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Julia Cagé et Thomas Piketty, Une histoire du conflit politique — Élections et inégalités sociales en France (1789 – 2022), Seuil, 2023.
Présentation par Marc Lévy, ancien directeur de la prospective du Gret.
Mots clés : #Engagement #Vote #Inégalités
Présentation de l’intervenant
Impliqué depuis les années 1970 dans la solidarité internationale, Marc Lévy a dirigé le Gret avant d’y être en charge de la prospective. Pour ce club de lectures, il propose une recension de l’ouvrage des économistes Thomas Piketty et Julia Cagé sur le lien entre élections et inégalités sociales.
Méthodologie des auteurs
Dans cet ouvrage, Thomas Piketty et Julia Cagé analysent l’évolution de la structure sociale de l’électorat des différents courants politiques de 1789 à 2022 en France métropolitaine. Ils cherchent à comprendre « qui votre pour qui et pourquoi ? ».
L’originalité de l’analyse ne réside pas tant dans le traitement du sujet qui a déjà fait l’objet de nombreuses publications.
Il réside « dans l’étendue des données mobilisées pour analyser plus de 200 ans d’histoire de France », rappelle Marc Lévy.
Les chercheurs ont utilisé les archives électorales au niveau communal en remontant à 1789. Ils ont collecté des données relatives à la structure des inégalités sociales et spatiales ainsi qu’à leur relation avec les comportements politiques. La numérisation de toutes ces données a rendu possible leur analyse.
Des inégalités spatiales et sociales
Du XVIIIe au XXe siècle, un processus d’égalisation a eu lieu au sein de la société française. L’augmentation du niveau de vie et la conquête du droit de vote en sont des illustrations. Cela a conduit à l’émergence et la montée en puissance d’une classe moyenne patrimoniale. Cependant, depuis les années 1980, un retour des inégalités spatiales et sociales s’observe dans des champs variés tels que l’éducation et les revenus.
Les auteurs ont décidé d’étudier les différences de votes en fonction de quatre espaces : les villages, les bourgs, les banlieues et les métropoles. Alors qu’en 1848, 88 % de la population française vivait dans les territoires ruraux, cette part est passée à 53 % en 2022.
A contrario, la part de la population vivant en milieu urbain est passée de 12 % en 1848 à 47 % en 2022. Cette complexité territoriale ne permet pas d’expliquer à elle seule les comportements électoraux. Julia Cagé et Thomas Piketty ont croisé ces données spatiales avec trois critères de richesse, à savoir le revenu communal, le montant du capital immobilier et les professions et secteurs d’activités dominants.
L’analyse par une classe géosociale
Le croisement de l’ensemble de ces données sociales et spatiales donne naissance à la notion de classe géosociale. Selon les auteurs, elle se caractérise en premier lieu par la relation aux ressources naturelles, aux moyens de transport, aux sources d’énergie et aux services publics.
Les classes géosociales se distinguent également par leur détention des moyens de production et leur accès à la propriété. Enfin, la hiérarchie des salaires et des revenus et le rapport à la justice fiscale et sociale diffèrent d’une classe à l’autre.
« Une évolution majeure en matière de vote existe »
Cette notion explique 70 % des écarts de vote entre les différentes communes selon les chercheurs. Ces nouvelles inégalités spatiales et sociales permettent de comprendre les écarts de vote. Ainsi, les questions identitaires et les proportions de populations d’origine étrangère un jouent moins un rôle déterminant dans les écarts de vote que par les enjeux socio-économiques.
Le retour à une tripartition de l’électorat
Julia Cagé et Thomas Piketty rappellent l’évolution de l’électorat français au cours de ces 200 dernières années. Après 1789, le conflit dominant est d’ordre institutionnel. Il est basée sur une opposition entre les républicains et les monarchistes. De 1848 à 1910, le clivage politique se recompose plutôt autour de la situation géographique, urbaine ou rurale, de l’électorat. Il se décompose en trois blocs : la gauche des socialistes et des radicaux, le centre des républicains modérés et la droite des conservateurs et des monarchistes.
De 1910 à 1990, les auteurs observent que le clivage lié à la richesse, entre les prolétaires et les possédants, l’emporte sur l’opposition entre le rural et l’urbain. Les territoires ruraux et urbains sont alliés et votent à gauche. De 1990 à 2022, la tripartition de l’électorat revient. Elle se caractérise par un bloc social écologique, un bloc libéral progressiste et un bloc national patriote.
L’existence de deux votes populaires
Une évolution majeure en matière de vote existe. Elle porte sur le vote en faveur du Front national, devenu en 2018 le Rassemblement national (RN). Dans les années 1986-88, le vote pour le RN se concentre dans les banlieues et les métropoles. Ces territoires sont marqués par une importante concentration d’étrangers. Le vote pour le RN est, à cette époque, un vote urbain.Cependant, en 2017-22, la situation évolue. Le score du RN est deux fois plus élevé dans les villages et les bourgs, alors qu’il n’y a pas de corrélation avec la proportion d’étrangers. Julia Cagé et Thomas Piketty montrent qu’il existe une distinction en matière de vote entre les urbains et les ruraux.
Le bloc national patriote attire une nouvelle classe ouvrière vivant dans les villages et les bourgs. Cette classe géosociale est peu syndiquée, plus individualiste, déçue par la droite et la gauche et se sentant abandonnée face à la mondialisation et la désindustrialisation. Ses membres sont souvent peu diplômées, bien qu’elles aient des revenus significatifs et soient propriétaires.
En milieu urbain, le bloc social écologique continue d’attirer une partie du vote des ouvriers et des employés, tout en mobilisant des personnes diplômées avec des revenus faibles. Ces personnes sont plutôt des locataires. Pour les chercheurs, il existe donc en France deux votes populaires.
Ils identifient pour les trois blocs des caractéristiques spatiales et sociales propres. Le bloc social écologique représente 33 % des votes. Il est principalement soutenu par des personnes vivant dans les banlieues et les métropoles. Plus le revenu communal augmente, plus le vote en faveur de ce bloc diminue. Quant au bloc libéral progressiste, il attire 30 % des votes. Il a une répartition spatiale équilibrée, tout en attirant particulièrement le vote des communes riches et des beaux quartiers. Enfin, le bloc national patriote représente 37 % des votes. Il se concentre surtout dans les bourgs et les villages. Ce vote diminue avec la hausse du revenu communal.
Trois scénarios pour 2027
À partir de ces éléments, Julia Cagé et Thomas Piketty formulent trois scénarios en vue de l’élection présidentielle de 2027. Dans le premier scénario, le bloc libéral progressiste gagne. Pour ce faire, il se rapproche d’un point de vue idéologique du bloc national patriote. Pour Marc Lévy, « c’est ce que nous observons avec le virage à droite de la Macronie. Il se caractérise par la critique de l’État social, dont l’assurance chômage , et le contrôle de l’immigration, avec la loi Immigration ».
Dans le deuxième scénario, le bloc national patriote gagne. Dans ce cas de figure, ce bloc réussit à élargir son électorat populaire, lui permettant d’arriver au pouvoir. Et ce, malgré un report de voix d’électeurs progressistes vers le centre.
Dans le troisième scénario, le bloc social écologique gagne grâce à l’élargissement de l’électorat populaire du côté des abstentionnistes urbains et des électeurs ruraux du RN. Cela implique également que le bloc social écologique se saisisse des enjeux sociaux et économiques suivants : l’accès aux infrastructures et à la terre, ainsi que la justice fiscale et climatique. Les chercheurs suggèrent d’avoir des mesures en faveur d’une Europe protectrice, telles que la mise en place d’une taxe carbone et d’impôts sur les multinationales. Ils proposent que des représentants des salariés soient présents dans les Conseils d’administration des entreprises pour y changer les rapports de force. Ils pensent aussi nécessaire de développer la démocratie interne aux partis politiques et mouvements.
Tous ces éléments constituent des enseignements utiles pour appréhender la complexité de la sociologie électorale, raisonner politiquement, en particulier en vue des prochaines élections.
Ressources pour aller plus loin
- Jérôme Fourquet, La France d’après. Tableau politique, Seuil, 2023.
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Merci à l’ensemble des participants : Nelly Allard, Diane Bonifas, Philippe Chabasse, Henri Fraisse, Jean-Pierre Jaslin, Yves Le Bars, Agathe Leblais, Marc Lévy, Michel Nung, Eric Rossi, Quentin Vaissaire, Anne Madelin, Nathalie Mathieu, Sudipta Mohanty, Marie-Elodie Virama-Coutaye, Coline Auguin, Denis Bouchard, Yann Ulliac et Hannah Olivetti.
Ce compte-rendu a été rédigé par Hannah Olivetti, relu par Marc Lévy, Diane Bonifas et Anna Maheu et mis en page par Guillemette Martin pour la Fonda. Il est mis à disposition sous la Licence Creative Commons CC BY-NC-SA 3.0 FR.