Associations et démocratie Engagement

Je m’associe, tu t’engages, on s’éduque

Tribune Fonda N°232 - Démocratie contributive : une renaissance citoyenne - Décembre 2016
Mathilde Renault-Tinacci
Mathilde Renault-Tinacci
Et Blandine Sillard, Maïté Juan
La citoyenneté suscite aujourd’hui un regain d’intérêt au sein de l’opinion publique, médiatique et politique et l’on s’interroge sur « la crise de la citoyenneté ». Les études visant à comprendre les facteurs de cette crise sont nombreuses mais rares sont celles qui ont cherché dans le terreau associatif un moyen de la comprendre et de lui apporter des éléments de réponses.

Basé sur trois enquêtes de terrain distinctes, cet article interroge le rôle des associations dans l’émergence et l’accompagnement d’une citoyenneté active. Il propose aux acteurs engagés une grille d’analyse pour mieux comprendre leur place et leur rôle en matière « d'éducation à la citoyenneté ».


Une approche anthropologique de l’éducation à la citoyenneté


Étudier les conditions et formes de l’éducation à la citoyenneté au sein des associations implique d’éclaircir le sens donné à la notion de « citoyenneté ». Catherine Neveu invite à étudier, d’un point de vue anthropologique, les divers espaces de « fabrication de la citoyenneté » à travers une prise en compte de la nature fondamentalement relationnelle et processuelle de la citoyenneté.

Contre une approche restrictive assimilant la citoyenneté à un statut juridique, cette anthropologie de la citoyenneté la pose comme un construit social et invite à reconnaître la portée politique des pratiques « ordinaires » mêlant engagement politique, sociabilité et solidarité. La citoyenneté est alors conçue comme une construction interactive et évolutive de représentations et de pratiques.

Au-delà de l’acquisition d’une « conscience citoyenne » à travers la connaissance de ses droits et le sentiment de responsabilité et de solidarité envers autrui, la construction sociale de la citoyenneté inclut les processus « à travers lesquels des citoyens s’emparent de la “ chose publique ” pour s'affirmer en tant que sujets politiques ». De fait, il s’agit de reconnaître la capacité des individus à intervenir dans la sphère publique en mobilisant une pluralité de savoirs, compétences, ressources et savoir-faire d’ordre technique, pratique ou politique.

De quelle manière peut-on appréhender la fabrication de la citoyenneté comme un processus éducatif, à la fois formel et informel ? Comment l’association peut-elle favoriser une éducation citoyenne mutuelle, fondée sur la réciprocité ?

L’association résulte de l’articulation entre un projet collectif et une organisation, grâce à laquelle les conceptions partagées s’incarnent dans des principes, et des normes pour mettre en œuvre le projet commun. Se fondant sur un engagement volontaire des individus, l'association crée les conditions d’émergence d’un espace public fondé sur l’interconnaissance et l’intercompréhension, où la construction du lien social s’articule à la satisfaction de l'intérêt individuel. Elle ouvre ainsi des potentialités au déploiement de processus continus d’éducation à travers la constitution de communautés de valeurs et de pratiques autour de projets communs.

John Dewey a notamment étudié cette dimension éducative de l’association, en reliant étroitement l’engagement dans la vie de la communauté à l’épanouissement des capacités individuelles. Dewey conçoit l’éducation comme un processus social continu, imprégnant l’ensemble des domaines de la vie sociale : selon lui, toute expérience peut être éducative et démocratique si elle permet un processus d’individuation et de socialisation.

De plus, toute institution éducative et démocratique doit permettre une égalité de participation des différents membres du projet collectif aux processus de définition et d’organisation des buts communs : la formation d’un public inclusif et engagé n’est possible, aux yeux de Dewey, que si chaque individu a la possibilité de s’investir à part égale dans l’action collective. La production d’une « intelligence collective » dépend alors de l’implication des différents individus dans des processus d'enquête sociale ouvrant des espaces d’expérimentations et d’apprentissages réciproques.

À l’instar de Dewey, nous concevons l’éducation à la citoyenneté comme processus de transmission mutuelle se déployant dans l’interaction sociale. Elle peut s’appuyer sur l’existence non seulement de dispositifs formels (formation, participation et délibération « procédurale ») mais également d’espaces plus informels de déploiement des sociabilités et d’une délibération spontanée (échanges de savoirs et de compétences, entraide et coopération favorisant une co-responsabilité).


De la formalisation à l’informalisation des modalités de transmission


Nous proposons ainsi d’interroger les tensions qui naissent dans l’interpénétration des processus formels et informels d’éducation. Une de ces tensions concerne les écarts entre les formes de gouvernance traditionnelles (proposées dans les statuts « types ») et la marge de manœuvre prise avec ces dernières aboutissant à la création de « pans de vie associative » . Lors de nos enquêtes, nous avons pu distinguer trois niveaux de développement de la vie associative.

  • Le premier niveau est sans nul doute le niveau où le strict minimum fait loi et où le modèle de l’association constitue un simple cadre juridique et légal, visant dans le même temps à remplir la mission qu’elle s’est fixée. Outre les moments de « consommation » d’activités, il n’existe pas de vie associative à proprement parler. Les conseils d’administration se réunissent assez rarement et l’assemblée générale une fois par an. Il n’existe aucun moment de convivialité au niveau de la structure « centrale ».
     
  • Le second niveau concerne une majorité des associations rencontrées. La vie associative est rythmée majoritairement par les grandes instances décisionnelles de l’association ou les événements. Les moments de convivialité sont plutôt nombreux. Toutefois seule une partie des membres y accède. Les associations en ce cas ne rentrent pas forcément dans une logique de mobilisation de bénévoles hors missions.
     
  • Le troisième niveau ne semble concerner que des associations de moins de dix ans. La logique de développement de la vie associative est totalisante (terme utilisé ici sans connotation négative). Tout est rattaché de près ou de loin à la vie associative, et c’est le quotidien qui vient en rythmer les contours.


Ces différentes marges de manœuvre conditionnent les espaces de vie associative et donc la forme que peuvent prendre des apprentissages de la citoyenneté par la participation.

Lorsqu’elles sont réflexives sur leurs pratiques, les associations tentent de mettre en place des « politiques d’inclusion participative » en leur sein. Une attention particulière est ainsi portée à l’entrée de nouveaux membres dans l’association.

Dans certaines structures, sont instaurés de véritables « parcours d’entrée » visant à intégrer le nouveau participant en misant sur une acculturation organisée en paliers (assimilation de la gouvernance, l’historique, le projet, les valeurs défendues) notamment par le biais de formations obligatoires. Une fiche de poste, des horaires par créneaux, et une fiche de suivi ou de retour d’expérience sont proposés au bénévole.

Dans ce cas précis, les procédés normatifs à l’œuvre sont parfois tels, qu’il est impossible pour des membres non initiés de se sentir légitimes pour prendre part au projet. De l’autre côté, trop cadrés, des membres potentiellement plus « militants » ou souhaitant tout simplement avoir la possibilité de « développer des initiatives » peuvent quitter la structure.

Dans d’autres cas, les associations misent plus particulièrement sur la fidélisation de l’entrant par les liens susceptibles de se créer. Dans ce cadre, le premier échelon est de proposer la participation à un événement (ouvert et convivial, avec l’exemple d’un apéritif général) auquel l’ensemble des membres est convié. Par la suite, il est possible pour le nouvel entrant d'affirmer sa légitimité et ainsi sa place dans la structure au travers des initiatives qu’il peut prendre. La place de chaque individu est ainsi singularisée, au sens où elle ne peut être occupée que par ce dernier.

Chacun va proposer à l’autre les connaissances, les savoirs dont il dispose, sans pour autant reprendre un rôle formalisé, formaté par lesdites compétences. En ce cas, on remarque que la liberté importante qui est donnée, peut aboutir à un brouillage des missions, du rôle de l’association et donc à une acculturation relative du membre, voire à un désengagement, ou encore à la mise de côté de certains membres peu outillés, dans les prises de décisions sur les grandes orientations du projet associatif.

À partir de ces logiques de « mise en participation » nous pouvons distinguer à ce titre deux grandes approches d’apprentissage de la citoyenneté mises en tension dans les formes qu’elles empruntent :

  • une approche que l’on pourrait qualifier de traditionnelle appuyée sur une instruction civique et sur une éducation transmettant un propos sur l’engagement avec la mise en place de formation apprenant à « devenir citoyen » ou à « penser la participation » sur des modèles de transmission didactique (importance donnée au contenu et non au contenant), soit un apprentissage « sur » et non « par » ;
     
  • une approche que l’on pourrait qualifier de transformatrice « à finalité citoyenne » fortement appuyée sur un principe d’action. Le principe premier est dès lors l’expérimentation par la pratique (exemple d’un atelier cuisine où les participants sont approchés pour apprendre à cuisiner mais dont le but in fine est d’intégrer les participants dans une réflexion sur la consommation et de proposer un engagement qui l’incarne). On mise ici sur l'interaction entre participants et l'interprétation civique qui s’opère dans la constitution de liens sociaux. Cette approche est processuelle, non didactique et s’inscrit dans un cadre plus souple.


Comment créer les conditions d’une transmission informelle ?


Au-delà des modes de transmission formels, nous voyons dans le développement des modes de transmission informels, par la pratique, une solution dont les associations peuvent se saisir pour proposer des voies alternatives et toucher des personnes exclues des formes traditionnelles de la citoyenneté (les étrangers extra-européens, les gens du voyage, les Sdf jusqu’en 1998...) ou rejetant les cadres institutionnels. Autrement dit, à travers des modes de transmission informels, les associations transforment des non-citoyens de droit ou de fait en citoyens conscients, reconnaissant la portée politique de leurs pratiques ordinaires, et actifs, développant une relation responsable à leur environnement.

À la lumière de ces réflexions, il nous semble important de proposer aux responsables associatifs une grille de réflexivité basée sur trois conditions permettant de rendre effectifs les modes de transmission informels d’une conscience et de pratiques citoyennes au sein d’une association.

Le premier axe de cette grille consiste à repenser les lieux dont l’association dispose. Espace de rencontre et de sociabilité, un lieu associatif peut permettre à des expressions de la citoyenneté d’émerger par la parole (lieu de débats, délibération, échange, partage d’informations) mais aussi par les actes, si les personnes qui y entrent sont en mesure de décider et de produire, avec d’autres, ce qui s’y passe. Les mouvements de jeunesse ont historiquement mis à l’œuvre ce principe dans les camps en répartissant les tâches, en responsabilisant les jeunes, dans une perspective d’éducation à la vie collective.

Cela nécessite de mettre en place des modalités de gestion contributives et de faire de cette contribution un levier et non une contrainte inhibante. L’inconditionnalité dans l’accès au lieu peut permettre de créer un espace inclusif, exempt de formalisme, où une confrontation à la diversité et la complexité est possible, et de dépasser ainsi un usage utilitaire et consumériste.

Le deuxième axe de réflexivité que nous proposons ici est de redéfinir l’économie (au sens de structure des ressources et des échanges permettant d’y accéder) de l’association pour s’appuyer, avant toute chose, sur les envies et les savoir-faire de la communauté qui la compose (bénévoles comme bénéficiaires). Cette démarche est nécessaire pour développer une gestion contributive des lieux, à l’image de ce que nous venons de décrire, mais elle dépasse ce seul cadre.

De manière plus générale, offrir aux membres d’un collectif la possibilité de mettre leur savoirs et savoir-faire au service du fonctionnement de ce même collectif crée un environnement propice à l’apprentissage de la citoyenneté par la pratique et la réciprocité. D’un point de vue opérationnel, cette perspective repose sur deux pieds : l’interconnaissance (les membres se connaissent individuellement et savent identifier qui sait et aime faire quoi) et l’interpellation (les membres peuvent demander l’aide ou la contribution d’un autre membre sur la base des savoir-faire qu’il lui connaît).

Les outils mobilisés par les Rers (Réseau d’échanges réciproques de savoirs) et les Sel (Systèmes d’échanges locaux), dont l’objet même est de construire une économie non-financière basée sur les capacités de chacun, peuvent être intéressants à transposer dans le cadre du fonctionnement interne d’une association qui souhaite repenser ainsi son économie.

Un troisième axe de réflexivité consiste à améliorer la posture et les savoir-être mobilisés pour l’accueil et l’accompagnement des bénévoles. L’interconnaissance et l’interpellation requièrent de prendre en compte les singularités de chaque personne et d’être attentif aux apports et envies de chacun. À partir de là, il s’agit de donner à ces envies une traduction concrète et immédiate en identifiant un cadre d’engagement adapté.

Nous interrogeant sur le rôle des associations en matière d’éducation à la citoyenneté, nous avons tenté d’apporter des éléments de réflexion permettant de créer les conditions de développement de modes de transmission informels. Ces derniers nous semblent en effet offrir des perspectives particulièrement prometteuses pour repenser l’éducation citoyenne dans une approche relationnelle, à une époque où la violence symbolique des espaces traditionnellement pourvoyeurs de citoyenneté (les institutions publiques, étatiques par exemple) génère méfiance, voire défiance.

Qu’elle soit ressentie consciemment ou inconsciemment par les personnes qui la subissent, cette violence symbolique entrave la capacité des institutions à fabriquer une conscience citoyenne, au risque de voir se déliter le sentiment de responsabilité de chacun envers les autres, envers la collectivité.

 



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