Économie sociale et solidaire Modèles socio-économiques

La professionnalisation des associations en crise

Tribune Fonda N°200 - Regards croisés - Décembre 2009
Bernard Gomel
Analyse des conditions de l'emploi associatif en comparaison avec d'autres secteurs d'activités en France.
La professionnalisation des associations en crise

Le programme Nouveaux services – emplois jeunes, inauguré en octobre 1997, avait déjà comme objectif d’améliorer le fonctionnement économique des associations : le jeune salarié du programme était censé apporter de nouvelles compétences professionnelles à la structure. Après un bilan mitigé, le même objectif de professionnalisation de l’activité est repris quelques années plus tard. Des « dispositifs locaux d’accompagnement » (Dla) proposent des services gratuits de conseil et d’expertise, en vue de la consolidation économique et du développement des structures. Les Dla procèdent à des diagnostics et mettent en place des dispositifs de gestion en utilisant les outils développés pour les entreprises privées et les Tpe en particulier.

Certes, la référence à l’utilité sociale reste permanente et elle est au cœur du développement des « relations partenariales » entre l’état et les associations et leur évaluation doit notamment porter « sur la conformité des résultats à l’objet (…), sur l’impact des actions ou des interventions, s’il y a lieu, au regard de leur utilité sociale ou de l’intérêt général » (circulaire du 1er décembre 2000 relative aux conventions pluriannuelles d’objectifs). Le guide de l’évaluation publié en juin 2002 par la délégation interministérielle à l’innovation sociale et à l’économie sociale (Diieses) rappelle encore la spécificité de l’évaluation d’un projet associatif : « l’association ne peut être appréhendée seulement à travers sa fonction économique ». Le jugement sur la pertinence d’une action doit comprendre « la transformation sociale qu’il induit », le « degré de responsabilité qu’il suscite en faveur d’une cause d’intérêt général» ainsi que « les transformations favorables, volontaires ou involontaires (…) en faveur de tous les habitants d’un territoire ».

Néanmoins, dès lors qu’il y a une prise économique possible, l’action publique en direction des associations va s’en saisir. L’accompagnement de moyen terme dont bénéficient les associations comporte des obligations de transparence (dans la logique de la circulaire fiscale de septembre 1998) et de standardisation de la gestion des activités. Il s’agit d’entrer dans une logique économique qui est présentée comme la source de la professionnalisation recherchée. Ainsi, pour le réseau France Active, « apporter des outils financiers à une structure associative, c’est lui donner les moyens de se professionnaliser et à terme, de se gérer comme une petite entreprise » ou encore, « le but de l’accompagnement, c’est de faciliter la mobilisation des acteurs et la synergie des financeurs ».

Cette professionnalisation selon des standards techniques de bonne gestion indifférents au statut juridique de l’entreprise n’a pas seulement suscité des résistances dans le secteur associatif. S’exprimant en 2002 pour le secteur marchand, le Medef entendait « contrôler le glissement de l’action sociale vers l’activité économique » et considérait comme essentiel « de poser de nouvelles règles, afin qu’à des activités semblables s’appliquent des conditions de concurrence équivalentes, quel que soit le statut juridique de l’opérateur » (Medef, 2002, Concurrence : marché unique, acteurs pluriels. Pour de nouvelles règles du jeu).

L’impact de la crise économique

La crise économique qui se développe depuis le second semestre 2008 modifie sensiblement les relations des pouvoirs publics avec les associations. Comme à chaque fois que la conjoncture économique se dégrade, les pouvoirs publics chargent les associations et de larges composantes de l’économie sociale et solidaire de la mise en œuvre de ses mesures contra cycliques. La relance des contrats aidés de la dernière période a concerné essentiellement le secteur « non marchand ». Ainsi, pour le Contrat unique d’insertion (Cui) qui remplace depuis le 1er janvier 2010 les anciens dispositifs, c’est son volet non marchand, le Contrat d’accompagnement dans l’emploi (Cae) qui va supporter l’essentiel des objectifs quantitatifs de placement des contrats aidés. Il est en effet prévu, dans le projet de loi de finances pour 2010, 360 000 entrées en Cui-Cae (dont 85 000 cofinancées par les conseils généraux pour les bénéficiaires du Rsa) soit « un effectif moyen mensuel de 158 671 bénéficiaires ». Les entrées prévues en Cui du secteur marchand, le contrat initiative-emploi (Cui-Cae), sont en comparaison beaucoup plus faibles : 50 000 entrées prévues (sans compter ceux qui seront intégralement financés par les conseils généraux pour les bénéficiaires du Rsa) pour « un effectif moyen mensuel de 23 971 ». Les crédits prévus en Plf 2010 pour les Cui-Cae sont dix fois plus importants que ceux prévus pour les Cui-Cae (respectivement 918 et 92 millions d’euros) ; de plus les Cui du secteur non marchand sont également pris en charge par le plan de relance pour 268 millions d’euros supplémentaires.

Si la prise en charge du Cae est à 70 % du smic horaire (augmentée exceptionnellement en 2010 de 20 points supplémentaires financés par le plan de relance) et celle du Cie de 33 % du Smic horaire, c’est que les objectifs qualitatifs des CUI du secteur non marchand sont plus ambitieux. La mise en œuvre du Contrat unique d’insertion, « design for all », s’adapte « au mieux aux réalités locales » et le niveau des aides attribuées est fonction « du type d’employeurs, des publics accueillis et de l’effort consenti par l’employeur en matière de formation et d’accompagnement ». Ainsi, à l’opposé des standards de professionnalisation que les pouvoirs publics leur opposaient naguère pour les rapprocher des entreprises privées, c’est à nouveau la spécificité du secteur non marchand qui est valorisée.

C’est l’occasion de rappeler que dans ce nouveau contexte, il importe que l’insertion des personnes les plus en difficulté, mission des entreprises d’insertion, des associations intermédiaires, des ateliers et des chantiers d’insertion, soit préservée1 alors même que la crise rejette dans le chômage des salariés autrement mieux placés sur le marché du travail. Comment utiliser les mêmes dispositifs pour maintenir un objectif structurel (« faciliter l’insertion professionnelle des personnes sans emploi rencontrant des difficultés sociales et professionnelles d’accès à l’emploi ») tout en assurant une réponse conjoncturelle aux conséquences de la crise sur l’emploi ? Le terme d’insertion ne convient certainement pas pour fédérer ces deux objectifs. C’est l’accompagnement individualisé vers l’emploi qui constitue de plus en plus le fil rouge de toute la politique publique de l’emploi, en relation avec l’objectif européen de plein emploi dans la pleine activité et les taux élevés d’activité et d’emploi qu’il suppose.

Expérimenté depuis des années, en particulier par les employeurs de l’Ess, pour les personnes « éloignées de l’emploi », l’accompagnement individuel est aujourd’hui consacré pour les jeunes (renforcement du Civis et du rôle des missions locales dans le plan Agir pour la jeunesse de septembre 2009) et se généralise progressivement, des salariés licenciés économiques (cellules de reclassement, plans de sauvegarde de l’emploi, actualisation des conventions de reclassement personnalisé, extension des zones d’emploi concernées par le contrat de transition professionnelle) à l’ensemble des demandeurs d’emploi (au principe même de la création de Pôle emploi). Le professionnalisme atteint dans le domaine de l’insertion par certains employeurs de l’Ess doit pouvoir être utilement traduit en termes d’accompagnement et valoriserait ces structures autrement que par l’accueil transitoire de salariés en contrat aidé en période de mauvaise conjoncture de l’emploi.

Un nouveau regard sur les apports de l’Ess ?

La crise donne également l’occasion de réfléchir a contrario à ce qu’apportent les associations et plus largement l’économie sociale et solidaire en termes de pratiques et d’expériences utiles aux mutations en cours. Mettons ici de côté tout le discours sur la spécificité de cette économie, sur ses valeurs, questions qui sont ni plus ni moins d’actualité aujourd’hui qu’hier, pour au contraire penser aux enseignements utiles à toutes les entreprises que nous pourrions en tirer aujourd’hui. Si la crise économique actuelle ne donne pas raison globalement à l’économie sociale et solidaire comme on le lit parfois (avec le contre exemple immédiat des banques mutualistes en général et de Natixis en particulier), certaines pratiques expérimentées avec succès dans des entreprises de l’Ess apportent-elles des réponses généralisables ?

En ces temps d’augmentation des contraintes organisationnelles, de montée du management autoritaire et d’évaluation permanente des résultats individuels (Dr Arnaudo et col. 2004, L’exposition aux risques et aux pénibilités du travail de 1994 à 2003 : Premiers résultats de l’enquête Sumer 2003, Premières synthèses n° 52.1 – décembre), en quoi les associations et les entreprises de l’économie sociale et solidaire se distinguent-elles ? Prenons l’exemple des centres d’appels, symbole aujourd’hui de la souffrance et du stress au travail : sont-ils différents dans les entreprises de l’Ess ? Rien n’est moins sûr. La mise en place de centres d’appels dans une grande mutuelle française, confiée semble-t-il à des responsables embauchés après une expérience professionnelle dans des centres d’appels « standards », fait ainsi l’objet depuis plusieurs années de multiples conflits. Les faits dénoncés et les revendications, rapportés par les syndicats de salariés de la mutuelle, ne semblent pas différents de ce que relève une enquête récente menée auprès de plus de 2 000 téléopérateurs de l’agglomération lyonnaise (Agemétra, Ast Grand Lyon, Umrestte, 2007, Conditions de travail dans les centres d’appels téléphoniques et retentissement sur la santé des salariés) et qui constate que « le contenu du travail et le vécu » de ce type de poste posent particulièrement problème. Il est constaté notamment, par référence à l’enquête Sumer 2003 qui porte, elle, sur un échantillon représentatif de la population active française, que les téléopérateurs, même rebaptisés conseillers, ont un faible niveau de latitude décisionnelle2 . Et dans le même temps, elles (il s’agit en majorité de téléopératrices) ont un niveau de demande psychologique3 proche de celui des femmes cadres et ingénieurs.

On sait à quel point les salariés de l’Ess sont particulièrement sensibles à ces dimensions de contrôle de supervision et d’évaluation individuelle sanctionnée par des montants variables de prime (Lanfranchi, Larguem, Narcy, 2005, Satisfaction dans l’emploi des salariés du secteur sans but lucratif en Europe, document de travail de l’Université Paris 2). Pourtant, ces ruptures organisationnelles sont présentées aux mutualistes comme de simples réponses à leurs critiques quant à la qualité du service en termes de rapidité et de fiabilité. Rien n’est dit sur les difficultés spécifiques du métier de téléopérateur, sinon qu’elles sont transitoires. Par exemple, la supervision (être écouté pendant qu’on répond aux appels) est présentée comme une aide au téléopérateur, comme un moyen d’améliorer sa façon de faire et de corriger rapidement ses erreurs éventuelles. On comprend que même les syndicats, qui sont convaincus de l’obligation vitale pour la mutuelle de passer aux centres d’appels, puissent protester contre les conditions de leur mise en place. C’est d’autant plus dommage qu’il ne s’agit pas de détails mais au contraire de sujets qui pourraient ressourcer l’Ess, passionner les mutualistes et expérimenter des solutions applicables largement.

Philippe Zarifian (Contrôle des engagements et productivité sociale, 2004) ne fait-il pas des centres d’appels le symbole du passage de la société de contrôle disciplinaire à celle du contrôle d’engagement annoncé par Michel Foucault et Gilles Deleuze ? Dommage que l’aspiration à « travailler autrement », pourtant une des composantes originelles de l’Ess remise au goût du jour dans les années 1970 avec le« troisième secteur » (Jacques Delors, Jocelyne Gaudin, 1978, La création d’emplois dans le secteur tertiaire : le troisième secteur en France, rapport à la Commission des communautés européennes) soit particulièrement oubliée aujourd’hui. Elle n’est pas mentionnée dans les « 50 propositions pour changer de cap » mises en débat début 2010 par le Labo de l’économie sociale et solidaire (une initiative de Claude Alphandéry, président d’honneur de France Active, en collaboration avec Laurent Fraisse et Tarik Ghezali).

Les enjeux ne concernent pas seulement le salarié. Le déclenchement de la crise a révélé également des dysfonctionnements majeurs dans la façon dont les responsabilités étaient assumées au sein de l’entreprise. Comme le dit Uni Cadres, une union syndicale internationale de cadres des services, « de vrais professionnels auraient-ils infligé cela à notre économie ? » Dans l’ambiance d’euphorie du capitalisme financier de la dernière période, des métiers essentiels à la bonne gouvernance des entreprises (Drh, management, contrôle interne et tout l’encadrement au sens large) ne pouvaient parfois plus être correctement exercés. Le professionnel responsable devenait synonyme d’empêcheur de profiter pleinement des opportunités de court terme. Il est intéressant que la revendication de pouvoir exercer pleinement et sans risques ses responsabilités professionnelles soit portée par les grandes centrales syndicales. Se retrouve ainsi aujourd’hui, comme une exigence très générale au sein de l’ensemble du système économique, un des ressorts historiques de l’Ess, la revendication de l’autonomie et de la responsabilité dans l’exercice de son métier. Dans une Europe d’économie de la connaissance, le meilleur de l’expérience entrepreneuriale de l’Ess pourrait profiter à tous.

  • 1Les 50 000 entrées en CUI-CAE prévues en 2010 dans les ateliers et chantiers d'insertion (ACI) sont par exemple financées "de façon exceptionnelle" à 105% du smic horaire, soit un taux de prise en charge équivalent aux anciens contrats d'avenir.
  • 2La "latitude décisionnelle" est mesurée par la réponse à neuf interrogations du "questionnaire de Karasek" qui portent sur la nécessité d'apprendre des choses nouvelles, de faire preuve de créativité, de prendre des décisions et d'organiser son travail.
  • 3La "demande psychologique", parfois désignée par "exigences mentales" est mesurée par des questions sur l'exigence de travailler vite, de répondre à une quantité excessive de travail, de recevoir des demandes contradictoires, sans disposer d'assez de temps, d'être obligé de se concentrer intensément, d'être souvent interrompu, etc.
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