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« Il n'y a pas de changement possible si les burkinabès ne s'engagent pas. »

Tribune Fonda N°257 - Associations et fondations face aux changements systémiques - Mars 2023
Éric Ismaël Kinda
Éric Ismaël Kinda
Depuis 2013, le Balai citoyen lutte contre la corruption et la mal-gouvernance au Burkina Faso. Ce mouvement citoyen panafricaniste sensibilise et forme les Burkinabès sur les enjeux démocratiques. Dans cet entretien, le porte-parole du mouvement Éric Ismaël Kinda revient sur la genèse du mouvement, sa structuration et les enjeux qu’il rencontre, notamment les différents freins à l’engagement des citoyens burkinabès
« Il n'y a pas de changement possible si les burkinabès ne s'engagent pas. »
Extrait du documentaire « On a le temps pour nous ». de Katy Léna Ndiaye consacré au Balai Citoyen © Semfilms/Indigo Mood Films

Éric Ismaël Kinda, porte-parole du Balai citoyen répond aux questions d’Anna Maheu, la Fonda.

Quand avez-vous rejoint le Balai citoyen ?

Éric Ismaël Kinda : Je suis membre du mouvement depuis sa fondation en 2013. Le Balai citoyen est officiellement né le 25 août 2013. Dès son lancement, je faisais partie de la coordination nationale.

J’étais initialement chargé de la mobilisation et de la gestion des clubs cibals. Les clubs cibals sont les structures de base du mouvement.

Cibal est un néologisme, la contraction de deux termes : citoyen-balayeur. Nous nous sommes rassemblés en 2013 pour nous opposer au président de l’époque, Blaise Compaoré. Il voulait modifier la Constitution pour se représenter aux élections et briguer un nouveau mandat.

Nous souhaitions balayer la corruption et la mal-gouvernance hors de notre pays.

Quel est votre rôle à présent au sein du Balai citoyen ?

À l’occasion du camp cibal de 2019, j’ai été désigné porte-parole du Balai Citoyen par l’assemblée générale du mouvement.

Le camp cibal est une grande rencontre, un moment important dans la vie du mouvement. Il s’agit d’un regroupement périodique : nous choisissons une région du Burkina Faso et des représentants de chaque structure, les coordinations régionales comme communales, s’y retrouvent pendant 72 heures.

Les responsables des structures du mouvement échangent à l’occasion sur la vie du mouvement, nous effectuons un bilan du parcours du mouvement, nous réfléchissons et nous faisons notre autocritique. C’est aussi un moment de partage d’expériences puisque les structures mettent en place des activités et des projets différents.

Comment est structuré le Balai?

Quinze membres, dont deux porte-paroles, composent la coordination nationale qui est l’organe dirigeant du mouvement. Aujourd’hui, nous avons neuf coordinations régionales, mais nous souhaiterions parvenir à treize coordinations, soit une par grande région du Burkina Faso.

Ces coordinations régionales représentent plusieurs villes. Des communes semi-urbaines ou rurales sont rattachées aux grandes villes, la coordination communale de Bama fait partie de la coordination régionale de l’Ouest, celle de Bobo-Dioulasso qui est la deuxième capitale dans la partie ouest du Burkina Faso.

Une coordination régionale est un regroupement de coordinations communales. Les communes comptent plusieurs quartiers ou secteurs, un quartier ou secteur peut donc compter un ou plusieurs clubs cibals.

Il faut 10 à 15 personnes pour former un club cibal, un club de citoyens-balayeurs.

Les clubs sont ensuite regroupés par zones à l’intérieur de chaque coordination régionale, par exemple la coordination régionale du Centre/ Ouagadougou compte 4 zones.

Les clubs cibals sont baptisés des noms de figures politiques et historiques du Burkina Faso et de l’Afrique, comme les clubs cibals Thomas Sankara, Kwamé N’Krumah, Patrice Lumumba, Joseph Ki-Zerbo ou Norbert Zongo.

Enfin, les ambassades cibales rassemblent des répondants du mouvement hors du Burkina Faso. Des ambassades cibales existent à Paris, Milan, Barcelone, New York, ou encore à Berlin.

Comment construisez-vous le projet stratégique de votre mouvement ?

Le secrétariat exécutif élabore le premier projet de plan stratégique. Puis ce projet est présenté à la coordination nationale pour appréciation. La coordination nationale défend ensuite le projet de planification en assemblée générale.

C’est l’assemblée générale qui peut l’amender et le valider en dernière instance. L’ensemble des militants peut alors s’approprier le contenu du plan stratégique. Ils exercent un droit de regard sur la façon dont le mouvement évolue. Ainsi les activités n’échappent pas à ses membres.

Qui sont les membres du Balai ? 

Ce sont des citoyens désireux de s’engager pour la vie du quartier, mais aussi celle de la nation. Ils partagent notre vision et notre philosophie. L’adhésion est ouverte à tout Burkinabè et aux étrangers : nous sommes un mouvement panafricaniste1 . Nous avons même deux clubs qui accueillent des Français.

Nous ne sommes pas sectaires. Nos textes sont par ailleurs clairs : des personnes de tous les bords politiques peuvent nous rejoindre, à condition d’adhérer réellement à nos idéaux et aux valeurs que nous défendons.

Quelles sont les activités mises en place par les cibals ?

Essentiellement des formations et des sensibilisations. Nous outillons les camarades pour qu’ils puissent suivre efficacement les politiques publiques au niveau des villes, des campagnes ou des communes.

Certaines formations traitent des thématiques de bonne gouvernance, mais aussi de la démocratie, des droits humains ou de l’extrémisme violent. Notre mouvement se bat depuis des années contre la mal-gouvernance. Généralement, les politiques publiques ne sont pas en phase avec la réalité de terrain.

Les activités du Balai citoyen sont variées : nous plantons des arbres, mais nous organisons aussi des examens comme le brevet d’études du premier cycle (BEPC) ou le baccalauréat au profit des élèves candidats aux examens nationaux, ou le marathon cibal Thomas Sankara.

Le Balai citoyen, avec la contribution des cibals et des personnes de bonne volonté, a également produit de la solution hydroalcoolique pendant la crise liée au COVID-19 pour en distribuer aux personnes les plus défavorisées. Nous organisons aussi des collectes de dons en faveur de nos concitoyens qui ont dû migrer à cause du terrorisme djihadiste.

Dans les quartiers, nous organisons des thés-débats sur le modèle des cafés philosophiques en France. Ce peut-être l’occasion de mettre en débat la mal-gouvernance, la crise sécuritaire, ou des sujets plus précis comme le franc CFA2 . Ces thés-débats se tiennent généralement les week-ends pour permettre la participation des militants qui travaillent dans les secteurs public, privé ou informel. C’est à la fin de semaine que nos concitoyens ont un peu de liberté pour mener ces réflexions.

Le Balai citoyen existe depuis bientôt dix ans. Est-ce que vous avez vu une évolution dans le mouvement et au Burkina Faso ?

Les choses évoluent, même si cela ne va pas aussi vite que nous le souhaiterions. Nous avons véritablement contribué à l’éveil des consciences. Sur chaque question d’intérêt national, nous sommes interpellés, notre avis est demandé. C’est une preuve que nous comptons sur l’échiquier politique.

Dans l’intérêt du mouvement, nous avons mis en place trois cellules de réflexion. Des camarades et des personnes-ressources animent ces cellules, ils collectent des informations, les analysent et les traitent. Ce travail collectif permet à la coordination nationale de fonder ses prises de position.

Nous ne souhaitons pas seulement critiquer, mais aussi contribuer à faire bouger les choses.

Une cellule est par exemple chargée de la question sécuritaire. Une autre cellule s’intéresse à la question foncière et de l’eau. Au Burkina Faso, nous vivons actuellement une crise grave au niveau du foncier et de l’eau qui entraîne des conflits souvent meurtriers.

Avec l’accaparement des terres ou des sols, des paysans se retrouvent dépossédés. Les détenteurs d’une certaine puissance financière arrachent les terres des mains des paysans. Ces derniers, par manque de moyens financiers, se voient obligés de céder les terres contre des miettes. Cet argent ne leur profite pas à long terme.

Nous avons la chance de compter au sein du mouvement des camarades qui évoluent dans le domaine du foncier. Cette cellule a produit une contribution du Balai citoyen sur la question foncière, qui est disponible en ligne sur notre site.

La troisième cellule est chargée de la question des mines. Cette cellule n’est pour l’instant pas active à plein temps. Les membres qui y participent travaillent hors de Ouagadougou, voire à l’étranger.

Votre mouvement est-il entièrement bénévole ?

Oui, nous sommes tous bénévoles. De temps en temps, nous avons la chance d’être accompagnés par des partenaires extérieurs. Lorsqu’un possible partenaire frappe à notre porte, nous posons nos conditions. La principale question est : ce projet s’inscrit-il dans notre plan d’action stratégique ?

Nous avons un principe : nous ne portons que nos propres idées. Il est hors de question qu’un partenaire nous propose de porter un projet qui n’émane pas de nous. La principale condition pour que nous puissions accepter un partenariat, est de nous laisser entièrement maîtres de nos idées, maîtres de nos projets, nous sommes très jaloux de notre liberté et de nos idées.

L’accompagnement des partenaires prend généralement la forme de formations internes. Des organisations non gouvernementales (ONG) comme DiaKonia, Oxfam ou l’United States Institute of Peace (USIP) nous ont ainsi soutenus.

Par exemple, l’Institut américain pour la paix, autre nom de l’USIP, a découvert que le Balai travaillait dans le domaine sécuritaire avec une logique de non-violence. Ils nous ont aidés à former nos militants, mais aussi des forces de défense et de sécurité burkinabès dans la commune de Saaba.

Le Balai est en effet intervenu auprès des forces de défense et de sécurité, policiers et gendarmes, en matière de formation sur la protection des droits de l’homme et de collaboration entre civils et forces de l’ordre. Nous avons aussi des partenaires nationaux.

Vous êtes un mouvement d’engagement citoyen. Pour vous, quels sont les freins qui empêchent certains Burkinabès de s’engager ?

Les facteurs sont nombreux, tout d’abord, il y a un facteur politique. De nombreux Burkinabès ont été déçus par les hommes politiques. La politique a trahi les aspirations profondes des populations. Certains de mes concitoyens sont résignés à présent, ils hésitent à s’engager.

La politique a une image extrêmement négative au Burkina Faso, tout ce qui touche à la politique est vomi. La mal-gouvernance a des répercussions négatives sur la propension des individus à adhérer au mouvement. Or, le combat que nous menons est aussi un combat politique.

Le faible engagement serait donc lié à un dégoût de la chose politique ?

En partie : nous souffrons également de l’image de plus en plus ternie des organisations de la société civile. Les organisations de la société civile (OSC) sont fortement politisées, certaines ne sont que des appendices des partis politiques.

Le pouvoir de l’argent a également fait son entrée au sein de ces organisations et ses effets sont néfastes. D’où vient cet argent ? Des politiciens ou des opérateurs économiques. Ces derniers créent des OSC et les utilisent pour porter des messages sur les réseaux sociaux ou dans les médias.

Régulièrement, des journalistes dévoilent de scandales sur le financement occulte des organisations de la société civile, si bien que les citoyens mettent tout le monde dans le même panier. Et cela n’incite pas forcément les uns et les autres à adhérer au mouvement.

Un autre facteur non négligeable est le phénomène du chômage. Ici, la plupart des jeunes qui sont au chômage se cherchent une situation sociale, une situation économique. Ils n’ont pas forcément le réflexe du bénévolat.

Le chômage n’incite pas à adhérer à des mouvements comme le nôtre, basés sur le bénévolat.

Nous sommes néanmoins confiants : plus les problèmes seront graves, plus les uns et les autres verront la nécessité de s’engager. Plus que jamais, nous devons mettre fin au système actuel. Nous ne pouvons continuer à baigner dans les difficultés. Pour y mettre fin, certains devront accepter de franchir le pas, de se mouiller et de se salir. Comme disait Sartre, vivre c’est avoir les mains sales, autrement dit, c’est s’engager3 .

L’écrivain français Charles Péguy décriait également ceux « qui ont les mains propres, mais qui n’ont pas de mains »4

Dans notre message de sensibilisation, nous le martelons : « Il n’y a pas de changement possible si les uns et les autres veulent garder leurs mains propres, c’est-à-dire s’ils ne veulent pas s’engager ».

Personne ne viendra changer notre situation. L’idée du Messie, nous n’y croyons pas. L’idée de l’homme providentiel, nous n’y adhérons pas. C’est aux populations de s’investir, a contrario de chacun des récits cités précédemment. Et c’est en s’investissant ensemble, en partageant des expériences, que nous pourrons sortir des situations difficiles dans lesquelles nous nous retrouvons.

  • 1Apparu à la fin du XIXe siècle lors de la Première Conférence panafricaine de 1900, le panafricanisme est une idéologie politique qui promeut l’indépendance totale du continent africain et encourage la solidarité entre les personnes africaines ou afrodescendantes.
  • 2Le franc de la Communauté financière africaine, plus connu sous le nom de franc CFA, est la monnaie actuelle du Burkina Faso. Héritage colonial, cette monnaie devrait être remplacée en 2027 par l’ÉCO. Des organismes, dont le Balai citoyen, critiquent l’influence de la France qui empêche l’indépendance monétaire africaine.
  • 3Théorie existentialiste sur le culte de l’engagement développée par Jean-Paul Sartre dans son ouvrage Les Mains sales, paru en 1948.
  • 4Citation qui visait le kantisme dans les Œuvres en prose complètes de Charles Péguy en 1992, elle est depuis entrée dans le langage courant pour désigner les idéalistes.
Entretien