode de fonctionnement et d’organisation, plein de promesses, car il conduit à pouvoir donner toute sa place à chacun dans le même groupe.

Le questionnement de la réponse spécialisée rejaillit alors : faut-il faire disparaître les établissements médico-sociaux ? Les organismes gestionnaires, notamment associatifs, mais aussi les autorités de régulation, doivent-ils tout revoir de A à Z ?

Concernant les personnes âgées par exemple, leur souhait est très majoritairement de vivre le plus longtemps chez elles. L’établissement ne semble pas être alors la réponse adaptée au projet de vie de la très grande majorité d'entre elles. De nouvelles solutions doivent être développées.

Mais cela conduit-il nécessairement à la disparition des établissements médico-sociaux ? Ces derniers restent nécessaires. Il ne s’agit pas d’être « contre » ces établissements, mais de « s’appuyer contre » eux et de voir leur rôle dans le cadre d’une stratégie d’étayage pour répondre au développement de l’approche inclusive.

Ce qui doit l’emporter n’est pas la victoire idéologique d’un camp, mais la réponse la plus adaptée au projet des personnes.

L'approche inclusive, vecteur de transformation

L’approche inclusive semble donc plus respectueuse de chacun. Mais il y a un risque : adapter la société à la situation de chacun, n’est-ce pas la parcellisation de la société ? L’approche inclusive n’est-elle pas une conception anglo-saxonne de tendance libérale conduisant à renforcer l’hyperindividualisme ?

C’est là qu’il faut bien comprendre jusqu’où aller dans l’approche inclusive, en approfondissant les définitions habituelles.
Ce n’est pas une adaptation aux souhaits ou aux exigences de chacun.

L’approche inclusive est une approche qui se fonde sur la réponse aux besoins et l’adaptation aux capacités de chacun. Et cela change tout : dans la vie en groupe, dans le train par exemple, il ne s’agit pas de laisser chacun faire du bruit comme il l’entend.

Il s’agit de vérifier que la norme de fonctionnement (en l’occurrence ne pas faire de bruit) est bien connue de toutes et tous et d’accepter de l’adapter dans les seuls cas où la personne n’a pas d’autre capacité que de ne pas la respecter.
C’est ce mode de fonctionnement en commun qui est le plus juste. Ce n’est pas de se dire que la personne serait mieux dans un wagon à part, car ce serait comme une forme d’individualisme collectif de la part des autres voyageurs et non un raisonnement de groupe !

Cette nouvelle manière d’être ensemble et de faire groupe nous semble la plus adaptée, car elle répond à la voie étroite que nous recherchons aujourd’hui, bien au-delà des seules questions concernant le handicap : comment concilier le fait d'avoir des normes de fonctionnement collectif tout en recherchant l’émancipation de chacune et chacun dans le groupe ?
 
C’est aussi l’approche inclusive qui permet de nous inscrire dans un processus de développement de notre potentiel et de nos capacités et non pas d’être figés dans des identités ou des étiquettes, grâce à la mise en avant de l’importance de notre projet de vie et au pari fait dans le potentiel de chacune et de chacun.
C’est encore l’approche inclusive qui nous permet de donner toute son intensité à la vie de chacune et de chacun, tout en permettant de vivre pleinement au sein du groupe.

L’approche inclusive correspond parfaitement aux nouvelles aspirations : on veut être reconnus en tant qu’individus à part entière tout en étant dans un groupe qui nous « augmente » ; on veut être dans un ensemble qui ne nous écrase pas (l’entreprise, l’administration, les institutions…) tout en ne cherchant pas nécessairement leur disparition ; on veut être autonomes tout en étant interdépendants.

L’approche inclusive répond à ces tendances de société de manière positive et pertinente. C’est une évolution culturelle qui mérite de trouver son plein développement pour l’épanouissement de toutes et tous sans remettre en cause l’importance du collectif.

C’est une nouvelle forme de tolérance qui n’exclut pas la possibilité de rappeler la règle, quand le nécessaire a été préalablement fait pour s’assurer que la règle collective a été bien comprise, d’une part, et que, d’autre part, on a vérifié que la personne pouvait s’adapter à la règle collective.

C’est cette « bienveillance lucide » qui est essentielle pour un vivre ensemble respectueux de la nécessaire émancipation de chacune et de chacun tout en préservant le fonctionnement du groupe.

Et c’est aussi une plus grande attention à l’autre — qui bénéficie à tous et pas qu’à l’autre ! — permettant d’apporter de nouvelles solutions pour le modèle de protection sociale avec une participation plus active.

L’approche inclusive est alors le vecteur permettant l’émergence d’un nouveau modèle de société auquel chacune et chacun peuvent contribuer, quels que soient leurs moyens et leurs capacités.

Un tel modèle peut devenir la préfiguration de ce monde nouveau dont on parle tant et devenir le cap commun indispensable pour entraîner cette dynamique du changement si nécessaire pour répondre à l’urgence environnementale (le réchauffement climatique), démographique (la transition démographique vers le vieillissement) et démocratique (parvenir à se retrouver dans la décision collective).

Analyses et recherches