Numérique et médias Enjeux sociétaux

Pour un numérique émancipateur et humain

La Fonda
Un collectif d'ONG et de syndicats, dont la Fonda fait partie, appelle à mettre la transformation numérique au service du « pacte social et écologique ».
Pour un numérique émancipateur et humain

Cette tribune a été publiée dans Le Monde en date du 29 août 2019.

Elle est cosignée par Michel Dubromel (président de France Nature Environnement) ; Claude Grivel (président de l’Union nationale des acteurs et des structures de développement local-Unadel) ; Pierre Guilhaume (coordinateur du Pacte civique) ; Philippe Lemoine (président de la Fondation Internet nouvelle génération-Fing) ; Marylise Léon (secrétaire générale adjointe de la CFDT) ; Philippe Louis (président de la CFTC) ; Frédérick Pairault (président du Comité pour les relations nationales et internationales des associations de jeunesse et d’éducation populaire-Cnajep) ; Nils Pedersen (président de La Fonda) ; Alain Rochon (président d’APF France Handicap) ; Joël Roman (président de la Ligue de l’enseignement).

Tous appellent à mettre la transformation numérique au service du « pacte social et écologique » signé par dix-neuf organisations et présenté le 5 mars dernier par Laurent Berger et Nicolas Hulot.

 

Le modèle de société que nous connaissons est porteur d’inégalités, d’injustices et de périls écologiques, il appelle d’importantes transformations : c’est autour de cette urgence qu’un ensemble d’organisations et d’acteurs de la société civile ont proposé, le 5 mars, un pacte social et écologique« pour donner à chacun le pouvoir de vivre ». Les quatre grands objectifs visés par ce pacte impliquent de prendre en compte l’enjeu du numérique, compte tenu de son rôle croissant dans l’économie et dans la société.

Qu’il s’agisse de réinventer les biens communs, de remettre l’exigence de solidarité au cœur de l’économie, de réconcilier transition écologique et justice sociale ou de partager le pouvoir, le numérique peut être un obstacle ou un atout. Loin d’être un simple outil, le numérique est à l’articulation de nombreux dispositifs qui intègrent des choix techniques, économiques, juridiques et sociaux. Ces choix peuvent concentrer ou distribuer le pouvoir et la valeur économique, gaspiller ou épargner les ressources, renforcer ou atténuer les inégalités, protéger ou menacer nos libertés.

Qui fait ces choix, lourds de conséquences pour nos sociétés ? Dans le modèle qui s’est développé aux États-Unis, on connaît la réponse : ceux qui définissent ces choix, ce sont les marchés financiers, avec tous les biais qui résultent d’un pilotage de la transformation sociale par une compétition entre valorisations boursières. Le modèle qui s’affirme en Chine est différent : même si une part de l’innovation relève du marché, la cohérence centrale y est celle d’un niveau de contrôle social qui ne correspond ni à nos valeurs, ni à nos traditions, ni à notre ambition.

Alors, si on parle de bien commun, de solidarité, de transition écologique, de justice sociale et de partage du pouvoir comme nous pouvons le faire en Europe, comment faire pour ne pas subir la conséquence de choix qui ont été pris ailleurs, dans une autre logique, et qui peuvent faire obstacle à notre vision émancipatrice ? Ne faut-il pas, aujourd’hui, affirmer quelle société numérique nous voulons et imaginer le numérique de demain en cohérence plutôt qu’en conflit avec le changement de modèle que nous appelons de nos vœux ?
 

Un enjeu démocratique


Quel numérique voulons-nous ? Ou, plutôt, quelle société numérique voulons-nous ? Ces questions, que de nombreux acteurs se posent, une tribune collective publiée dans Le Monde du 29 janvier les a relayées avec force, rejointe depuis lors par 1 200 signataires. Un mouvement de réflexion, de débats et de propositions initié par la Fondation Internet nouvelle génération (Fing) se développe sur ces bases. La société civile organisée entend y prendre part.

Il y a là d’abord un enjeu démocratique, face à un numérique devenu obligatoire qui aujourd’hui distrait notre attention, nous déresponsabilise, nous surveille, nous calcule et nous optimise, mais qui, à travers la promesse d’une communication pair à pair et d’une organisation entre égaux, permet d’innover.

Des questions nouvelles se posent, auxquelles ne peuvent répondre ni les pouvoirs verticaux, ni les consensus industriels, ni l’émiettement du pouvoir aux mains d’individus connectés. La société a besoin de formes collectives, d’articulations entre les organisations classiques et les formes émergentes que la transformation numérique a contribué à faire éclore.

Nous savons ce que nous pouvons en apprendre ; nous vivons les transformations internes – générationnelles, pratiques – du militantisme, du syndicalisme, de l’engagement associatif, et nous sommes convaincus qu’ils sont plus que jamais nécessaires au monde de demain.


Les dégâts du progrès


Nous avons aussi beaucoup à apporter : il y a dans nos organisations une importante tradition de réflexion et d’action sur les conséquences sociales des technologies d’information. Dès les années 1970, certains d’entre nous avaient mené un important travail d’analyse sur « les dégâts du progrès », permettant la conquête de nouveaux droits de consultation et d’expertise pour maîtriser les impacts de l’informatisation et de l’automatisation.

D’autres sont intervenus pour que le numérique ne devienne pas un nouveau facteur de discrimination et d’exclusion, en particulier pour la recherche d’emploi. Plusieurs de nos organisations se sont par ailleurs impliquées très tôt sur les enjeux d’informatique et de libertés : l’élaboration et l’évolution de la loi, les grands combats, l’expertise au niveau des entreprises et des organisations, l’européanisation des textes et, plus récemment, la mise en place du Règlement général de protection des données (RGPD).

Depuis des décennies, nous œuvrons ainsi à construire sur la base des enjeux sociaux réels, en nous tenant à distance des représentations abstraites d’une société de l’immatériel plus que jamais mises à mal par l’amplification des dérèglements climatiques auxquels contribuent malheureusement des technologies énergivores comme celles du cloud computing ou de la blockchain. Nous avons à poursuivre ces efforts dans les champs de la démocratie sociale comme de la démocratie technique, par des coopérations avec les acteurs de la société civile numérique.

Aujourd’hui, les dégâts du progrès sont du côté du numérique subi, celui qui conduit le travail de demain droit vers le XIXe siècle, facilitant des formes d’exploitation indignes, entre les microtâches sous-payées des travailleurs du clic, les contrats de prestation asservissants des coursiers et autres prestataires, la puissance des dispositifs de contrôle et de calcul qui saturent les environnements de travail, la menace stérile et insensée du remplacement par la machine.


Exclusion, déshumanisation


Ils sont dans l’exploitation accrue des pays pauvres au service du confort des pays riches, ils sont dans l’évaporation de la valeur de nos bassins d’emplois territoriaux au profit de logiques d’évasion fiscale et sociale. Ils sont dans les excès d’une dématérialisation des services, qui rêve de transformer les consommateurs en concurrents des travailleurs et les citoyens en auxiliaires de la fermeture des services publics dans les territoires.

La dématérialisation peut être d’une grande utilité lorsqu’elle est facteur de choix et de temps gagné, mais la dématérialisation obligatoire faisant écran à la relation est facteur d’exclusion, de déshumanisation et de détresse pour de nombreux usagers. Nous avons à prendre notre part dans les efforts en matière d’inclusion sociale numérique.

Mais il ne suffira pas de réparer les dégâts, de faire passer la voiture-balai : le numérique que nous voulons doit être émancipateur, conçu pour tous, humain, porteur de capacités et de choix. Lorsqu’on voit ce qui s’échange parfois sur les réseaux sociaux, c’est pourtant loin d’être aujourd’hui le cas ! L’éducation populaire et le renforcement des biens communs ont un rôle majeur à jouer pour maîtriser individuellement et collectivement ces outils. L’association des agents publics, des travailleurs sociaux, des acteurs associatifs à l’amélioration des services publics de demain conditionne leur qualité ; elle est une condition de légitimité démocratique.

Nous avons à construire une société de long terme, à conduire une importante transition écologique et sociale, qui prenne soin des liens entre générations, qui veille aux discriminations, aux exclusions et aux inégalités. Utilisons les potentiels de liens, de partage et d’apprentissage du numérique qui nous rendent acteurs. Construisons les alliances et les coalitions qui permettent d’y travailler ensemble, au-delà de nos spécialités et légitimités respectives, puisque la transformation numérique comme les enjeux écologiques nous amènent à œuvrer plus que jamais à un monde commun.

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