Modèles socio-économiques

Comprendre le cycle de la création de valeur sociale

Tribune Fonda N°240 - Mesure d'impact social et création de valeur - Décembre 2018
Yannick Blanc
Yannick Blanc
La mesure de l’impact social, quand elle est possible, permet d’éclairer une action donnée mais elle a tendance à l’isoler au sein du projet associatif, accentuant le risque d’instrumentalisation. L’analyse par les chaînes de valeur permet de surmonter cette difficulté en ouvrant à une approche systémique et coopérative de l’évaluation.
Comprendre le cycle de la création de valeur sociale

Élaborée en 1985 par Michaël Porter, l’un des gourous du management d’entreprise de Harvard, l’analyse des chaînes de valeur était initialement destinée à identifier l’avantage concurrentiel d’une entreprise1 . Elle consiste à considérer qu’il n’y a pas dans une entreprise des activités qui sont stratégiques et d’autres qui ne le sont pas mais que la performance se construit par une combinaison optimale de toutes les activités.

schéma porter
Schéma de la chaîne de valeur de l'entreprise, par Michaël Porter.


 
Cette combinaison concerne non seulement les activités entre elles au sein de l’entreprise mais tient également compte de la relation de chacune des activités avec les fournisseurs, les sous-traitants et les concurrents. La valeur finale du produit ou du service est déterminée par « le prix que le client est prêt à payer » pour l’acquérir. Ce prix résulte lui-même de « la chaîne de valeur du client », combinaison de circonstances, de préférences et de contraintes. Cela signifie que l’avantage concurrentiel d’un produit ou d’un service ne dépend pas uniquement d’un arbitrage par le prix ou par la qualité mais mobilise de nombreux facteurs renvoyant à la multiplicité des activités de l’entreprise et de leur combinaison.

Le concept de chaîne de valeur a donné lieu à deux interprétations que l’on peut respectivement qualifier d’instrumentale et de systémique. L’interprétation instrumentale, massivement dominante dans le monde économique depuis trente ans, consiste à identifier les activités où se concentre la création de valeur pour y intensifier l’investissement et externaliser ou sous-traiter les autres. L’expression bien connue « se recentrer sur son métier de base » correspond à cette démarche. L’interprétation systémique développe quant à elle l’idée que, comme ses clients, toutes les parties prenantes, partenaires et concurrents de la firme ont leurs propres chaînes de valeur et que sa performance à long terme dépend de la prospérité de cet écosystème. 

L’école instrumentale, dans laquelle on reconnaîtra la logique de l’économie financiarisée, aura pour but de capter la valeur aux moments-clés de la chaîne, tandis que l’école systémique considérera que l’on captera d’autant plus de valeur que l’on aura efficacement contribué à sa création et, pour entretenir la vitalité de l’écosystème, à son partage. Cette définition de la vision systémique ne fait cependant qu’ouvrir le débat sur le périmètre de la valeur créée, les conditions d’une stratégie contributive et les règles légales ou éthiques du partage de la valeur. L’intégration des intérêts de ses parties prenantes n’est-elle qu’une ruse de la firme capitaliste pour accroître ses profits ou, a contrario, la poursuite de l’intérêt général ne peut-elle désormais se passer de la contribution centrale du monde l’entreprise 2 ? Il existe une façon de répondre à cette question sans se noyer dans un débat sans fin sur l’éthique de l’entrepreneur, c’est d’analyser les chaînes de valeur non pas à partir de la firme mais du point de vue d’un autre type d’acteur socio-économique.


La chaîne de valeur sociale


L’idée que le comportement du client est lui-même structuré comme une chaîne de valeur ouvre en effets de nouveaux horizons au concept même de valeur : celui-ci n’est plus confiné au compte de résultat mais s’élargit à tout activité impliquant les trois dimensions de la valeur, qui sont la production, l’échange et l’usage. Rien n’interdit dès lors d’appliquer la méthode d’analyse de la chaîne de valeur aux activités d’un acteur social (association, établissement, etc.) ou d’un service public.

Lui aussi combine une série d’activités réparties entre la chaîne de production et les fonctions support. Lui aussi a des fournisseurs, des sous-traitants, parfois des concurrents. La valeur créée ne peut cependant pas être définie par « le prix que le client est prêt à payer » parce que l’usager ou le bénéficiaire n’est pas toujours le payeur. Raison de plus pour chercher à analyser la chaîne qui lie le bénéficiaire final, le ou les opérateurs du service, le ou les financeurs. 

Une réinterprétation sociale du schéma de Porter peut donner le résultat proposé ci-dessous :

schéma yb
Proposition de schéma de chaîne de valeur pour une entreprise de l'ESS.


 
La nomenclature des activités principales et des activités de soutien varie bien entendu en fonction de l’activité considérée. La différence essentielle n’est cependant pas là mais dans la finalité de la chaîne de valeur. Chez Porter, il s’agit de trouver le bon arbitrage entre la maîtrise du coût des activités banales et l’intensité en investissement des activités qui permettent à la firme de se distinguer de ses concurrents, d’accroître ainsi le prix payé par le client et de générer la marge bénéficiaire. Si l’on transpose le schéma à une activité sociale, on retrouve telle quelle la maîtrise des coûts, mais quel est l’équivalent de la différenciation ?

C’est à partir de cette question que la méthode d’analyse de la chaîne de valeur diverge. Puisque l’équivalent du prix payé par le client est un composite variable de prix payé par l’usager, de financement public (éventuellement sur appel d’offres, donc dans un contexte concurrentiel), de générosité publique et de financement philanthropique, la chaîne de valeur va nous permettre de décomposer ce que l’activité sociale apporte à chacune des parties prenantes considérées. Du point de vue de l’usager, il s’agit de la qualité et de la pertinence du service rendu : répond-il à la réalité du besoin social, à sa situation présente, à sa propre chaîne de valeur ?

Du point de vue du financeur public, on raisonnera d’abord en termes de dépenses évitées : une action de prévention ou un investissement social permet d’éviter une dépense actuelle ou future de réparation ou de compensation. Le donateur ou le philanthrope suivra un mixte de ces deux raisonnements : il sera attentif à la pertinence de l’action (la défense d’une cause) et à son efficience (la part du don directement affectée à la cause). 

Enfin, pour qu’il y ait action sociale, il doit en outre exister une ou des valeurs communes à l’ensemble de ces acteurs, la valeur n’étant alors plus la contrepartie d’un prix ou d’un coût mais l’expression de ce à quoi l’on tient ou de ce vers quoi l’on veut aller : la société inclusive, l’élimination de la pauvreté, la réussite éducative, l’égalité entre les hommes et les femmes, etc. Plutôt que de considérer ces valeurs-là comme qualitatives, on peut à la fois les mobiliser comme critères pour qualifier l’action entreprise et introduire une métrique des objectifs à atteindre.

L’énoncé de quelques causes amène tout de suite à considérer l’interdépendance des chaînes de valeur entre elles : si le public visé par l’action est par exemple celui des familles monoparentales, il faut, pour coordonner les actions visant la pauvreté, l’échec scolaire et les violences faites aux femmes, et en maîtriser le coût, identifier les maillons communs de leurs chaînes respectives. L’analyse de la chaîne de valeur d’un acteur social peut donc, comme celle de la firme, permettre d’éclairer la différenciation (pourquoi tel type d’action est préférable à tel autre) et vise aussi nécessairement à optimiser la coopération, qu’il s’agisse de maîtrise des coûts par la mutualisation, de pertinence des actions pour un public donné ou de recherche d’un impact collectif.


Chaîne de valeur et mesure d’impact


Dans le schéma de la chaîne de valeur sociale, l’impact social prend donc la place de la marge bénéficiaire de la firme. Mais ce n’est pas tout : dès lors que l’on raisonne en termes de création de valeur, on peut considérer l’impact social comme un accroissement de la valeur du commun, c’est-à-dire à la fois de l’ensemble des ressources que la société met à la disposition de ses membres et du système de valeurs qui donne du sens à son existence. Ces ressources et ce système de valeurs viennent à leur tour alimenter la chaîne de l’action collective et du travail social. C’est en allant jusqu’au bout de la dimension systémique de l’analyse de la chaîne de valeur que l’on révèle son caractère circulaire.

On pourrait considérer en ce sens que l’analyse des chaînes de valeur, circulaire, s’oppose à celle de la mesure d’impact, linéaire. Dans la pratique, les deux approches peuvent s’emboîter l’une dans l’autre. Les outils développés pour la mesure d’impact permettent d’isoler avec une certaine rigueur les coûts et le résultat d’une action donnée. Mais ces résultats ne sont interprétables en terme de valeur créée pour la société que s’ils trouvent leur place dans un tableau plus large des chaînes de valeur.

Celui-ci présente en outre deux avantages supplémentaires : il permet à l’acteur social de montrer qu’il est créateur de valeur et pas seulement centre de coût ; il devrait également permettre de renouveler la vision des finances publiques en considérant que la dépense publique est un coût et un investissement, en recherchant son efficacité non pour elle-même mais en tant que contribution au cycle de la création de valeur sociale.

 

→ Sur le même sujet, voir également l'article de Yannick Blanc « De l'impact social à la chaîne de valeur élargie »

  • 1Michaël Porter, L’avantage concurrentiel, tr. Fr. Dunod, 1990.
  • 2Cf. Andrew Crane et alii, “Contesting the Value of Creating Shared Value”, in California Management Review, 2014, Vol. 56, n°2.
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