Associations et entreprises Enjeux sociétaux

Le développement durable : une entreprise collective et sociale

Tribune Fonda N°243 - Vers une transition énergétique citoyenne - Septembre 2019
Alain Capmas
Alain Capmas
« Sociale », « économique », « environnementale ». Une véritable politique de développement durable ne verra le jour qu’avec la prise en compte systématique de ces trois dimensions, dans une concertation effective entre tous les acteurs de la société civile.

Alain Capmas répond aux questions de Bastien Engelbach, coordonnateur des programmes de la Fonda, et de Gabriela Martin, administratrice. La synthèse de l’entretien est assurée par Claire Rothiot, chargée de communication.

 

Votre expérience professionnelle a été marquée par le rôle que vous avez joué, en tant que représentant du Medef, à l’occasion du Grenelle de l’environnement en 2007. Un dialogue important a été noué entre les mondes de l’entreprise, des ONG et des syndicats, pour produire des propositions concrètes en faveur du développement durable. Pouvez-vous revenir sur ces échanges ?

J’étais alors président du Comité changement climatique du Medef, et membre du Conseil national du développement durable du Grenelle de l’environnement1 .

Des négociations étaient organisées entre l’État et les différents acteurs de la société civile afin de s’accorder sur des mesures concrètes à prendre pour répondre aux grands défis environnementaux. Ce n’était pas gagné d’avance. Les positions défendues par l’entreprise sont liées au développement de sa performance économique. En ce sens, entreprises et associations peinent bien souvent à se comprendre. Néanmoins, beaucoup d’entreprises, de toutes tailles et à toutes échelles, ont développé une culture de responsabilité sociale et environnementale (RSE) et la mettent au cœur de leur stratégie, en essayant d’en faire un levier de développement.

Au sein du Medef, nous avons beaucoup travaillé pour lever les contraintes et proposer des mesures qui prennent en compte préoccupations environnementales et économiques. Lorsque nous les avons présentées aux associations en présence, celles-ci ont été agréablement surprises. Le dialogue qui s’est ouvert avec leurs représentants a été riche et fructueux et, au final, nous nous sommes mis d’accord sur plus de trois cents mesures.

Je regrette qu’en fin de compte un grand nombre de ces mesures n’aient pas été mises en œuvre, pour des difficultés de financement notamment2 . Mais je me félicite de l’espace de dialogue que le Grenelle a ouvert. C’était sans précédent. Les rencontres multi-acteurs ont permis de confronter les approches, de partager les inquiétudes et de faire émerger de nombreux axes de travail transversaux et communs pour avancer ensemble vers un futur souhaitable pour toutes et tous.


Quels enseignements peut-on tirer de cette expérience de dialogue pluri-acteurs?

Il y a des leviers indispensables à prendre en compte pour que le dialogue ait lieu  et ne pas rester figé en position d’opposition. Chaque acteur a son expertise, ses préoccupations, ses intérêts, ses manières de faire. Il faut savoir s’écouter.

Une des difficultés est de parvenir à comprendre le langage de l’autre, ses codes — et de s’assurer d’être à son tour compris. Le dialogue doit pouvoir se nouer entre des personnes de cultures, d’expertises et de milieux sociaux différents. Toutes les intelligences se valent. Bien souvent les conflits se cristallisent autour de la question du langage, lorsque celui-ci est trop académique par exemple. La valeur d’un projet porté en commun repose sur toutes les attentes et motivations que chaque partie prenante peut y trouver. Aussi adapter son langage est-il un exercice intellectuel et émotionnel fort, qui enrichit personnellement les individus bien au-delà de servir la négociation.

Enfin, il est nécessaire d’embarquer chacun dans une dynamique positive. Lors du Grenelle, des personnes qui n’avaient, a priori, pas de raisons de travailler ensemble, se sont mises autour de la table car chacune était invitée à partager ses idées et solutions. Tout le monde s’est senti impliqué. Il s’agissait véritablement de politique participative articulée autour d’un projet commun.


Comment faire se rencontrer les logiques et intérêts de chaque acteur dans une dynamique de développement durable ?

Il faut réunir, quels que soient les organisations et leurs secteurs, trois dimensions fondamentales : sociale, environnementale et économique. Ce sont les trois piliers du développement durable. Ils doivent être au cœur de tout dialogue et de tout partenariat entre acteurs. Ils devraient également être au centre de l’offre politique mais ni le gouvernement ni aucun « grand » parti ne leur accorde une parfaite équité.

Seule la société civile semble avoir la capacité aujourd’hui de travailler de front sur ces trois piliers, en mobilisant toutes formes de compétences et en cherchant à s’organiser autour d’objectifs et de valeurs partagés. Par leur expertise, les associations sont à même de conseiller les entreprises dans leurs choix sociaux  et environnementaux; les entreprises, quant à elles, développent des modèles économiques compatibles avec des missions d’intérêt général, comme c’est le cas dans l’ESS.

Mobiliser la population sur ces trois dimensions est un autre défi. Comment par exemple inciter les individus à opter pour des modes de consommation plus vertueux s’ils n’ont pas les moyens économiques de le faire, ou si les compensations financières possibles sont trop complexes à solliciter ? Néanmoins, de plus en plus de citoyens s’organisent pour agir ensemble, par le biais de coopératives, témoignant ainsi d’un enthousiasme et d’une pugnacité que l’État ne vient pas encourager.


La politique n’a-t-elle pas un rôle à jouer ?

Je déplore que l’État, qui aurait pourtant beaucoup à apprendre des acteurs de terrain, ne soit pas plus enclin à développer une véritable politique de concertation. En Suisse par exemple, les citoyens sont consultés de manière récurrente, ils votent leurs impôts, le budget de leur commune, construisent des solutions.

Ces démarches sont encore trop isolées en France. Il existe des instances nationales, comme le Conseil économique, social et environnemental (Cese), dont les propositions sont une expression des constats, des besoins, de l’expertise et des solutions de la société civile. Mais les hommes politiques ont un souverain mépris du Cese. La commission nationale du débat public demeure, quant à elle, un dispositif technocrate et administratif, loin d’être à l’écoute de la population.

Les choix politiques effectués jusqu’ici ont trop conforté les partisans d’un capitalisme effréné ; aussi par exemple la Communauté européenne s’est-elle engouffrée dans la dynamique anglo- saxonne du « tout économique », plutôt que de créer les protections sociales dont les peuples ont besoin, car c’est au niveau européen qu’il faut le faire. Pour gouverner, on peut choisir d’offrir une vision commune et de proposer un récit collectif dans lequel chacun trouverait sa place. Mais on peut aussi faire peur, en expliquant qu’il faut se protéger contre des « ennemis » extérieurs. Aujourd’hui, les discours politiques exacerbent les peurs. C’est contre-productif. Jamais nous ne parviendrons ainsi à fédérer la société autour de la défense d’une société durable, juste et solidaire.


Les ODD proposent un nouveau cadre pour l’action collective, pour impliquer l’ensemble des acteurs de la société dans des logiques de développement durable. Ce cadre de référence vous paraît-il pertinent ?

L’Agenda 2030 est un dispositif intelligent qui permet de mettre en avant la transversalité des problématiques et la nécessaire imbrication des trois dimensions « environnementale, sociale et  économique ». Mais il demeure trop académique. Il faut parvenir à décomposer les ODD et à démontrer aux acteurs qu’ils sont en capacité d’agir, à leur échelle, dans un cadre global et universel3 .

Rendre attractifs les Objectifs de développement durable, permettre à chacun de s’en saisir en pratique, lever les contraintes à l’action : tout l’enjeu est là. Je crois à la vertu de l’exemple concret, au partage des idées, à la circulation des bonnes pratiques. Ainsi, les intérêts du dispositif seront mieux compris et l’Agenda 2030 plus facilement adopté.


Quelle place accordez-vous au dialogue et aux trois dimensions piliers du développement durable au sein de la communauté Emmaüs que vous présidez, à Bougival dans les Yvelines ?

La communauté de Bougival a décidé il y a une dizaine d’années de mieux évaluer son activité autour du pilier environnemental. Notre mission principale est sociale : il s’agit d’aider les personnes en difficulté (personnes ayant vécu à la rue, sans papiers…) en le faisant dans une dynamique à la fois environnementale (ramassage, tri, récupération, réparation d’objets…) et économique (autonomie pour créer des emplois par des ventes…). Notre objectif était de pouvoir rester indépendant économiquement pour assurer l’accompagnement social par notre action sur l’environnement.

Nous avons commencé par mettre en place tout ce qui rend possible notre activité de réparation, avec un investisse- ment très lourd pour créer de nouveaux ateliers de réparation. Ces aménagements ont eu une incidence forte sur notre bilan carbone — réalisé en 2008, en mécénat, par le cabinet Carbone 4 — montrant que les économies réalisées (800 TeqC). Les chiffres réactualisés en 2018 montrent des économies plus importantes encore (3500 TeqC).

Au niveau de notre mission de réinsertion, nous avons « professionnalisé » l’association pour s’approcher d’un fonctionnement d’entreprise, avec des exigences d’horaires, d’activités, de sociabilité, etc., de telle façon que quelqu’un qui passe par la communauté Emmaüs réintégrera ensuite facilement le monde du travail. Bien sûr, contrairement à une autre entreprise, une association qui ne sélectionne pas les personnes avec lesquelles elle travaille ne peut pas assurer un rendement concurrentiel. Il y a 20 % de turn-over parmi les compagnons de trente-cinq nationalités, avec parfois de formidables apports de compétences spécifiques, comme en réparation informatique, mais qui disparaissent après le départ de la personne.
 
Nous essayons de nouer des partenariats pour développer notre activité. Par exemple, nous travaillons avec les Syndicats inter-communaux de traitement des ordures ménagères (Sictom) sur des actions de ramassage. Si notre rendement leur paraissait insatisfaisant, nous avons expliqué qu’il ne pouvait en être autrement. L’intérêt d’une entreprise à travailler avec nous se situe plutôt sur les aspects sociaux et environnementaux, qui s’intègrent à RSE du groupe et lui confèrent du poids dans les appels d’offres pour répondre aux critères de développement durable.

Pour la communauté Emmaüs, la valeur ajoutée de tels partenariats se trouve dans l’apport d’une grande diversité d’objets auxquels il s’agira d’offrir une nouvelle vie, à destination notamment de personnes en situation de précarité. Il y a chez les compagnons une véritable fierté d’œuvrer à un projet solidaire, « à aider d’autres plus souffrants » et écologique ; ce sentiment d’utilité est une motivation extraordinaire.


→ En savoir plus sur la communauté Emmaüs de Bougival

 

  • 1 Organisé fin 2007 à l’initiative du président de la République Nicolas Sarkozy et conduit par le ministre Jean-Louis Borloo, le Grenelle de l’environnement vi- sait à construire des solutions face aux enjeux environnementaux et à produire des décisions en matière de planification écologique et de transition énergétique.
  • 2Voir un bilan du Grenelle sur le site vie-publique.fr
  • 3La formule «Penser global, agir local » a été prononcée pour la première fois dans les années 1970 par l’agronome, biologiste et écologue français René Dubos, alors qu’avait été organisé par l’ONU le premier Sommet de la Terre en 1972. Cette conférence internationale fut la première à placer les enjeux écologiques au niveau mondial. Pour de nombreux écologistes, la formule renvoie au principe central du développement durable.
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