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Épisodes de l’histoire du revenu universel

Tribune Fonda N°235 - Revenu universel : cartographie d'une controverse - Septembre 2017
Yannick  Vanderborght
Yannick Vanderborght
Depuis l'origine de l'idée, les défenseurs du revenu universel vont constamment affirmer l’existence d’un droit fondamental aux bases minimales de sécurité économique. Retour sur trois épisodes marquants qui éclairent toujours le débat d'aujourd'hui.
Épisodes de l’histoire du revenu universel

L’idée de procurer à tous un revenu universel sans conditions est déjà relativement ancienne. Elle apparaît en effet pour la première fois à la fin du XVIIIe siècle, dans un pamphlet publié à Londres par Thomas Spence sous le titre The Right of Infants (1797). Par la suite, la proposition reviendra régulièrement dans les débats sur les systèmes conventionnels d’assistance publique et, plus tard, d’assurance sociale.

En s’opposant, par exemple, à la distinction entre pauvres « méritants » et pauvres « non-méritants », les défenseurs du revenu universel vont constamment affirmer l’existence d’un droit fondamental aux bases minimales de sécurité économique. S’il est impossible, dans le cadre de cette brève contribution, de retracer le détail de cette longue histoire, nous revenons ici sur trois épisodes marquants qui peuvent, à certains égards, informer le débat contemporain sur le revenu universel.


Bruxelles, 1848 : un dividende tiré de l’héritage commun


Si Thomas Spence est considéré comme le premier penseur à avoir publié un pamphlet favorable au revenu universel, sa proposition consistait à établir une garantie de revenu au niveau municipal. Elle visait en quelque sorte à reconnaître la propriété commune des ressources locales, dont une fraction de la valeur devait être distribuée à chaque résident sous forme de revenu régulier.

On retrouve une intuition similaire un demi-siècle plus tard, dans un ouvrage publié en 1848 par le fouriériste bruxellois Joseph Charlier. Dans son ambitieux ouvrage intitulé Solution du problème social, il formule la toute première proposition de revenu universel établi au niveau national – en l’occurrence, au niveau de la toute jeune nation belge.

Bien plus que chez Spence, on trouve chez Charlier un plaidoyer détaillé et ambitieux en faveur d’un véritable « dividende territorial », payé chaque trimestre à tous les nationaux résidant dans le pays, hommes et femmes, adultes et enfants. Ce « dividende » serait financé par un système de prélèvement sur la valeur des propriétés privées, que ce soit celle des bâtiments ou celle des terrains non construits.

Comme Thomas Spence, Charlier affirme que la terre est un patrimoine commun mis à la disposition de tous pour que chacun puisse subvenir à ses besoins. L’appropriation privée de ce patrimoine constitue une injustice permettant à certains d’en tirer profit, alors que d’autres ne peuvent en jouir.

Pour corriger cette injustice, Charlier estime qu’une propriété collective de la terre est l’option la plus juste. Réformiste, il suggère cependant de passer d’abord par un régime transitoire, durant lequel une partie des terres seraient expropriées et les propriétaires compensés, tout en taxant les héritages afin de pouvoir distribuer une rente sous forme d’un modeste dividende versé à chaque individu.

Les détails techniques du régime imaginé par Charlier importent peu ici. Ce qui est par contre essentiel, c’est de bien saisir le type de justification du revenu universel
qu’on trouve dans son œuvre pionnière, tout comme dans celle de Thomas Spence. L’idée cruciale consiste à affirmer que le revenu universel est une forme
de compensation pour l’appropriation privée d’un héritage commun dont nous sommes tous les dépositaires.

Transposée dans le contexte contemporain, cette justification est toujours parfaitement valide, et se trouve même mobilisée dans de très nombreux travaux favorables à cette proposition. Dans ceux-ci, la notion d’« héritage commun » ne s’applique plus seulement aux ressources naturelles, mais est étendue à tout ce dont nous avons collectivement hérité : les savoir-faire, les technologies, les innovations...

Elle est aussi mobilisée pour rendre compte du caractère véritablement « social » de la production, c'est-à-dire du fait que tout producteur se trouve pris dans un réseau complexe d’interactions avec d’autres travailleurs, ce qui rend très difficile d’identifier la contribution exacte de chacun à la production collective.

En somme, une bonne part de notre revenu individuel, que nous le percevions sous forme de salaires ou sous forme de dividendes, est due à cet héritage commun entendu au sens large, pour lequel nous n’avons produit aucun effort personnel dont on pourrait aisément mesurer l’ampleur. Il est donc légitime qu’une part de ce revenu soit prélevée et redistribuée à tous sous forme de dividende universel.

En France, cette intuition a notamment été développée par André Gorz, qui s’est rallié à la proposition de revenu universel dans son ouvrage Misères du présent, richesse du possible paru en 1997 (Paris, Galilée). On la retrouve aussi, par exemple, dans la réflexion sur la nature du travail dans le capitalisme cognitif chez Jean-Marie Monnier et Carlo Vercellone1 .


États-Unis, années 1960 : une réponse à l’automatisation des tâches et aux défauts de la protection sociale


Plus d’un siècle après Charlier, le revenu universel va enfin sortir des marges pour se retrouver au cœur d’intenses débats dans le monde académique et, par
ricochet, dans le monde politique. C’est aux États-Unis, en pleine effervescence des sixties, que la proposition va connaître sa première heure de gloire.

On peut, globalement, identifier deux facettes au débat de l’époque, qui font très clairement écho à celui que nous connaissons aujourd’hui dans les pays industrialisés.

La première facette, c’est l’inquiétude face à l’automatisation, qui fait craindre à certains une inéluctable raréfaction des emplois. L’influent économiste Robert Theobald, en particulier, plaide pour une déconnexion du travail et du revenu en proposant – sans en détailler les contours pratiques – l’introduction d’une « sécurité économique de base » sous la forme d’un versement annuel de US$1.000 pour chaque adulte et de US$600 pour chaque enfant.

À ses yeux, la principale justification d’une telle déconnexion vient du fait qu’un nombre croissant de travailleurs sont directement menacés par la compétition avec les machines. En l’absence d’un revenu garanti, les personnes risquent de sombrer dans la pauvreté2 .

En mai 1964, Theobald est l’un des principaux auteurs d’un important rapport remis au président Lyndon B. Johnson, incluant des recommandations explicites en ce sens. Quelques mois plus tôt, lors de son « adresse inaugurale » du 8 janvier 1964, le président Johnson avait justement lancé sa fameuse « guerre contre la pauvreté » (War on Poverty).

C’est dans ce contexte qu’il faut aussi comprendre la seconde facette du débat américain sur le revenu universel dans les années 1960. Pour de nombreux économistes à cette époque, les programmes de lutte contre la pauvreté sont inefficaces et génèrent plusieurs effets pervers, dont le moindre n’est pas celui qui tend à creuser la trappe de l’inactivité en empêchant le cumul d’allocations et de revenus du travail.

À la droite du spectre politique, dans cette frange que l’on nommerait aujourd’hui « néo-libérale », Milton Friedman plaide ainsi pour une suppression de tous ces programmes et leur remplacement par une modeste garantie de revenu qu’il nomme « impôt négatif ».

À la gauche du spectre politique, dans ces milieux que les Américains nomment « libéraux », on plaide au contraire pour un revenu-socle, au-dessus duquel peuvent être maintenus des compléments sous conditions de ressources et des programmes d’assurance.

Parmi ces économistes « libéraux », les plus en vue sont certainement James Tobin et John Kenneth Galbraith. Tous deux prennent part, en 1972, à la campagne du candidat démocrate à la présidence, George McGovern, et incitent ce dernier à incorporer une proposition de revenu universel de US$1.000 par an dans son programme électoral.

En novembre 1972, McGovern subira une cuisante défaite électorale face à Richard Nixon, un adversaire qui n’hésitera pas à dénoncer la naïveté des projets économiques de son adversaire.

Ce débat des années 1960 nous invite à relativiser le caractère radicalement novateur du débat contemporain sur le revenu universel. Ainsi, il semble bien que l’argumentaire qui lie automatisation des tâches et nécessité d’instaurer une garantie de revenu, qu’on retrouve aujourd’hui chez de nombreux auteurs ainsi que chez plusieurs entrepreneurs de la Silicon Valley, soit déjà relativement ancien.

De même, la réflexion sur les effets pervers des mécanismes d’assistance sociale et sur leur remplacement éventuel par un système de revenu universel trouve des antécédents dans la turbulente Amérique des années 1960.

En outre, on trouvait déjà aux États-Unis des défenseurs du revenu universel dans l’ensemble du spectre politique, défendant des scénarios de mise en œuvre très différents.

Enfin, on peut aussi relire la défaite électorale subie par Benoît Hamon dans la France de 2017 à la lumière de l’échec de George McGovern en 1972 : mettre le revenu universel au cœur d’un projet politique semble particulièrement audacieux, et n’offre à l’évidence aucune garantie de succès.

Bien entendu, de telles comparaisons doivent être entreprises avec toute la prudence requise, et ne permettent certainement pas de tirer de conclusion définitive
sur la pertinence de tel ou tel argumentaire, ou sur la viabilité de telle ou telle proposition.

Mais elles permettent certainement de tirer d’utiles leçons pour informer des discussions dont on se dit parfois qu’elles gagneraient à s’inscrire dans une temporalité plus longue.


Alaska, 1982 : un dividende financé par la ressource pétrolière


Paradoxalement, l’introduction en Alaska du seul revenu universel existant à ce jour est plutôt à rapprocher du plaidoyer de Joseph Charlier que du débat américain des années 1960. Au milieu des années 1970, le gouverneur de cet État, le républicain Jay Hammond, commence en effet à défendre l’idée suivant laquelle les ressources pétrolières de l’État sont un patrimoine commun qui doit bénéficier à tous les résidents actuels, ainsi qu’aux générations futures.

À l’intention de ces dernières, il met sur pied en 1976 un fonds souverain, l’Alaska Permanent Fund, qui commence à investir une partie des recettes de l’exploitation pétrolière sur les marchés financiers. À  l’intention des premiers, il imagine un mécanisme de distribution d’une fraction des profits du fonds, sous forme de dividende annuel.

En 1982, un premier revenu universel de US$1.000 est ainsi versé à tous les résidents de l’État, américains comme étrangers. Depuis, chaque année au mois d’octobre, les résidents de l’Alaska continuent à percevoir ce dividende, dont la valeur fluctue en fonction des rendements du fonds permanent. En 2015, son montant atteindra un point culminant à US$2.072, pour redescendre à US$1.022 en 2016.

Dans ses mémoires, publiées en 1994, Hammond affiche une conception de la nature comme patrimoine commun qui fait clairement écho aux plaidoyers de Spence et Charlier. Il prend toutefois nettement ses distances avec toute forme de socialisme, estimant que ce patrimoine ne doit pas être collectivisé, mais distribué directement aux individus.

« Le concept de dividende », écrit-il, « est fondé sur la Constitution de l’Alaska, qui stipule que les ressources naturelles de l’Alaska ne sont pas propriété de l’État, mais des citoyens de l’Alaska eux-mêmes »3 . Hammond meurt en 2005, mais son dividende demeure extrêmement populaire, et sert souvent de référence dans le débat contemporain aux États-Unis et ailleurs.

En juillet 2017, il faisait une fois encore la « une » de l’actualité : Marc Zuckerberg, le PDG de Facebook devenu ardent défenseur du revenu universel, profitait d’un  déplacement en Alaska pour souligner les vertus du dividende créé en 1982.

Quelles leçons tirer de cet épisode ? Tout d’abord, il nous invite à nous interroger sur les raisons qui permettraient d’expliquer que sur un total de plus de cinquante fonds souverains à travers le monde, seul celui de l’Alaska procède au paiement d’un dividende régulier.

L’une des explications réside sans doute dans le fait que les gestionnaires de ces fonds estiment que, d’une façon ou d’une  autre, les individus ne sont pas les mieux placés pour faire un bon usage de la richesse issue des investissements, et qu’il est plus prudent de mobiliser les ressources pour financer des travaux d’infrastructures, des services publics, ou des politiques macro-économiques4 .

Ensuite, il permet de réaliser qu’un revenu universel peut être extrêmement populaire, malgré son caractère strictement inconditionnel. Il se trouve peu de monde, en Alaska, pour dénoncer ce dividende comme une prime à la paresse et au parasitisme, ou pour exiger que les bénéficiaires « inactifs » soient surveillés et activés.

On observe, au contraire, un consensus assez large autour de l’idée que ce dividende matérialise un droit à une fraction de l’héritage commun, et qu’il n’a rien à voir avec la charité ou l’assistance.

Enfin, il faut aussi admettre que la popularité de ce dividende vient du fait qu’il est financé de façon exogène, ou plus exactement sans prélèvement sur les revenus du travail. Dans les pays qui ne disposent pas de ressources naturelles abondantes, on peut supposer que l’impôt sur le revenu constituera la principale source de financement d’un revenu universel. Ceci explique évidemment que la proposition y suscite plus de scepticisme, voire une franche opposition.


Conclusion : le revenu universel comme aboutissement des droits sociaux ?


Le revenu universel n’est pas apparu subitement ces dernières années, venu de nulle part pour être défendu par quelques excentriques. Il s’inscrit dans une histoire
longue et inspire depuis longtemps ceux qui réfléchissent aux droits sociaux et aux façons les plus efficaces de rendre nos sociétés plus justes.

Au début des années 1980, le débat francophone est enfin lancé par quelques personnalités qui gravitent autour du tout jeune parti écologiste belge, baptisé Écolo.

Parmi celles-ci, le philosophe Philippe Van Parijs, qui deviendra rapidement l’un des penseurs incontournables sur la question. De façon très symptomatique, il nomme sa propre proposition « allocation universelle » et la rapproche d’un autre droit fondamental : le suffrage universel.

À ses yeux, comme aux yeux de nombreux autres aujourd’hui, l’analogie n’est pas que sémantique : si le suffrage universel fut l’aboutissement d’une longue lutte pour les droits politiques, le revenu universel sera le point culminant de la longue lutte en faveur des droits sociaux.

 

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Cette contribution est issue d’une présentation à la journée d’étude « Revenu universel : une nouvelle réponse à la question sociale ? » organisée le 6 avril 2017 au Sénat par Metis Europe et la Fonda.
Elle est notamment inspirée du chapitre 4 de l'ouvrage de Philippe Van Parijs & Yannick Vanderborght, Basic income. A Radical Proposal for a Free Society and a Sane Economy, Cambridge, MA: Harvard University Press, 2017, 384 pages.
  • 1« Fondements et faisabilité du revenu social garanti », Multitudes, n° 27, 2006, pp. 73-84.
  • 2Theobald Robert (dir.), The Guaranteed Income: Next Step in Socioeconomic Evolution?, New York, Doubleday, 1967
  • 3Hammond Jay, Tales of Alaska’s Bush Rat Governor, Fairbanks, Epicenter Press, 1994, p. 251.
  • 4Cf. Cummine, Angela, « Overcoming Dividend Skepticism: Why the World’s Sovereign Wealth Funds Are Not Paying Basic Income Dividends », Basic Income Studies, 6 (1), 2011, pp. 1–18.
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