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Ouverture des marchés

Tribune Fonda N°219 - Dynamiques associatives dans un monde en transition - Septembre 2013
Jean-Marc Borello
Jean-Marc Borello
Et Dominique Coudreau
Ce compte-rendu a été rédigé suite au petit-déjeuner débat organisé par la Fonda à la Maison de l’Europe de Paris le 13 décembre 2012. Cette rencontre était animée par Yannick Blanc, préfet de Vaucluse et président de la Fonda.

Vers de nouvelles articulations entre secteurs marchand et non-marchand ?


Cette rencontre vise à dépasser l’image traditionnelle des associations qui sont situées entre l’état et le marché et constituent un tiers secteur venant pallier les insuffisances de chacun. Les évolutions récentes remettent largement en cause cette topographie simpliste des trois secteurs et contribuent à brouiller les frontières. Le secteur public tend à adopter des méthodes de gestion très largement inspirées du secteur privé. Le secteur privé, quant à lui, manifeste un intérêt croissant pour la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), cette approche étant d’ailleurs critiquée car considérée comme du green-washing ou du social- washing. Enfin, de nouveaux secteurs émergent dans l’économie sociale et solidaire, tels que l’entrepreneuriat social. Pour illustrer cette réflexion, il nous a paru intéressant d’éclairer les mutations en cours par l’exemple spécifique du secteur de la santé.


L’exemple de la tarification à la pathologie, par Dominique Coudreau (1)

Je vais illustrer mon propos par un sujet d’actualité, qui est la tarification à la pathologie. Ce mode de financement de l’hôpital public et privé est-il équitable ? Ne fait-il pas perdre son âme à l’hôpital public qui est l’héritier de l’ancien modèle d’entité à but non lucratif, parfois d’obédience religieuse ?


Quand la tarification à la pathologie a été créée en 2003, un cadre a été défini, qui permet de payer l’acte médical de la même façon dans chacun des trois secteurs (public, privé lucratif et privé non lucratif). Cette approche a suscité beaucoup de controverses, les principaux opposants affirmant qu’il était inopportun de rémunérer de la même façon des pratiques différentes. Le débat a été tranché par le gouvernement, qui a finalement décidé de mettre fin à la convergence entre les tarifs pratiqués dans le secteur privé, public et non lucratif.


Malgré l’inflation législative dans ce domaine, il est malaisé de trouver un système qui convienne à tous et à chacun. Le secteur de la santé illustre un modèle de gestion étatique et un exemple d’économie administrée où la puissance publique est omniprésente. Comment doit-on rémunérer chaque opérateur en tenant compte de sa mission ? (2) Les acteurs attendent de la puissance publique l’équité de traitement. Lorsqu’ils ne sont pas satisfaits, ils ont recours aux juridictions au niveau français et européen.


Nous sommes à la recherche de solutions basées sur un mode de financement équitable. Est-ce qu’un hôpital public universitaire qui traite des pathologies extrêmement complexes fait le même métier qu’une clinique privée qui inter- vient sur des pathologies d’un degré moindre ? Sait-on aujourd’hui reconnaître correctement la mission qui est remplie par chacun des acteurs ?

L’hôpital public offre-t-il un avantage comparatif par rapport au secteur privé marchand ? Est-il un modèle de gestion économique ?


Intérêt général versus intérêt économique, par Jean-Marc Borello (3)


Le secteur de la santé est extrêmement mouvant. Le secteur non lucratif s’est construit à partir de l’affirmation selon laquelle « la santé n’est pas une marchandise ». Toutefois, ce secteur héberge aujourd’hui des établissements qui connaissent de réelles difficultés de gestion en raison du retrait des financeurs ou d’insuffisances dans l’administration de ces entités. Le tiers secteur est en difficulté et doit évoluer. Les valeurs et principes du secteur non lucratif s’opposent parfois à la nécessité de gérer des établissements selon des standards rigoureux.


Le Groupe SOS reprend des hôpitaux en difficulté ; il essaie d’en équilibrer la gestion et de satisfaire la mission d’offre de soins qui est utile sur un territoire. L’intérêt général n’est pas toujours l’intérêt économique. Certaines pathologies sont rentables ; d’autres le sont moins. Comment équilibrer un dispositif sans écarter les pathologies non rentables ? A titre d’exemple, la durée de prise en charge des soins palliatifs doit être limitée à 19 jours pour être rentable. Peut-on mourir en 22 ou 23 jours et avoir ainsi l’impudence de transgresser les principes de saine gestion ?


Faut-il reprendre les établissements en difficulté avec une implication variable de la part des pouvoirs publics ? Quelle est la place des acteurs non lucratifs dans le dispositif de santé ? Le dernier rapport de l’Institut Montaigne sur la santé (4) montre que les hôpitaux non lucratifs ont de meilleurs résultats que les structures de santé privées ou publiques aux Etats-Unis. Peut-on envisager un passage de relais des pouvoirs publics vers le secteur privé non lucratif pour favoriser la prise en charge des missions d’intérêt général qui ne sont pas rentables ?


Peut-on manager (plutôt qu’administrer) un hôpital ? Il faut pour cela faire comprendre aux médecins qu’ils n’appartiennent pas à une caste recevant une rente sans fournir un service de qualité. Comment doit-on payer les médecins ? Ils doivent bien entendu percevoir un salaire convenable, tout en étant payés en fonction de leur activité et de la qualité du travail qu’ils fournissent. Historiquement et institutionnellement, les médecins occupent une place à part dans le système de santé et échappent parfois à toute autorité hiérarchique.


Il ne s’agit pas de transférer purement et simplement les méthodes du secteur privé lucratif pour faire progresser le secteur non lucratif. L’idée de mettre du sens dans son travail est un sujet plus porteur que la recherche de profit. Il faut instiller un management pointu et professionnel et, à défaut d’actionnaires, utiliser les résultats pour développer et consolider le projet.


Chaîne de commandement et gouvernance, par Dominique Coudreau

Je me méfie du secteur public et du secteur privé à but non lucratif. Ils ont deux défauts qui rendent difficile l’entretien d’un dialogue dans le cadre de la mission rendue. Ces secteurs se caractérisent bien souvent par l’absence de chef et une gouvernance peu claire. Les Anglo-Saxons ont des moyens et un savoir-faire économique qui est trop peu présent en France. Dans les structures non lucratives, il y a un président mais la chaîne de commandement n’est pas toujours claire. Qui prend les décisions en cas de difficultés ? Qui est présent quand il faut entrer dans le dur de la gestion économique ?


Le second défaut concerne l’absence de clarté des comptes. Ce sujet est inextricable mais incontournable. Les entreprises cotées en bourse sont confrontées à une obligation de transparence très forte. Qu’en est-il de l’hôpital public ? Une structure de santé, qu’elle soit publique ou privée, est une entreprise extrême- ment consommatrice de moyens. La tarification à l’activité est le mode de financement le plus répandu en Europe et requiert que les comptes soient clairs. Or, la comptabilité publique française est basée sur des règles anciennes qui ne sont pas nécessairement en cohérence avec les évolutions comptables du monde anglo-saxon. En dehors de toute considération idéologique, le secteur privé lucratif présente l’avantage d’avoir des comptes certifiés et un système de commandement mieux identifié.


L’émergence de nouveaux modèles : les entreprises sociales, par Jean-Marc Borello

Le monde associatif tel qu’il a été décrit est celui tel qui existait auparavant. La rigueur de gestion a beaucoup évolué, pas seulement dans le monde de la santé, mais également dans le secteur de l’ESS (5). Les structures de l’ESS sont aujourd’hui des entreprises qui font des résultats, rendent des comptes et ont mieux supporté la crise que les acteurs privés lucratifs. Les contrôles sont aujourd’hui les mêmes pour les acteurs privés lucratifs et non lucratifs. Leurs comptes sont certifiés et déposés auprès du Tribunal de grande instance. Des organes tels que la Cour des comptes ou l’Inspection générale des finances viennent inspecter et contrôler les comptes d’une entité comme le Groupe SOS. Ces contrôles sont rassurants car ils permettent d’appuyer la solidité du modèle économique innovant et de montrer comment ces innovations peuvent être reprises par les pouvoirs publics.


La transparence des grandes entreprises privées dont les capitaux sont détenus à l’étranger n’est pas garantie (6). Lorsque les comptes sont transparents, ils permettent de donner une visibilité sur l’utilisation des capitaux issus du patrimoine et sur la distribution des dividendes aux actionnaires. Les entreprises sociales ont conscience de la nécessité de mesurer et de valoriser l’impact de leur activité, sur le plan économique, social et environnemental. Les instances de décision collectives prennent les décisions en fonction de critères économiques et des besoins sociaux. A l’inverse, une entreprise classique ne perdra pas d’argent pour remplir une mission d’intérêt général.


Débat

Au-delà de la rentabilité financière des établissements de santé, comment leur finalité (qui est notre santé à tous) est-elle prise en compte ? Comment évaluer la qualité des hôpitaux ?

Dominique Coudreau : Qualité et finalité s’opposent-elles dans la gestion des établissements de santé ? La finalité d’un établissement de soins à but lucratif est de générer du profit, de faire remonter de l’argent à la holding et de reverser des dividendes aux actionnaires. Ces établissements ne sont toutefois par exempts de réflexions sur la façon de prendre en charge les publics les plus modestes. En privilégiant un engagement de long terme dans le système de soins, certains investisseurs sont conscients de participer à une œuvre durable et répondent à une finalité sociale (complémentaire de la finalité économique) qui n’est pas si éloignée de celle poursuivie par les acteurs non lucratifs.


Comment analysez-vous les enjeux de gouvernance dans le secteur de la santé ?

Jean-Marc Borello : L’idée selon laquelle une gouvernance collégiale est plus sûre qu’une gouvernance individuelle est une idée fondatrice de l’ESS. La gouvernance est un sujet majeur sur lequel le monde associatif a besoin d’évoluer. Nos administrateurs sont devenus des bénévoles professionnels, dont la bonne volonté n’est plus suffisante. Le conseil d’administration du Groupe SOS est ainsi composé de hauts fonctionnaires (qui sont garants de l’intérêt général) et de dirigeants d’entreprise (qui sont en capacité d’évaluer les opérations proposées). Les conseils d’administration ne peuvent plus être uniquement constitués de notables bienveillants qui accompagnent les actions mises en œuvre.


La répartition des compétences entre le conseil d’administration et les équipes professionnelles salariées doit par ailleurs s’équilibrer. Cette relation doit se situer entre deux extrêmes : d’un côté, un délégué général qui est seul et insuffisamment appuyé par l’équipe bénévole ; de l’autre, un conseil d’administration tout-puissant qui ne laisse pas sa place aux équipes opérationnelles. La loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association laisse une grande liberté d’organisation. Il nous faut inventer des dispositifs adaptés aux réalités contemporaines des grands groupes associatifs.


Le Groupe SOS est dans les faits constitué d’un vieil analphabète entouré de professionnels. Les modes d’organisation qui étaient jugés exotiques il y a vingt ans sont devenus à la mode aujourd’hui. Les chaires des grandes écoles (ESSEC, ESCP, HEC, Sciences Po) spécialisées en économie sociale attirent beaucoup plus de candidats que de places disponibles. Nous avons l’avantage de voir arriver de jeunes collègues motivés et très bien formés mais devons veiller à leur laisser la place ; ils ne peuvent se contenter de papillonner autour d’un vieux militant.
Il ne s’agit pas d’opposer des modèles économiques. Il s’agit de mesurer les externalités positives de chacun de ces modèles. Nous considérons que les statuts des structures de l’Ess (7) sont un véritable atout. Dans le cadre de la loi qui se prépare sur l’ESS, il est néanmoins important d’aller au-delà de l’approche statutaire pour mesurer l’impact social des actions mises en œuvre. Certaines associations éloignées de l’intérêt général (par exemple le comité Vendôme) mettent en lumière les limites de l’approche par les statuts.


D.C. : Le secteur de la santé est une énorme machinerie dont nous avons besoin et que nous devons traiter avec les moyens requis. Quand on interroge les Français sur le coût de traitement estimé d’une pathologie médicale, ils apportent des réponses qui sont de l’ordre du dixième du coût réel. Il est indispensable de savoir maîtriser le processus de gestion des coûts en fonction des priorités identifiées. Celles-ci évoluent dans le temps. Quand on a créé la Sécurité sociale, la priorité était de donner une couverture sociale à toute la population ; puis on a créé la Couverture maladie universelle, qui donne accès à une couverture sociale à la quasi-totalité de la population française. La puissance publique doit être en capacité de peser sur les modalités d’organisation et de réguler correctement l’en- semble du champ de la santé. La priorité est aujourd’hui donnée à la capacité gestionnaire des acteurs, ce pour quoi l’implication des investisseurs étrangers est un atout.


Au-delà des approches idéologiques, quels sont les critères d’évaluation applicables aux systèmes de santé privé, public et non lucratif ?

J-M.B. : Le « retour social sur investissement » est un sujet qui se travaille dans toutes les sociétés du monde. L’état est seul détenteur de la légitimité démocratique mais le secteur de l’ESS peut apporter sa diversité pour répondre aux enjeux économiques et sociaux. Pour faire face aux enjeux de demain, il faut co- construire entre acteurs publics, acteurs privés lucratifs et acteurs privés non lucratifs des solutions aux problèmes contemporains. Il est fondamental d’apprendre ensemble et de construire des solutions nouvelles, plutôt que d’additionner des savoirs-faire historiques. Le secteur de l’entrepreneuriat social peut jouer un rôle majeur et doit faire valoir les atouts de sa proposition économique, tout en affirmant que l’intérêt général dépasse la logique de rentabilité financière.


Quelle est la place des patients dans le système de soins ? Les systèmes lucratifs et non lucratifs mobilisent-ils les patients de la même façon ?

J-M.B. : Le Groupe SOS est venu à la santé tardivement, notamment pour répondre à des pathologies telles que la toxicomanie et le VIH. Nous avons ainsi inventé des dispositifs de soin face à une maladie devenue chronique. Nous considérons que les médecins ne font que soigner et que ce sont les patients qui guérissent. Un médecin qui n’administre pas de traitement perd toutefois beaucoup de sa superbe. La place des associations de malades dans les conseils d’administration des établissements médicaux est importante. Le Groupe SOS a choisi de travailler avec des associations de patients organisés ayant développé une réflexion et acquis une capacité de représentation des patients individuels.


D.C. : Le secteur de la santé a beaucoup progressé dans la prise en compte des malades. La prise en charge de la douleur a par ailleurs évolué, notamment grâce à Bernard Kouchner qui, en tant que secrétaire d’état chargé de la santé, a initié un plan de lutte contre la douleur. La prise en compte des malades rencontre toutefois une limite, liée à l’âge croissant des patients. Il est difficile de demander à des personnes âgées voire très âgées d’être actrices de leur propre santé.


Quelle est la place et le niveau d’information des citoyens qui, en tant que contribuables, financent le système de santé publique ?

J-M.B. : Le Groupe SOS a souvent été confronté au slogan « Not in my backyard », illustrant l’opposition des habitants à des projets locaux d’intérêt général dont ils pourraient subir d’éventuelles nuisances. Quand nous avons commencé à développer des crèches, nous avons ainsi rencontré de nombreuses réticences de la part des riverains qui craignaient le bruit lié à la présence des enfants. Le travail avec les citoyens est devenu essentiel dans la mise en œuvre d’activités économiques ou sociales. Il faut rencontrer les habitants, annoncer le projet, recevoir le soutien d’un élu et rencontrer l’hostilité de l’élu de l’opposition. Ce sont avant tout les habitants qui décident. La vertu pédagogique est devenue indispensable pour faire évoluer les entreprises ou les entités publiques.


L’économie sociale a un énorme mea culpa à faire en matière d’information aux citoyens. Qui connaît la différence entre la marque Ticket Restaurant et le groupe coopératif Chèque Déjeuner ? Qui sait faire la différence entre une assurance et une mutuelle ? Qui va à l’assemblée générale de sa mutuelle ? C’est objectivement le travail auprès des citoyens qui permet d’avancer vers la reconnaissance et le renforcement de modèles économiques alternatifs.


1. Conseiller-maître honoraire à la Cour des comptes, Dominique Coudreau a notamment été délégué général de la Fédération de l’hospitalisation privée.
2. Ce sujet a notamment fait l’objet de débats lors de l’examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2013.
3. Educateur spécialisé, Jean- Marc Borello est fondateur et président du Directoire du Groupe SOS et vice-président du Mouvement des entrepreneurs sociaux.
4. Institut Montaigne, « santé : 10 propositions pour demain », avril 2011, www.institutmontaigne.org
5. économie sociale et solidaire.
6. Par exemple, dans le cas du fonds d’investissement Blackstone, les centres de décision et les épargnants qui abondent le fonds de pension sont très éloignés des usagers.
7. Associations, fondations, mutuelles et coopératives.

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