Enjeux sociétaux

Entraide intergénérationelle : le logement

Tribune Fonda N°225 - La force de l'entraide - Mars 2015
Anne-Carole Poitrenaud
Anne-Carole Poitrenaud
Une nouvelle forme d’entraide fait beaucoup parler d’elle : le logement intergénérationnel. Le phénomène est récent en France : à peine une dizaine d’années. Au contraire de certains pays, où l’habitat intergénérationnel est spontané car culturellement très implanté, la France n’en a découvert les vertus que récemment, suite à la canicule de 2003. C’est donc une action volontaire, résultant à la fois de l’engagement de la société civile et des pouvoirs publics, qui dessine une nouvelle vision de la société.

Le logement intergénérationnel, une entraide subie ou choisie ?


La question de faire cohabiter plusieurs générations vivant sous le même toit est perçue très différemment selon les pays.


Dans certains pays, dont les modèles sociaux différents privilégient d’autres modes de régulation de l’âge, l’idée n’est pas pertinente. Par exemple, dans les pays du Nord de l’Europe prédominent des politiques publiques d’inspiration sociale-démocrate, où les générations sont envisagées comme indépendantes tout au long de la vie, aussi bien en matière d’éducation que d’avancée en âge, avec la mise à disposition de services collectifs à la personne. Dans le modèle libéral anglo-saxon, la solidarité, qu’elle soit intrafamiliale, sociale ou entre les âges n’est pas présente, au profit d’un système d’assurance individuelle et par capitalisation. La tendance de ce modèle est donc davantage à un cloisonnement des générations qui, poussé à l’extrême, aboutit à l’illustration caricaturale qu’est la ville de Sun City, en Arizona, créée de toutes pièces dans les années 1960 pour les plus de 55 ans, protégée par une enceinte et un accès contrôlé.


L’idée est au contraire une évidence dans d’autres pays. En Italie, avec la crise et les difficultés d’insertion des jeunes adultes, le logement intergénérationnel familial, depuis toujours très présent, est devenu plus important. Près d’un tiers des adultes italiens vivent chez leurs parents : le nombre de jeunes adultes (18 à 29 ans) vivant encore au domicile parental tire cette proportion vers le haut (60 % de la classe d’âge, contre 25 % des 30-44 ans). Ces chiffres, déjà significatifs en valeur absolue, le sont encore plus au regard de leur évolution, puisque la part d’adultes (tous âges confondus) vivant chez leurs parents a augmenté de 48 % depuis 1990.


Un autre exemple est le microphénomène de Montréal, avec son logement intergénérationnel familial en « plex » (duplex ou triplex), autorisé par la loi depuis 1998. Il est rendu possible par l’existence de petits immeubles, caractéristiques de Montréal, conçus lors du développement industriel de la ville, pour loger plu- sieurs familles d’ouvriers à proximité des usines de l’époque. Depuis le recul du monde ouvrier, ce sont les familles de l’exode rural québécois qui se sont saisies de ces logements, et qui y trouvent une manière de préserver des solidarités familiales encore très présentes, ainsi qu’une certaine indépendance des différentes composantes générationnelles de la famille. Ce phénomène, caractéristique et architecturalement visible, reste néanmoins assez limité, puisque moins de 2 % du marché immobilier du Québec est composé de maisons intergénérationnelles.


Le modèle américain est plus ambigu : si les valeurs affichées par la doctrine libérale laissent peu de place à la solidarité familiale, la réalité des difficultés économiques dessine, depuis 2008, un paysage assez différent. Selon l’université du Minnesota, le nombre de personnes de 26 ans vivant encore chez leurs parents a bondi de 46 % entre 2007 et 2012 . Près d’un quart des adultes américains entre 18 et 30 ans vivent chez leurs parents, et le logement intergénérationnel a atteint son plus haut niveau depuis cinquante ans.


Entre le rejet et l’évidence est née dans les années 1990 en Espagne l’idée d’un logement intergénérationnel « arrangé ». Sur le constat d’une importante pénurie de logements étudiants en parallèle d’un isolement des personnes âgées, deux programmes de solidarité ont été initiés : Solidarios para el desarrollo, ONG étudiante active à Madrid dès 1996, et Vivir y Convivir, œuvre des fonds sociaux de la banque Caixa Catalunya lancée à Barcelone en 1997. Ces initiatives ont pour objectif d’expérimenter une cohabitation senior-jeune au domicile de la personne âgée, pour proposer une solution à la solitude des personnes âgées et au logement étudiant. Les initiatives se sont ensuite étendues à Valence, Alicante et aux Baléares. L’évaluation de ces programmes a montré une vraie satisfaction, notamment chez les personnes âgées, qui sont 75 % à renouveler l’expérience.


En France, c’est suite à la canicule de 2003 qu’un tournant décisif a été pris. Le logement intergénérationnel familial est très peu usité depuis les transformations de la famille qui ont eu lieu à partir des années 1960, avec le resserrement à l’extrême de la cellule familiale. La canicule de l’été 2003 et ses ravages auprès des personnes âgées ont déclenché une prise de conscience de l’isolement des anciens. En parallèle, les difficultés du logement étudiant ont été pointées à la rentrée 2003. Un simple article sur ce problème, assorti d’une enquête sur l’expérience espagnole a suffi à inspirer la création de quatre associations, dès 2004, déclinant à Paris, Lyon, Montpellier et Rouen le modèle espagnol : Parisolidaire, ESDES Inter-générations, Concorda logis et Logement intergénération. Ces quatre expériences associatives ont marqué le début de nombreux autres projets, associatifs ou institutionnels.


L’entraide par le logement intergénérationnel est donc un phénomène très récent en France. Il n’est pas « choisi » et spontané comme en Italie ou à Montréal. Il ne correspond pas non plus à la même logique de pis-aller en temps de crise qu’aux États-Unis. Le logement intergénérationnel va s’inscrire en à peine dix ans d’existence comme une nouvelle vision sociale.



Le logement intergénérationnel en France, à quelle échelle cette entraide est-elle viable ?


Si l’on reprend le fil historique de l’implantation de l’entraide intergénérationnelle au travers du logement, on retrouve une poignée d’associations (cf. supra) qui ont en quelque sorte servi de « laboratoire » à ce concept. Le contexte des difficultés de l’époque a montré la voie de ce qui est aujourd’hui encore la forme la plus répandue de loge- ment intergénérationnel : la cohabitation sous le même toit de seniors et d’étudiants. Cependant, cette voie n’est pas la seule à faire le pari d’une nouvelle entraide entre les générations. D’autres expériences, à l’échelle d’un quartier ou d’une ville, déclinent elles aussi ce concept. Quelles sont ces différentes formes ? Quelle est l’échelle de ces projets ? Quelles en sont les conditions de réussite ?


Aux débuts de la dynamique du logement intergénérationnel, toutes les associations, indépendantes les unes des autres, se sont néanmoins bâties sur un schéma d’action similaire : rapprocher une personne âgée, vivant seule dans un grand logement, et un jeune, le plus souvent étudiant, ou jeune actif isolé. La personne âgée met à disposition du jeune une chambre meublée, et lui donne accès aux parties communes du logement. Selon les associations, cette cohabitation peut prendre différentes formes : des chambres gratuites où le jeune s’engage à être présent le soir et à aider la personne âgée dans certaines tâches (faire les courses, sortir les poubelles…) ; des chambres à loyer modéré, où l’étudiant est libre de son temps mais s’engage à régulièrement tenir compagnie à la personne âgée et à l’aider dans des taches précises, ou encore des chambres à loyer classique, sans engagement particulier du jeune.

Le monde associatif n’a pas été seul à se mobiliser sur l’enjeu de l’habitat intergénérationnel au lendemain de la canicule. Les pouvoirs publics ont rapidement réagi, notamment avec l’opération pilote « Un toit, deux générations » conduite par la secrétaire d’État aux Personnes âgées, Catherine Vautrin, en partenariat avec Sciences Po Paris et la Fondation nationale de gérontologie. Ces travaux ont abouti à la création d’un cadre national pour le logement intergénérationnel, composé d’une charte « Un toit, deux générations », complétée d’un « code de bonne conduite », d’une « convention d’hébergement » et d’un « livret de recommandations ».

Aujourd’hui, l’entraide entre un senior et un jeune dans le cadre d’une cohabitation intergénérationnelle mobilise une myriade d’associations locales, fédérées par deux réseaux : Cohabitation solidaire intergénérationnelle (Cosi) et Logement intergénérationnel et solidaire (Lis). Le pionnier, Cosi, créé en 2005 à l’initiative du Parisolidaire, couvre aujourd’hui vingt-six villes avec vingt-trois associations indépendantes. Lis, créé en 2006, couvre quant à lui dix-neuf villes avec dix associations indépendantes. Ces réseaux utilisent tous deux une charte (« charte du senior et de l’étudiant » chez Cosi, la charte « Un toit, deux générations » pour Lis), et se retrouvent sur une même hétérogénéité de leurs membres. C’est en effet, au-delà de leur appartenance à une bannière nationale, une logique purement locale qui préside au fonctionnement de chacune de ces associations, et à l’échelle de chaque ville, un travail de dentelle sociale pour la constitution et le suivi de chacun des binômes senior-jeune.


Le logement intergénérationnel peut-il changer d’échelle ? Non, car on a vu que l’échelle est fondamentalement locale et individuelle. Mais il peut cependant changer d’envergure, en s’implantant dans toutes les villes universitaires, en mobilisant les Centres régionaux des œuvres universitaires et scolaires (Crous), les universités et en faisant encore évoluer le cadre juridique, cette fois pour sécuriser le statut du jeune en l’assimilant « au pair ». Ce sont-là précisément les mesures envisagées en 2014 dans le cadre du dispositif « La France s’engage », soutenu par le président de la République, dont le logement intergénérationnel a été l’un des lauréats.



L’entraide intergénérationnelle à plus grande échelle : un modèle associatif original élaboré par Habitat et Humanisme (HH)

L’association HH, acteur majeur de la lutte contre le mal logement expérimente différents dispositifs d’habitat intergénérationnel : résidences sociales, logements locatifs sociaux au sein d’un petit immeuble, ou colocations conçues spécifiquement pour accueillir des personnes d’âges différents. Dans tous les cas, à côté des logements sont aménagés des espaces collectifs pour favoriser les rencontres entre habitants : une salle commune, une buanderie, une chambre d’amis partagée… Au bâti est systématiquement associée une dynamique humaine, qui per- met de construire les bases d’une entraide réelle et pas seulement souhaitée. Des bénévoles et salariés de l’association, présents dans un bureau sur place, assurent l’accompagnement personnalisé des plus fragiles, et s’attachent à créer un esprit de convivialité, de solidarité et d’échange de services. Ils sont notamment chargés de proposer des animations et des événements collectifs, initiant les contacts entre les habitants. Le lieu de vie est également ouvert sur le quartier, par exemple en intégrant une crèche ou en ouvrant la salle commune aux associations.


Si l’ambition affichée d’Habitat et Humanisme est d’implanter des logements de ce type dans de nombreuses villes, il n’existe aujourd’hui que trois projets réalisés et opérationnels : la Bastille à Nantes, Saint-Just à Marseille et la Maison Saint-Antoine à Grasse. Ces projets, bâtis sur un même concept, ressortent néanmoins de dynamiques locales différentes, associant des partenaires publics et privés variés selon les territoires. Ainsi, si à Nantes Habitat et Humanisme s’est associé à la Fédération française du bâtiment, aux collectivités territoriales et à la Caisse d’allocations familiales pour rendre le projet « Bastille » possible, c’est un tour de table complètement différent qui a permis le développement de la Maison Saint-Antoine de Grasse : Cogedim, ville de Grasse et Fondation Crédit agricole.


Malgré un modèle d’action différent des associations de logement intergénérationnel, des projets plus lourds et d’envergure plus importante, on constate néanmoins que chaque action doit être envisagée isolément. Chacune correspond à un contexte local, à une dynamique différente suivant les villes et les acteurs engagés sur le territoire. Toutes doivent s’attacher à créer une dimension humaine, avec des programmes à petite échelle, et un accompagnement humain pour aider à créer l’entraide.



L’institutionnalisation et la mobilisation des acteurs publics

De la charte « Un toit, deux générations » en 2005 aux premières actions concrètes de terrain des pouvoirs publics, quelques années se sont écoulées – le temps d’une part d’un texte de loi, la loi Molle de 2009, qui permet aux locataires du parc social de sous-louer à toute personne de moins de 30 ans, et d’autre part de la mobilisation des collectivités territoriales et de leurs partenaires.


On constate un véritable élan des collectivités locales, dont un certain nombre se sont saisies, souvent alliées aux bailleurs sociaux, de l’idée d’un habitat conçu pour être intergénérationnel. Le principe retenu est proche de celui d’Habitat et Humanisme : des logements indépendants, de tailles variées adaptées à des publics d’âges différents (étudiants, seniors, familles – monoparentales ou non), auxquels sont adjointes des parties communes conçues pour une vie collective : salle commune, buanderie… Il est intéressant de noter que chacun de ces projets inclut un travail de médiation sociale voire d’accompagnement spécifique des personnes âgées, par la présence à temps partiel ou complet d’un animateur.


Ainsi à Bétheny, en banlieue de Reims, a été inauguré fin 2014 l’InterGé, un pôle intergénérationnel de logements, complété par une salle commune, une crèche municipale et une médiathèque, qui ouvrent le pôle sur son quartier. Un animateur chargé d’initier des activités communes a été recruté, dans le cadre d’un partenariat entre la ville et l’Entreprise sociale pour l’habitat (ESH) Effort rémois. Sur sa lancée, Effort rémois a mis au point un concept de maison intergénérationnelle, à laquelle une pièce autonome est accolée ; celle-ci pourra tantôt être « détachée » de la maison pour être louée, tantôt attribuée à un enfant grandissant, ou accueillir un parent vieillissant.


D’autres exemples proches, tous très récents, ont été développés, à Chaponost, Ivry-sur-Seine, Rennes, Lyon… Les ambitions en sont toutes vertueuses, mais le manque de recul ne permet pas d’évaluer à ce jour la qualité de l’entraide intergénérationnelle réellement créée.


En parallèle de cet élan des collectivités locales, des constructeurs et bureau d’études proposent des concepts élaborés pour un déploiement de grande ampleur, à adapter dans le cadre de projets d’habitat social de collectivités territoriales, ou de projets de promoteurs-constructeurs privés.


Ainsi, le constructeur Marianne Développement a mis au point les Maisons de Marianne, un concept d’habitat social intergénérationnel, là-encore sur une logique d’appartements de tailles variées, pour « mixer » des étudiants, des familles et des seniors, auxquels les personnes âgées peuvent adjoindre des services de sécurité médicale : des badgeuses pour surveiller leurs passages, des boîtiers dans l’appartement sur demande médicale… Le concept ne développe pas davantage le lien social, celui-ci restant du domaine de la commune qui accueille le projet. Dans les deux résidences jusqu’ici construites sur ce modèle, à Follainville dans les Yvelines et à Évry, les mairies ont mis en place des niveaux d’accompagnement variés. À Évry, c’est un concept logement étudiant/logement senior qui a été choisi, complété par la mise en place de services pour les per- sonnes âgées (coiffure, aide aux petits travaux quotidiens). La résidence a ouvert ses portes en avril 2015, inaugurée par le Premier ministre. Néanmoins, on peut d’ores et déjà questionner la création de lien social dans ce type de dispositif qui, s’il résout un problème de logement, ne créé pas nécessairement les conditions d’un vivre ensemble et d’une vraie entraide entre générations.


À l’opposé de ce schéma, des cabinets d’architecture et d’urbanisme planchent sur la question, à l’instar du bureau d’ingénierie sociale Récipro-cité et du cabinet Rheinert. Le concept de Récipro-cité a germé en 2010, autour de l’idée qu’un projet d’habitat intergénérationnel nécessite une véritable ingénierie sociale participative. Ainsi, Récipro-cité inclut dans la conception des projets les usagers eux-mêmes, en amont. En aval, Récipro-cité délègue à chaque immeuble un gestionnaire-animateur, souvent issu de l’ESS, qui met en place les conditions d’un voisinage actif. Ce concept a été décliné en deux labels, l’un pour l’habitat social, Chers Voisins, avec le bailleur social Sollar et l’université de Lyon III, l’autre pour le parc privé, Cocoon’âge, en partenariat avec Eiffage construction.


Que ce soit sur les projets architecturaux et urbanistiques ou sur l’action des associations, il est difficile d’évaluer les expériences déjà développées. Les associations sont toutes de petite taille et insuffisantes en nombre sur le territoire. On peut estimer à environ 5 000 le nombre de binômes jeune-senior qu’elles ont rapprochés – une goutte d’eau dans les problèmes d’isolement des personnes âgées et de logement étudiant, mais une avancée importante, y compris dans les mentalités. L’envergure de ces actions pourrait néanmoins se développer, avec la réalisation des objectifs définis récemment par le programme « la France s’engage », passant par la mobilisation de nouveaux acteurs et l’évolution de la loi. Du côté des projets architecturaux, et même si nous manquons de recul pour évaluer la réussite de ces expériences, on peut d’ores et déjà voir que l’échelle de la réflexion et de l’action est primordiale : c’est uniquement à une échelle humaine qu’est possible une action adaptée au territoire, à ses habitants et à leurs besoins, ainsi qu’à ses acteurs locaux. C’est uniquement à une échelle humaine que s’inscrit l’accompagnement humain, qui seul peut permettre à un nouvel esprit de « vivre ensemble » de se mettre en place. L’entraide ne se décrète pas, elle se tisse patiemment.

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