Prospective Enjeux sociétaux

Fiche ODD n°8 - Travail décent et croissance économique

Tribune Fonda N°237 - Faire des ODD un projet de société - Mars 2018
Philippe Queruau Lamerie
Philippe Queruau Lamerie
Présentation et approche prospective de l'Objectif de développement durable n°8. Cette fiche est publiée dans le supplément au numéro 237 de la Tribune Fonda « Faire des ODD un projet de société ».
Fiche ODD n°8 - Travail décent et croissance économique

Cette fiche a été réalisée par Philippe Queruau-Lamerie, étudiant en master International Energy à Sciences Po, avec le concours de François de Jouvenel, délégué général de Futuribles International, et Bastien Engelbach, coordonnateur des programmes de la Fonda.

Promouvoir une croissance économique soutenue, partagée et durable, le plein emploi productif et un travail décent pour tous.

« La société dans son ensemble bénéficie du fait que plus de personnes sont productives et contribuent à la croissance de leur pays. L’emploi productif et le travail décent sont des éléments clés essentiels à la réalisation d’une mondialisation juste et à la réduction de la pauvreté. En outre, si rien n’est fait, le chômage peut mener à l’instabilité et perturber la paix. »1
 

Repères


SITUATION DE l'ODD EN FRANCE

Non seulement il faut pouvoir donner accès à l’emploi à tous, et dans des conditions d’égalité, mais il faut aussi s’assurer que cet emploi soit décent (en termes de rémunération, de sécurité, ou de protection sociale).
 

Indicateurs à suivre 

  • Croissance du PIB en volume par habitant
  • Salaire brut horaire moyen (privé)
  • Taux de chômage
  • Jeunes non scolarisés sans emploi ni formation (15-24 ans)
  • Taux de chômage des personnes en situation de handicap
  • Part des CDI dans les contrats de travail
  • Accidents de travail 
     

Où en sommes-nous en France ? 

Héritage de plusieurs décennies de forte croissance économique, les travailleurs français bénéficient aujourd’hui d’un système de protection sociale performant, qui couvre un nombre élevé de risque sociaux. Les actifs sont cependant inégalement protégés, selon le contrat et le type de statut auquel ils ont accès, avec un écart voué à se creuser en matière de retraite, de droit à la formation,  ou encore de continuité du revenu. Le CDI reste cependant la forme de contrat de travail prédominante : sa part est restée stable depuis le début des années 2000, aux alentours de 87 %.

La France est également marquée par un taux de chômage élevé (en particulier chez les jeunes), qui s’élevait à 10,4 % en 2015, et ce malgré les dépenses publiques faites en faveur de l’emploi ces trente dernières années. Ce taux grimpe à 18 % lorsqu’il s’agit de personnes en situation de handicap (données du ministère du Travail, 2013). S’il existe une corrélation entre les situations de chômage ou de précarité et le niveau de diplôme, les personnes sans diplôme ont aussi davantage de difficultés à accéder à la formation continue. 

Un autre problème majeur sur ce plan reste le décrochage scolaire, malgré de récents progrès. Son nombre est ainsi passé de 140 000 jeunes en 2011 à moins de 100 000 en 2016 (chiffres du ministère de l’Éducation nationale).

Enfin, les disparités entre femmes et hommes face à l’emploi se retrouvent non seulement dans le salaire, mais aussi dans l’accès à l’emploi ainsi qu’aux postes à responsabilité (cf. Fiche ODD n°5). D’après les données 2015 de l’INSEE, parmi les 1,7 millions de travailleurs en temps partiel subi, 1,2 millions sont des femmes. 

S’il est urgent d’améliorer rapidement les conditions d’emploi, cela doit se faire dans un contexte où la France semble faire face à un défi double :

Une croissance en perte de vitesse, et des inégalités qui persistent 

Dans ce contexte, la notion de croissance, longtemps vue comme condition nécessaire à la prospérité de la société, se voit remise en cause par certains. Les principaux arguments sont qu’elle serait porteuse d’inégalités au sein de la population, et contribuerait à la destruction de l’environnement. Suivant cette logique, des alternatives ou des actions complémentaires correctives seraient à chercher. 

—  Un monde du travail en profonde mutation 

Face à cette transformation, à la fois de l’entreprise et du travail (appuyée par le numérique et la technologie), un grand effort d’adaptation va être nécessaire dans les années à venir afin d’y répondre et en tirer le meilleur profit.

Ainsi, dans un contexte de changement, la France est face au double objectif d’améliorer à la fois le volume et la qualité des emplois, tout en trouvant de nouvelles solutions face à une croissance économique en perte de vitesse, qui se doit d’être plus inclusive.

Aujourd’hui, le gouvernement semble placer les entreprises au cœur de la solution. Son plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises (PACTE) a pour objectif de leur procurer le cadre nécessaire à leur bon développement, espérant ainsi redresser la barre en termes d’attractivité, de croissance et d’emplois.
 

Prospective exploratoire


Tendances lourdes


Cinq tendances lourdes caractérisent l’évolution du travail (cf. Martin Richer) :

L’extrême fragmentation du travail

Au cours des dernières décennies, par un élan de spécialisation et d’externalisation des entreprises, nous avons assisté à une fragmentation des chaînes de valeur des grandes filières industrielles. Cette fragmentation de l’écosystème entre grands groupes, sous-traitants et individus a même été accélérée par l’avancée technologique de ces dernières années. Certaines conséquences attendues de cette fragmentation s’observent déjà : 

  • une externalisation du travail par les entreprises,
  • une intensification et une plus grande dispersion dans le travail, phénomène amplifié par la pénétration des moyens de communication dans l’entreprise,
  • une fragmentation/recomposition des chaînes de valeur, se faisant à l’échelle mondiale grâce à la diffusion du numérique. 
     

— L'automatisation

Après une ère où l’automatisation remplaçait progressivement les tâches à faible valeur ajoutée, l’automatisation fait face aujourd’hui à un besoin de produits toujours plus personnalisés. Associant l’automatisation aux nouvelles technologies (Big Data, AI, IoT, etc), le modèle de l’industrie 4.0 permet de répondre à ces nouvelles exigences, tout en garantissant des flux de production toujours plus tendus. Au sein de cette nouvelle industrie, l’humain n’est plus remplacé par les robots mais travaille au contraire en complémentarité avec eux.

Cependant, en France, cette automatisation du secteur industriel s’est étendue aux autres secteurs, comme celui du tertiaire. Là, les métiers sont de plus en plus réduits à des tâches entièrement standardisées et assistées par la technologie. Cet appauvrissement du travail va jusqu’à se retrouver dans des fonctions d’ingénieur ou de cadre, privant l’employé du sentiment d’émancipation.
 

La plate-formisation

Désintermédiation, nouvelles interfaces entre offre et demande d’emploi… Le numérique a également permis la plate-formisation du travail, au sens où une plateforme informatique permet de croiser demandeurs et pourvoyeurs d’emploi ou de services. Bien que concernant principalement des emplois peu qualifiés, cette tendance commence à prendre du terrain sur les secteurs plus qualifiés. Mais cette plate-formisation peut faire apparaître une nouvelle forme de taylorisme, où la notion de stabilité de l’emploi disparaît avec absence de contrat et paiement à la tâche...

Ces formes nouvelles de travail redéfinissent également les risques associés : on passerait de troubles musculo-squelettiques à des risques psycho-sociaux. 
Cependant, ce nouveau taylorisme peut aussi offrir une nouvelle perspective sur le travail. La plate-formisation peut rendre le travail plus coopératif : elle offre par exemple la possibilité de faire travailler le client (self-service), ou bien la masse (crowdfunding, crowd-sourcing).
 

— L'individualisation

L’automatisation prenant le relais sur les tâches répétitives ou ne requérant que de la force physique, ce sont désormais les aspects émotionnels et relationnels de l’homme qui apportent une réelle valeur dans son travail. Dans cette tendance à l’individualisation, définie par Pierre Bréchon comme « une recherche d’autonomie et de valorisation des choix individuels », le travailleur se verra « augmenté » de toute une batterie d’innovations technologiques le personnalisant d’autant plus. Les données émises par ces équipements, centralisées vers le smartphone, pourront alors être analysées grâce au Big Data.

Derrière cette individualisation du travailleur, se dessine une tendance à la singularisation. Le travailleur cumule désormais plusieurs activités, plus ou moins proches de ses passions, plus ou moins rémunératrices, qui vont le définir. Style de vie et travail se mêlent, et là où certains se qualifiant d’entrepreneurs jouiront de cette liberté, d’autres travailleurs moins qualifiés seront eux contraints à cumuler plusieurs activités en fin de chaînes de valeur pour gagner suffisamment. 
 

L'insubordination

Partant d’une société où nous sommes maîtres de notre temps libre, cette liberté est venue s’instiller dans notre rapport à l’entreprise et à la hiérarchie. La subordination est en particulier mise à mal avec une part toujours plus importante de diplômés de l’enseignement supérieur intégrant le marché de l’emploi. Ces nouveaux arrivants recherchent toujours plus d’autonomie et des responsabilités, et les entreprises doivent s’adapter : ces jeunes travailleurs à la recherche de réussite individuelle se détournent de plus en plus de ces structures intégrées et hiérarchisées, pour aller vers des statuts d’entrepreneurs.

Une étude de l’Insee menée par Corinne Rouxel et Bastien Virely révélait qu' « un Français né dans les années 1940 a exercé en moyenne 2,7 emplois au cours de sa carrière, contre 4,1 pour un homme né dans les années 196o  ». La tendance serait maintenant à la multi-activité, avec des nouveaux entrants cumulant ces emplois simultanément.

Les entreprises ne sont pas les seules à devoir s’adapter. Autonomie et insubordination amenant aussi leur lot d’incertitude, le système de protection sociale doit être adapté à ce nouveau mode de fonctionnement. La protection sociale ne se construit plus dans l’entreprise, mais individuellement pour chacun. De même, la formation professionnelle connaît une mutation où de nouveaux modèles apparaissent (École 42, Simplon‧co, etc).


D'autres tendances lourdes sont à mentionner :

—  La place de la RSE dans les entreprises

Si la responsabilité sociale et environnementale (RSE) a toujours été une préoccupation pour les entreprises, cette tendance semble s’être accélérée depuis le début du siècle. La crise financière de 2008 semble même avoir joué un rôle d’amplificateur dans cette recherche de sens dans les entreprises2 . La RSE s’empare aujourd’hui de nombreux sujets de société (santé, égalité homme-femme, impact environnemental ...) pour tenter d’y contribuer.

Certains grands groupes jouent le rôle de pionnier dans ce domaine qui ne cesse d’évoluer. Nombre d’entre eux ont par exemple commencé à intégrer les différents
ODD dans leur stratégie d’entreprise.

Et si la RSE est perçue comme un véritable enjeu par les grandes entreprises - d’autant plus qu’elles sont aussi évaluées sur ces critères, une vague d’appropriation est également en cours au sein des TPE-PME.


—  Le développement de l’économie sociale et solidaire (ESS)

L’ESS désigne un mode d’entreprendre autrement. Statutairement elle regroupe les structures coopératives, les mutuelles, les associations, les fondations, ainsi que les entreprises agréées entreprises solidaires d’utilité sociale (Esus). Ces modèles mettent en avant une gestion démocratique et participative, une lucrativité limitée et une utilité sociale. 

L’ESS représente aujourd’hui 10,5 % de l’emploi salarié français. Une loi qui lui est dédiée a été votée le 31 juillet 2014, afin d’en favoriser la reconnaissance et le développement. 
 

Incertitudes majeures


 La révolution numérique semble être encore devant nous (cf. Gilbert Cette et Ombeline Julien de Pommerol)

À la vision d’une troisième révolution technologique déjà derrière nous, s’oppose la croyance que l’impact de la révolution numérique est encore à venir. L’impact qu’elle a eu sur l’économie ces dernières années, qui connaît un ralentissement aujourd’hui, ne serait en réalité que la première phase d’une révolution plus grande encore qui nous attend. Cependant, son effet dépendra également de la façon dont les institutions s’y adaptent et des réformes qui seront menées.
 

— Quel avenir pour la législation du travail ? (cf. Nawel Louzari)

Les entreprises européennes subissent la compétition des pays émergents ; dans ce contexte, le modèle social européen est sérieusement remis en cause. Le CDI est vastement critiqué : en plus de faire peser des contraintes excessives pour les entreprises, il devient aussi inadapté à un mode de travail en évolution. L’efficacité du code du travail est au cœur du débat, alors que les états européens semblent faire évoluer la législation dans un sens défavorable aux salariés.

Les salariés quant à eux se tournent de plus en plus vers le travail autonome, et ces nouvelles formes de travail qui apparaissent imposent  une redéfinition de la place du contrat de travail dans la législation. Avec l’apparition de nouvelles classes de travailleurs, il y a un risque de voir apparaître des « statuts à la carte », voués à prendre en compte les particularités de chaque situation. 
 

Émergences


Des visions alternatives à la croissance

Depuis quelques années, la vision d’une croissance qui soit une condition nécessaire à la prospérité de la société est de plus en plus remise en cause. Le rapport au Club de Rome de 1972, qui avait suscité le débat, a été mis à jour en 2012, confirmant sa conclusion : « The system is on track for disaster… »

Bien que la croissance soit une solution possible pour dynamiser l’emploi et favoriser la prospérité économique, elle est aussi vue comme porteuse d’inégalités et favorisant la destruction de l’environnement. Ainsi, des visions alternatives à la croissance, jugées plus durables, rencontrent de plus en plus de succès.
 

La prise en compte des critères sociaux et environnementaux dans les investissements

En conséquence de l’importance croissante de la RSE dans les entreprises - et qui gagne en importance dans les TPE-PME, les acteurs financiers prennent eux aussi davantage ces critères en compte dans leurs analyses. Sans doute favorisée par la pression que peuvent exercer les consommateurs, l’intégration des critères ESG (Environnementaux, sociaux et de gouvernance) prend une importance croissante dans les financements et investissements, en particulier pour les TPE-PME.

Par ailleurs, une véritable vague d’appropriation et d’intégration des enjeux climatiques a pris forme dans le secteur financier suite à l’accord de Paris sur le climat. Le changement climatique est en train de prendre une place dominante dans cette sphère, sans laquelle la transition ne pourra avoir lieu.

→ Découvrez des projets en coopération qui répondent à cet ODD.

 


Ressources

_ Martin Richer, « Comment travaillerons-nous demain ? », Futuribles n°422, janvier-février 2018.

_ Corinne Rouxel et Bastien Virely, « Les transformations des parcours d’emploi et de travail », in Emploi et salaires, Paris : Insee, édition 2012.

_ « Crise économique et RSE, quel impact un an après », sondage CARE France et Be-linked, 2009.

_ Gilbert Cette et Ombeline Jullien de Pommerol, « Dromadaire ou chameau ? », Futuribles n°422, janvier-février 2018.

_ Nawel Louzari, « Les législations du travail : cap sur la protection des salariés ou sur la dérégulation ? », Rapport Vigie 2016, Futuribles International.

  • 1Descriptif de l’ODD n°8 par l'ONU
  • 2 Cf. « Crise économique et RSE, quel impact un an après », 2009, sondage CARE France et Be-Linked
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