Engagement

« L’activité philanthropique reflète la participation civique à la démocratie aux États-Unis. »

Tribune Fonda N°259 - Écologie : un combat, des engagements - Septembre 2023
Charles Sellen
Charles Sellen
Et Anna Maheu
Souvent réduite à des dons financiers d’individus fortunés, la philanthropie aux États-Unis émane pourtant de donateurs bien plus variés. L’économiste spécialisé Charles Sellen a longtemps étudié ce pays où plus de la moitié de la population donne. Dans cet entretien, il revient sur les récentes évolutions de cette générosité, sur ses ressorts notamment patriotiques, politiques et religieux, et sur la possibilité d’une culture philanthropique à la française.
« L’activité philanthropique reflète la participation civique à la démocratie aux États-Unis. »
Activités lors du Skid Row Carnival of Love de 2018, une journée de festivités pour les populations défavorisées de Los Angeles. L’événement est organisé par Be Love, une ONG fondée par l’acteur et célébrité locale Justin Baldoni © Office of Mayor Eric Garcetti

Charles Sellen répond aux questions d’Anna Maheu, la Fonda.

Est-ce que l’idée de philanthropie recouvre les mêmes réalités en France et aux États-Unis ?

Charles Sellen : Pas du tout ! Le terme « philanthropie » peut être entendu de manières différentes, et ce même outre-Atlantique. Selon la définition adoptée, on ne parle pas de la même chose. Un sens restrictif illustre le don financier de personnes riches. Je préconise plutôt une compréhension élargie qui englobe toutes les formes de générosité venant des diverses strates sociales, y compris modestes.

Le terme « philanthropie » peut être entendu de façon restrictive ou élargie.

J’observe d’ailleurs un biais dans les médias francophones où la philanthropie décrit souvent les largesses de grandes fortunes. Ils reprennent donc l’acception étroite, sans la préciser. Cela invisibilise les autres formes de générosité des ménages et ce à tous les niveaux de revenu et de patrimoine.

La philanthropie aurait donc un sens large, similaire à celui du don en France ?

Oui, mais avec des spécificités nationales. Dans le monde académique, nous utilisons la définition établie par Payton et Moody de l’université d’Indiana. La philanthropie recouvre toutes les « actions volontaires au service du bien public » (voluntary action for the public good)1 . Ces actions de différentes natures peuvent être catégorisées en fonction du type de ressource collectée pour une cause. J’utilise la typologie des « cinq T », facile à mémoriser : Trésor (Treasure), Temps (Time), Talent (Talent), Attaches (Ties) et Témoignages (Testimony).

Le premier T renvoie au sens restrictif de la philanthropie : le trésor, ce sont les dons, incluant ceux en nature. Le second T recouvre les diverses formes de bénévolat, « donner de son temps ». Le T de talent nous ouvre le domaine du mécénat de compétences. Le T d’attaches évoque les relations qualifiées qu’on peut apporter à une organisation d’intérêt général, ce qu’on appelle parfois « ouvrir son carnet d’adresses ». Enfin le dernier T de témoignage représente le partage d’informations et d’expériences, parler de la cause autour de soi, « aller porter la bonne parole ».

Sait-on qui donne aux États-Unis ?

Concernant le premier T, le trésor, nous savons que 50 % de la population américaine effectue des dons financiers. Au début des années 2000, c’était 66 %. En 20 ans, ils sont donc passés de deux tiers à la moitié de la population2 . Si nous comparons avec la France, le décalage est frappant. La baisse de donateurs est du même ordre de grandeur que les moins de 20 % des foyers imposés français déclarant un don3 . Pour les États-Unis, il s’agit donc d’une perte considérable, presqu’autant que le pourcentage de donateurs actuels en France.

Comment expliquer cette baisse des donateurs ?

Les donateurs sont moins nombreux alors que les dons augmentent. Les raisons sont connues : les classes moyennes nord-américaines s’appauvrissent et leur capacité à donner s’érode, tandis qu’une minorité capte l’accroissement des richesses. Une concentration s’ensuit : 1 % des ménages donnent 50 % des dollars collectés (contre 22 % des euros collectés en France). À ce phénomène économique, s’ajoute une dimension politique. Une partie de la population se sent moins concernée par le soutien à des causes, par décrochage, repli sur soi ou consumérisme. Alors que la participation de la société civile au jeu démocratique a toujours été très forte aux États-Unis, elle est à présent battue en brèche, le tout dans un contexte d’hyperpolarisation entre deux camps politisés qui n’arrivent plus à dialoguer.

Un phénomène similaire s’observe t-il dans les classes les plus aisées ?

Non, car aux États-Unis est encore fortement ancrée une culture du contre-don (give back). Parmi les ménages fortunés (high net worth individuals) qui disposent d’un million de dollars d’actifs à investir (hors résidence principale), 91 % effectuent des dons caritatifs4 . La comparaison avec la situation française est à nouveau frappante. Toute chose égale par ailleurs, les contribuables assujettis jadis à l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) et désormais à l’impôt sur la fortune immobilière (IFI)5  sont nos ménages de « haute valeur ». Eh bien, seuls 19 % d’entre eux déclarent un don au titre de l’IFI6 . Malgré un dispositif avantageux du don sur l’IFI, quatre cinquièmes des ménages décident de ne pas en profiter. Or, contrairement aux idées reçues, les incitations fiscales au don sont en réalité moins avantageuses aux États-Unis. On y déduit les dons de l’assiette imposable, tandis qu’en France on déduit le don de l’impôt dû.

Comment expliquer un tel décalage ?

En France, les personnes fortunées considèrent qu’elles font déjà un effort suffisant en payant l’impôt. Elles ne perçoivent pas la nécessité de contribuer de surcroît par le canal privé. Au contraire, aux États-Unis, plus de 9 ménages fortunés sur 10 participent à l’économie de la générosité privée. Pourquoi ?

Parce qu’il est considéré comme moralement et socialement inacceptable de ne pas redonner quelque chose à la société lorsqu’on a réussi financièrement.

Il y a une véritable pression des pairs, non seulement à donner, mais aussi à faire savoir haut et fort qu’on a donné, les fameux « témoignages » du dernier T.

Cette pression sociale à la philanthropie est-elle liée au mythe de « l’homme qui s’est fait seul » (self-made man) américain ?

Oui, mais seulement en partie. Cette figure de la personne qui a réussi économiquement est effectivement plus considérée comme un héros aux États-Unis qu’en France. En contrepartie d’être célébrés ainsi, il est attendu que celles et ceux qui réussissent « redonnent » au corps social. Quelqu’un qui ne fait pas ce geste de « renvoyer l’ascenseur » est vu comme un malotru, un ingrat. Mais cela dépasse la perception nord-américaine de la réussite, il s’agit également d’un rapport à son pays.

En quoi le rapport des Nord-Américains à leur pays est-il différent de celui des Français ?

Le patriotisme est toujours très important dans toutes les communautés aux États-Unis. Malgré la polarisation de la vie politique, tout le monde partage la fierté d’être Américain. Un exemple est particulièrement frappant pour nous Européens qui sommes plus critiques : le soutien unanime des deux bords politiques aux opérations diplomaticomilitaires à l’étranger. Les Américains sont fiers de leur drapeau et défendent la place des États-Unis dans le monde.

Attention, nous parlons ici de patriotisme et non de nationalisme. Pour reprendre la formule du Général de Gaulle : « Le patriotisme, c’est aimer son pays. Le nationalisme, c’est détester celui des autres ». Nous pouvons remercier notre pays de nous avoir donné la chance d’y naître, d’y avoir été éduqués et d’y jouir d’une certaine liberté. Les Américains, malgré leurs grandes divisions, sont d’accord sur le fait qu’ils font partie d’une même nation multiculturelle et qu’ils ont tous intérêt à ce que leur pays soit influent. Le récit patriotique, certes controversé, reste un formidable ciment pour faire société.

Quelles sont les conséquences de ce fort patriotisme sur la philanthropie au sens large ?

Tout d’abord cela génère un rapport totalement différent à son pays, à l’État et au régime politique qui le gouverne. L’activité philanthropique est en grande partie dérivée de cette participation à la démocratie, qui ne se réduit pas aux seules élections — même fréquentes7 .

Au quotidien, la démocratie nordaméricaine vit grâce à ses citoyens, seuls ou regroupés sous la forme d’une association ou d’un collectif. Différence majeure : ces organisations de la société civile sont irriguées davantage par les dons que par les subventions publiques. Prenons un exemple concret : aux États-Unis, ceux qui sont pour ou contre l’avortement s’affrontent quotidiennement sur les terrains politique et médiatique, voire devant les cliniques pratiquant des IVG. Ce débat très vif est essentiellement porté par des associations, des fondations, des laboratoires d’idées (think tanks), tous financés par le don.

"In God we trust" que l'on peut traduire par "En Dieu nous croyons » ou « Nous avons foi en Dieu », est l’une des devises nationales états-uniennes depuis son adoption par une loi votée par le Congrès en 1956. Depuis 1966, elle apparaît sur l’ensemble des billets de banque et des monnaies. © Ryan Quintal
« In God We Trust », que l’on peut traduire par « En Dieu nous croyons » ou « Nous avons foi en Dieu », est l’une des devises nationales états-uniennes depuis son adoption par une loi votée par le Congrès en 1956. Depuis 1966, elle apparaît sur l’ensemble des billets de banque et des monnaies. © Ryan Quintal

D’où l’importance plus grande des organisations à but non lucratif ?

Oui, le jeu démocratique se joue largement dans l’arène de la société civile, comme l’a jadis constaté Tocqueville. Les citoyens considèrent que la responsabilité du bien public leur incombe. C’est à eux de se mobiliser, de se rassembler et de prendre en charge les problèmes de leur communauté. Le tiers secteur est alors une force motrice de l’évolution sociétale, beaucoup plus que chez nous. En France, l’État impulse quasiment tout. Si on veut changer quelque chose, on appelle la puissance publique ou ses élus, comme si la politique pouvait tout résoudre. Le sentiment de patriotisme et le désir d’autonomie par rapport à l’État forment un tableau très distinct du paysage français.

On doit aussi mentionner la place centrale des religions : Dieu est présent partout aux États-Unis, jusque sur le billet vert, alors qu’il est confiné à la vie privée en France. Or, toutes les religions encouragent leurs adeptes à la générosité. Aux États-Unis, les religions structurent le champ caritatif et canalisent une large part des dons. Tout cela entraîne en aval une différence de culture philanthropique importante. Il ne s’agit donc pas seulement d’une question de fiscalité, mais bien de normes culturelles et sociales. Ce qui ouvre une question passionnante, à laquelle nous n’avons pas encore de réponse : comment bâtir durablement une culture philanthropique à la française tenant compte de nos spécificités ?

  • 1Robert Payton et Michael Moody, Understanding Philanthropy, Indiana University Press, 2008.
  • 2Giving USA Foundation, The Giving Institute, et Indiana University Lilly Family School of Philanthropy, Giving USA 2023: The Annual Report on Philanthropy for the Year 2022, 2023.
  • 3Recherches et Solidarités, « La générosité des français face au COVID », 27e édition, 2022, [en ligne].
  • 4Indiana University Lilly Family School of Philanthropy, The 2016 U.S. Trust® Study of High Net Worth Philanthropy, Octobre 2016, [en ligne].
  • 5L’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) a été remplacé en 2018 par l’impôt sur la fortune immobilière (IFI) pour les particuliers. Si la valeur du patrimoine taxable et les taux d’imposition sont demeurés les mêmes, le champ du patrimoine taxable à l’IFI est restreint aux seuls biens immobiliers ou de nature immobilière, engendrant une très forte diminution du nombre d’assujettis à l’IFI. Lire à ce sujet : Observatoire de la philanthropie, Panorama national des générosités, 2e édition, septembre 2021, [en ligne].
  • 6Recherches et Solidarités, ibid.
  • 7Aux États-Unis, les élections législatives ont lieu tous les deux ans et les présidentielles tous les quatre ans.
Entretien