Associations et démocratie Engagement Gouvernance

Le capital associatif en France, hier et aujourd’hui

Jean-Pierre Worms
Jean-Pierre Worms
par Jean-Pierre Worms, in La tribune fonda n° 176 - décembre 2005

Capital : terme utilisé à partir du XVIIe siècle pour désigner l’ensemble des biens que l’on fait valoir dans une entreprise… Capital social : concept auquel se réfèrent les sciences économiques et politiques pour désigner le montant des richesses apportées à une société… Jean-Pierre Worms choisit de nous entraîner vers le capital social associatif pour éclairer la capacité des associations à mettre en commun et en synergie les ressources personnelles des acteurs sociaux. Ce capital social associatif est pour lui la matière même du lien social, c’est une ressource à investir. Jean-Pierre Worms illustre ici son raisonnement à partir des pratiques associatives de la fonda et de celles de France initiative réseau (Fir), deux associations nationales fonctionnant en réseau de mobilisation de personnes pour la première et de structures territoriales pour la seconde, au sein desquelles il est fortement investi. Cette contribution à la réflexion associative est extraite de l’ouvrage collectif « Le capital social. Performance, équité et réciprocité », dirigé par A. Bévort et M. Lallement et édité par La Découverte / Mauss en 2006. En publiant cet article, La tribune fonda veut aussi lancer une pratique de débats de fond à travers ses pages. C’est ainsi que la réflexion de Jean-Pierre Worms est ensuite soumise aux réactions et commentaires de Henri Faure. D’autres contributions seront bien accueillies par la Fonda…

 

La portée heuristique du concept de capital social

 

La différence de ce que recouvre le concept de capital social chez Robert Putnam par rapport à l’acception dans laquelle Pierre Bourdieu l’utilise est stimulante. Pour P. Bourdieu, ce concept renvoie aux réseaux relationnels dont disposent les élites dirigeantes au sein des lieux de pouvoir. C’est un bien individuel qu’elles sont seules à posséder et que leurs membres utilisent pour asseoir leur domination sur le reste de la société. Pour R. Putman, ce concept renvoie à un bien collectif, une composante essentielle de toute société et de tout groupe humain constitué comme tel, ce qui en « colle » ensemble les différents éléments, pour reprendre une expression fréquemment utilisée par R. Putnam (social glue). Ce n’est donc pas un outil de domination, mais la ressource mobilisée pour tisser un lien social, à la fois la matière et la dynamique du lien social, de tout lien social. On a dès lors affaire à un concept particulièrement ouvert et malléable, apte à s’appliquer à une grande variété de réalités dans une non moins grande variété de situations. C’est à la fois sa faiblesse et sa force. Sa faiblesse, dans la mesure où il désigne tant de choses différentes qu’on pourrait ne plus savoir très bien ce dont on parle quand on l’utilise. Mais c’est aussi sa force car cette virtuelle polysémie du concept oblige à en préciser les déclinaisons. Là précisément, réside à mes yeux la principale valeur heuristique du concept de R. Putnam : à la fois sa grande plasticité et les moyens offerts pour la maîtriser.

  • Les déclinaisons du capital social *

Les déclinaisons auxquelles procède R. Putnam se réfèrent soit à la forme des réseaux, soit à leur orientation. Relèvent des premières distinctions, celles entre « réseaux formels » et « réseaux informels », « réseaux organisés » et « réseaux diffus », « liens forts » et « liens faibles », et celle relative à la « densité » des réseaux relationnels (thick et thin networks) qui renvoie au nombre et au degré de recoupements et de renforcements mutuels des réseaux auxquels peut participer un individu. Pour chacun de ces critères de distinction entre différents types de capital social, R. Putnam s’est efforcé de repérer des indicateurs quantifiables.

Les secondes déclinaisons que R. Putnam utilise se réfèrent à l’orientation et aux fonctionnalités des réseaux de relations et sont moins aisément quantifiables :

– celle entre réseaux « tournés vers l’intérieur » ou « tournés vers l’extérieur » (inward looking/outward looking) ;

– celle, particulièrement féconde, entre le capital social qui attache les uns aux autres les membres d’un réseau sur la base de caractéristiques sociales et d’une identité partagées incarnant à la fois des liens d’affinité et d’appartenance (bonding social capital que R. Putnam illustre fréquemment à l’aide du dicton « birds of a feather flock together », dont l’équivalent français serait « qui se ressemble s’assemble »), le capital social qui regroupe dans un même réseau des personnes relevant d’identités sociales et culturelles différentes (bridging social capital) et enfin le capital social qui relie à l’espace public et établit des passerelles entre la société civile et les appareils institutionnels de sa régulation (linking social capital).

Deux approches complémentaires de la problématique du capital social sont en outre nécessaires pour qu’elle s’applique utilement à la situation française :

– l’approche par les conditions et modalités de la production du capital social, comme de sa transformation et de son éventuel déclin ;

– celle par sa relation à l’appareil d’état.

On ne peut en effet se satisfaire, pour constater l’état du capital social d’une société, d’en distinguer les différentes formes, de tenter d’évaluer l’importance de chacune et d’en tirer un « indice global » du « montant » du capital social qu’elle recèle, et de procéder à ces différentes « mesures » à plusieurs moments de son histoire. Le capital social n’est pas une donnée statique, c’est une ressource sociale dynamique, inséparable de son utilisation, et c’est précisément cette dynamique d’usage qu’il est important de saisir.

  • Entre offre et demande *

Pour entrer dans cette logique d’usage, il est important de garder à l’esprit que le capital social a toujours une double face : d’un côté, le capital social « offert » par la collectivité à ceux qui vont l’utiliser, un capital social dont l’existence précède l’usage (les réseaux de communication déjà installés ainsi que les normes et valeurs de coopération et les représentations qui en provoquent et orientent l’usage) ; de l’autre côté, le capital social créé par ceux qui vont le mobiliser et en faire bénéficier la collectivité (les réseaux qu’ils créent pour les besoins de leur cause ou qu’ils vivifient de leur participation, les normes, les valeurs et les représentations qu’ils perpétuent, modifient ou fabriquent de toute pièce du simple fait d’y adhérer et de s’y référer). Le capital social est un produit volatil de l’échange social dans une relation entre une offre et une demande. Si le capital social préexistant, offert aux individus, leur parait sans intérêt pour les buts qu’ils poursuivent, si les avantages qu’ils peuvent en retirer ne sont pas ceux qu’ils recherchent, ce capital social risque de dépérir faute d’être utilisé. à l’inverse, plus on s’en sert, plus un capital social se renforce. Dès lors que l’on constate une baisse apparente de capital social dans tel ou tel secteur de la société, il est important de s’interroger sur la pertinence des formes du capital social offert aux membres des groupes sociaux en cause par rapport à leurs attentes et de prêter attention aux nouvelles formes de capital social qu’ils créent en lieu et place de celui qu’ils désertent.

Cette logique de production du capital social, dans une relation d’offre et de demande dans l’échange social, est particulièrement évidente quand on constate l’importance de la relation entre l’état et la « société civile » sur la création du capital social français. Dans tout pays, la relation entre l’état et la société civile est une relation de production réciproque. La caractéristique du nôtre est sans doute que, plus qu’ailleurs, cette logique de co-production réciproque a été fortement déséquilibrée dans le sens de la production de la société par l’état. Les travaux de Pierre Rosanvallon (1990, 1992, 2004) concernant « l’état producteur de la Nation » et « l’état instituteur du social » en fournissent une démonstration éclatante. Certes, en France comme ailleurs, les institutions étatiques ont été aussi, pour partie, le produit des dynamiques sociales constitutives de notre « Nation » et l’état social (« l’état providence ») s’est développé en intégrant progressivement, dans un ensemble de droits sociaux ainsi que dans les prestations et services qui en découlent, les demandes nouvelles et les initiatives qui y répondent issues de la société civile et portées par des expériences associatives.

Mais, incontestablement, en France, c’est le mouvement inverse qui a dominé. C’est l’état qui a unifié la nation en créant une « communauté de citoyens », selon la belle expression de Dominique Schnapper (1969), c’est-à-dire en imposant à tous ses ressortissants les mêmes règles et les mêmes institutions politiques et administratives de leur commune citoyenneté et en diffusant, à travers l’instruction publique obligatoire notamment, un ensemble de valeurs, de normes et de représentations aptes à assurer non seulement leur adhésion aux institutions de la république, mais leur contribution à la construction du bien commun dans le cadre des instances de participation qui leur sont proposées : il s’agit d’un capital social national « organisé », « offert » aux citoyens. Et, parallèlement, c’est l’état social qui a distribué les citoyens entre différents groupes et catégories disposant chacun de statuts et de droits sociaux spécifiques. Ces « ayants droit » se regroupent dès lors pour défendre et promouvoir leurs intérêts propres et leurs identités sociales particulières. Ils construisent leurs réseaux de communication et de solidarité, définissent le « projet » qui les réunit, c’est-à-dire entre autres un système de valeurs, de normes et de représentations adaptées à leurs positionnements dans l’espace public. Il s’agit de sites de capital social construits par les acteurs sociaux, mais dans les cadres qui leur sont offerts par l’état. C’est ainsi que l’état est très directement producteur, non seulement de la nation dans son ensemble et de son unité, mais également de chacune de ses composantes dans leurs spécificités et leur diversité, de leurs dynamismes internes comme des relations qu’elles établissent entre elles et avec lui. C’est cette relation complexe entre l’état et la société civile dans la production du capital social français et surtout son évolution au cours des dernières décennies, que l’analyse fine du monde associatif met en évidence de façon particulièrement significative.

 

Quelques données sur les associations françaises

 

Après une longue gestation et un douloureux accouchement, la loi de 1901 accorde enfin aux citoyens français la liberté de s’associer. Elle incarne dans son principe une vraie rupture culturelle, voire idéologique, en reconnaissant une légitimité à un corps civique intermédiaire entre le citoyen et l’état. Loi de liberté civique, elle n’impose aucune forme particulière pour créer une association et participer à ses activités. La déclaration en préfecture, notamment, ne conditionne en rien l’existence d’une association. Mais dans toutes les statistiques sur les associations, seules sont comptabilisées les associations déclarées en préfecture. C’est dire que les chiffres avancés dans différentes études relatifs au nombre d’associations, voire d’adhérents, sont nécessairement approximatifs et, en tout état de cause, largement inférieurs à la réalité. Bien plus, c’est cette vaste zone grise des associations « de fait », non déclarées en préfecture, qui constitue une partie importante de notre capital social, notamment parce que c’est là que se trouve le vivier essentiel de son renouvellement.

  • Une mise en perspective historique *

Cela étant dit, dans une première approche quantitative, que peut-on tirer des statistiques sur les associations déclarées ? Dans mon travail avec R. Putnam, je me suis essentiellement appuyé sur les travaux d’Edith Archambault (1996), de Michel Forsé (1984) et de Jean-François Canto (1993, 1996). De 1901 à 1960, première année où le ministère de l’Intérieur totalisa les déclarations en préfecture de nouvelles associations, le nombre de créations annuelles fut relativement modéré pour aboutir à 12 633 au cours de l’année 1960. Deux courants de pensée furent à la source de la majorité de ces créations (à l’exception évidemment des années du gouvernement de Vichy) : le christianisme social et le républicanisme laïc. Ils donnèrent naissance aux deux secteurs associatifs les plus importants : le secteur médico-social d’une part, le secteur de l’éducation populaire, des mouvements de jeunesse, du sport et du tourisme social d’autre part. Le Front populaire et la Libération furent les deux moments historiques de cette croissance.

Pendant des siècles, l’église catholique avait exercé un quasi monopole de l’action caritative en direction des pauvres et de toutes les victimes d’autres formes d’handicap social, physique ou mental. Avec l’émergence puis le développement de l’état social, la conversion de ces fonctions caritatives en droits sociaux provoqua la naissance d’une série d’associations sanitaires et sociales, en majorité d’inspiration et d’impulsion chrétienne, pour en gérer par délégation les prestations et services qui en découlaient. De même, la mission d’intégration civique et sociale de la nation confiée à l’école publique et la reconnaissance des droits sociaux du monde ouvrier impulsèrent la création d’un nombre considérable d’associations d’éducation populaire, au sens le plus englobant de ces termes. Ces deux secteurs représentent à l’origine la reprise par l’état d’initiatives ou de demandes portées par la société civile mais s’organisent ensuite, sous forme associative, dans des cadres circonscrits par l’état dont ils prolongent et diffusent l’action au sein de la société civile. Ces associations n’en constituent pas moins des éléments importants du capital social français par le nombre de bénévoles qu’elles mobilisent au sein de leurs instances de direction comme dans la mise en œuvre de certaines actions, et surtout par la participation de leurs « usagers » aux services qui leur sont rendus. C’est pour l’essentiel un capital social « offert », « organisé » en étroite collaboration avec l’état et exerçant une fonction primordiale de passerelle. On notera que l’immense secteur mutualiste, dans le sanitaire et le social, qui n’est pas traité ici relèverait d’analyses tout à fait comparables à celles relatives au secteur associatif.

À partir de 1960, le nombre de créations annuelles d’associations augmente de façon croissante pour atteindre un pallier entre 60 et 70 000 nouvelles associations chaque année depuis 1990 : 12 633 créées en 1960, 30 543 en 1980, 60 190 en 1990. L’intervention de l’état a continué à être un des facteurs explicatifs essentiels de cette croissance associative. E. Archambault a pu ainsi démontrer, que dans la courbe de croissance du nombre de créations annuelles d’associations, chaque pic correspond à une initiative législative des pouvoirs publics. Cela prouve que, contrairement à une idée reçue, il n’y a pas, entre la croissance de l’état providence et le développement associatif, un phénomène de vases communicants où l’état providence se nourrirait d’initiatives associatives en les vidant progressivement de leur raison d’être et en conduisant à leur disparition. En réalité, c’est l’inverse qui est vrai.

Trois logiques peuvent être identifiées pour expliquer cette croissance conjointe de l’état providence et des associations. En premier lieu, en reconnaissant des droits nouveaux à certaines catégories sociales et en définissant les conditions d’accès à ceux-ci, l’état incite les groupes sociaux concernés à s’organiser pour les faire valoir et les promouvoir, étendre et améliorer les services et prestations auxquels ils donnent accès. L’état fabrique les « lobbies » avec lesquels il aura affaire. En second lieu, en ouvrant aux citoyens de nouveaux espaces d’investissement civique, l’état les incite à s’organiser pour y accéder : lois de 1965 sur la pêche et la chasse, loi de 1982 libérant l’accès aux ondes radio, par exemple. En dernier lieu, et surtout, en transférant aux associations la responsabilité de gérer de nouvelles prestations et de nouveaux services aux citoyens, conjointement avec les services publics compétents, cela appelle l’organisation en associations des populations concernées, pour participer à l’exercice de cette responsabilité publique.

  • Des logiques évolutives d’action associative *

Cela étant, au-delà du rôle déterminant de l’état, d’autres facteurs, notamment d’ordre culturel, sont à l’œuvre. C’est ce que révèlent des analyses plus qualitatives, notamment celles de M. Forsé et de J.F. Canto qui, à elles deux, couvrent une période suffisamment longue (de 1960 à 1995) pour pouvoir en tirer des tendances d’évolution significative. M. Forsé répartit les associations déclarées en préfecture au cours d’une année entre vingt types en fonction de leur objet social et il analyse l’évolution de cette répartition à trois moments différents : 1960, 1977 et 1982. J.F. Canto combine la forme et le fond, répartit les associations en cinquante sept types et huit groupes, et analyse les pourcentages des déclarations annuelles que représente chaque type au cours de trois périodes pluriannuelles : 1975-1986, 1987-1990, 1994-1995. J’ai regroupé leurs différents types en trois grands groupes et j’ai analysé l’évolution, en référence à ces groupes, du taux de natalité de chaque type entre 1960 et 1995.

Dans le premier groupe, j’ai réuni tous les types d’associations « gestionnaires » offrant à un grand nombre de bénéficiaires des prestations relevant d’une fonction de service public. Dans un deuxième groupe, j’ai réuni les associations dont la fonction première réside dans la représentation, la promotion et la défense des intérêts catégoriels de leurs membres. Si le premier groupe pèse d’un poids considérable au sein de la galaxie associative, le deuxième groupe est loin d’être négligeable. Le troisième groupe, en comparaison, combat dans la catégorie des « poids plumes », mais il n’en est pas moins extrêmement significatif du point de vue de l’intensité et de la qualité des engagements associatifs qu’il recèle. J’ai réuni en effet dans ce groupe toutes les associations formées pour défendre une cause, faire valoir un point de vue dans l’espace public, promouvoir une utilité collective ignorée ou délaissée par les pouvoirs publics. Elles sont les vecteurs de promotion des nouveaux enjeux de vie collective et de développement de nos sociétés et du monde, voire de l’avenir de la civilisation à l’échelle planétaire.

En 1960 (étude de M. Forsé), quatre types d’associations émergent nettement du lot des déclarations de l’année par l’importance du nombre de créations nouvelles : associations de loisirs, de sports, de services sociaux et écoles privées. Tous quatre relèvent clairement du premier groupe d’associations de service public prolongeant les fonctions de l’état providence7 . à cette époque, le développement du capital social français procédait clairement du mouvement général d’intégration de la société française par son appareil d’état et ses extensions associatives, si caractéristiques de notre modèle républicain, qui démontrait ainsi son efficacité pour gérer cette exceptionnelle période de croissance économique, démographique et sociale que furent les Trente glorieuses d’après guerre.

En 1977, les trois types d’associations en tête des créations en 1960 (sport, loisirs, services sociaux) continuent d’occuper les premières places. Mais elles sont rejointes par deux types d’associations du deuxième groupe (défense d’intérêts catégoriels : associations de parents d’élèves et associations de personnes âgées) et par deux types d’associations du troisième groupe (défense d’une cause : clubs politiques et associations religieuses). à cette époque également, émerge un phénomène qui prendra des dimensions considérables ultérieurement, à savoir la création d’un grand nombre d’associations artistiques de plus en plus orientées dans le champ de l’expression musicale.

Ainsi, ce moment charnière entre une longue période d’abondance et une non moins longue période de difficultés économiques et sociales, voit se développer parallèlement et parfois en opposition plusieurs tendances « culturelles » qui se reflètent directement dans les dynamiques de création de nouvelles associations. On constate la poursuite du recours aux sécurités collectives universelles qui sont garanties et distribuées par « l’état social », la recherche d’avantages immédiats propres à chaque catégorie de citoyens (expression d’une idéologie matérialiste de plus en plus conquérante) et, enfin, le souci de références éthiques voire spirituelles et d’épanouissement personnel dans sa vie quotidienne. Dans ce dernier cas, il s’agit des premiers signes annonciateurs de valeurs post-matérialistes appelées à connaître d’importants développements ultérieurs. Ces deux dernières tendances correspondent aux deux faces souvent identifiées de la montée de l’individualisme contemporain : d’un côté, la montée d’un égoïsme consumériste visant à s’approprier individuellement la plus grande part possible du « gâteau » ; de l’autre, la montée de l’individuation des engagements collectifs altruistes.

C’est une période intéressante car on y voit coexister, sans véritablement se connecter entre eux :

– un capital social construit dans la relation à l’état (linking), héritage républicain par excellence ;

– plusieurs formes traditionnelles de capital social construit sur des liens d’appartenance et d’affinités (bonding), à partir d’identités ou d’intérêts partagés ;

– un nouveau type de capital social d’appartenance affinitaire (bonding), fait de réseaux souvent informels et porteurs de nouvelles formes d’engagement civique, mais encore très morcelé et sans connexion : ni avec les organes du capital social de passerelle horizontale (bridging) ou verticale (linking) que représentent notamment les grandes organisations et fédérations associatives, ni avec les groupes d’intérêts, ni surtout avec les appareils publics.

En 1982, les effets de dissolution sociale de la crise sont accrus et sont là pour durer. Les associations traditionnelles (sports, loisirs et services sociaux) figurent toujours parmi celles qui se créent en grand nombre. Les associations porteuses de valeurs post-matérialistes, notamment dans le domaine des arts et de la création culturelle, sont également très présentes. Des préoccupations inédites se font jour et suscitent la création d’associations intervenant sur les problèmes d’emploi et d’insertion civique et sociale principalement : associations de formation professionnelle d’adultes et de jeunes chômeurs, de lutte contre l’exclusion, de soutien à la création d’activités nouvelles, de développement local, de protection et de valorisation de l’environnement…, marquant le début d’une rupture dans la relation entre le développement de l’état social et la création d’associations. Alors que, pendant les décennies précédentes, c’était le développement de l’état providence qui ouvrait des espaces au développement associatif appelé à prolonger et compléter sa politique, on assiste à un début de renversement. Désormais, les associations se créent là où l’état n’est plus présent, dans des zones de « désaffiliation » désertées par la puissance publique, non pour prolonger l’action de l’état, mais pour tenter d’en combler les manques et peut-être, à terme, lui ouvrir de nouveaux espaces de déploiement.

Il est intéressant également de porter attention aux associations dont le taux de natalité décroît fortement entre 1977 et 1982. Les associations de personnes âgées et les associations de parents d’élèves, qui avaient crû fortement entre 1960 et 1977, figurent désormais parmi les catégories d’associations dont le taux de natalité a le plus fortement chuté. Pourtant, de 1977 à 1982, le nombre de personnes âgées avait continué de croître et, avec la crise, l’accès à l’éducation était plus que jamais perçu comme l’indispensable viatique vers l’emploi. La désertion relative de ces deux types d’associations ne peut donc s’expliquer par une diminution ni de leurs « marchés » ni de leur intérêt potentiel, mais plutôt par une réticence croissante de leur public « cible » à utiliser la forme de capital social qu’elles leur offrent. La nouvelle génération de retraités, plus jeunes de corps et d’esprit que leurs prédécesseurs, fuit les associations qui lui sont dédiées et l’enfermeraient dans son statut de personnes âgées. Quant aux parents d’élèves des familles les plus durement frappées par le chômage et l’exclusion, les sondages montrent à la fois l’importance de leurs attentes à l’égard de l’école et le peu de crédit qu’ils accordent au fonctionnement de l’institution scolaire pour les satisfaire. Les associations de parents d’élèves sont associées à ce discrédit, tant elles sont perçues comme incapables de porter ces attentes et de faire valoir cette frustration. Sans doute est-ce parce que ces familles « culturellement défavorisées » n’y trouvent pas facilement leur place8 . Ces associations sont censées exercer une fonction de passerelle déterminante vers l’institution publique. Mais, trop proches de cette dernière, elles ne peuvent plus relier à elle ceux qui en sont les plus éloignés, les plus « désaffiliés ». Paradoxalement, les associations de parents d’élèves, loin d’aider l’école à remplir sa mission première d’intégration civique et sociale de l’ensemble de la population, semblent au contraire contribuer à l’aggravation de l’exclusion scolaire des plus défavorisés…

  • Nouvelles associations et valeurs post-matérialistes *

M. Forsé s’était arrêté en 1982. J.F. Canto analyse l’évolution des différents types d’associations entre 1975 et 1995, sa première période (1975-1986) incluant la dernière année prise en compte par M. Forsé. Les évolutions analysées par J.F. Canto confirment et même amplifient celles relevées par M. Forsé sur les décennies précédentes. Dans ses données, j’ai sélectionné les douze types ayant connu une croissance de leur taux de natalité particulièrement élevée entre sa première période (1975-1986) et sa deuxième période (1987-1990) et j’ai analysé ce que devenait leur taux de natalité au cours de sa troisième période (1994-1995) en les référant à la même classification en trois grands groupes : les associations gestionnaires, de défense d’intérêts catégoriels, de défense d’une cause.

Sur les douze types d’associations en forte croissance entre 1975 et 1990, il n’y en a que deux qui se rattachent au premier groupe (sport scolaire et tourisme social) et qu’un seul au deuxième groupe (anciens élèves). Pratiquement toutes les associations qui connaissent un rythme de croissance accéléré en cette époque de crise relèvent du troisième groupe, associations de défense d’une cause (emploi, solidarité, développement, environnement…) et de promotion d’idées, de valeurs ou d’identités culturelles, religieuses ou philosophiques dans l’espace public, bref des associations qui représentent incontestablement les vecteurs les plus puissants des nouvelles formes de capital social caractéristiques de la période. Et cette tendance s’est encore confirmée entre la seconde et la troisième période (jusqu’en 1995) et, fort probablement, jusqu’à nos jours.

L’analyse des associations dont les taux de déclarations annuelles en préfecture décroissent brutalement pendant les deux décennies retenues par J.F. Canto confirme la tendance déjà relevée par M. Forsé. Il s’agit d’associations de personnes âgées, de pêcheurs et de chasseurs, de propriétaires de logements, de commerçants et d’artisans, de propriétaires fonciers… Les regroupements associatifs pour défendre des intérêts matériels particuliers, qui avaient profité des années de forte croissance économique pour se développer, cessent de croître en période de crise économique et sociale. Elles se distinguent également des autres secteurs associatifs par l’importance de leur déclin. Les études de M. Forsé et de J.F. Canto convergent donc pour indiquer que le dynamisme des créations associatives de la deuxième moitié du dernier siècle s’est nettement déplacé des secteurs traditionnels (encore toutefois largement dominants), des associations gestionnaires de quasi service public et des associations de défense d’intérêts catégoriels vers des secteurs apparemment plus en phase avec les besoins et les aspirations des citoyens d’aujourd’hui. Les valeurs que ces dernières promeuvent sont celles d’autonomie personnelle dans des activités de solidarité sociale et économique locale et mondiale, de lutte pour la paix et l’équilibre écologique, économique et culturel de la planète, de la promotion des droits civiques et sociaux, mais aussi d’autonomie dans des activités d’expression et de développement personnel, tant intellectuelles, culturelles et artistiques que physiques. Il est intéressant de noter à ce propos que la musique et le sport sont les deux activités associatives qui ont littéralement explosé chez les jeunes depuis vingt ans…

Ce nouveau dynamisme de la société civile, ce capital social effervescent, demeure toutefois excessivement fragmenté, autocentré sur de petits groupes aux solidarités internes très fortes mais sans relations stables les uns avec les autres (en dehors de celles qui se nouent sur Internet à l’occasion de tel ou tel événement et rarement au-delà) et sans réelle capacité de relier les personnes concernées ni aux grands réseaux associatifs établis et reconnus, ni a fortiori aux institutions publiques.

  • Retisser les liens civiques et sociaux *

Deux exemples de pratique associative particulièrement innovante permettront d’éclairer les conditions de mobilisation et de connexion de ce capital social d’un type nouveau :

– celui de la fonda, association qui œuvre dans le champ de la mobilisation de ce nouveau capital social associatif pour retisser des liens civiques et sociaux de base là où on les voit se défaire et s’effilocher et pour les reconnecter aux institutions publiques de la régulation et du gouvernement de la société, ainsi qu’aux grands réseaux historiques du mouvement associatif français ;

– celui de France initiative réseau (Fir) dans le champ de la mobilisation du capital social local pour le développement économique et plus particulièrement pour accompagner l’initiative de créateurs d’entreprises et, par là, d’activités, d’emplois, d’innovations et de valeurs économiques.

  • Les transformations de l’engagement associatif *

La fonda a été créée en 1981, alors que s’annonçait une période d’intense activité réformatrice des pouvoirs publics. Son objectif était de mettre en lumière et de valoriser ce que, en tant que personnes privées et grâce à leurs engagements libres, autonomes, bénévoles et gratuits dans les associations, les citoyens apportent au développement de la société, en complément de l’action du parlement, du gouvernement et des diverses autorités publiques. Composée exclusivement de personnes physiques, exerçant ou ayant exercé des responsabilités dans différents secteurs associatifs, mais adhérant à la fonda à titre personnel hors de tout mandat de leur organisation, la fonda jouit de ce fait d’une liberté de pensée et d’expression, voire d’une audace intellectuelle nécessaire à sa capacité à porter un projet réellement innovant.

Dès sa fondation, elle a pour projet de dépasser les clivages sectoriels et idéologiques qui ont structuré historiquement les engagements associatifs, notamment le clivage chrétiens/laïcs, mais aussi l’extrême variété des formes et des objets au sein de la galaxie associative, pour faire émerger et promouvoir les valeurs communes et l’utilité sociale de ces divers engagements. Cette volonté fut à l’origine de la création d’organes de représentation du monde associatif : le Cnva (Conseil national de la vie associative) avec une mission consultative et la Cpca (Conférence permanente des coordinations associatives) en charge d’actions de défense de type « syndical ». Recentrée, depuis la création du Cnva et de la Cpca, sur sa fonction d’intellectuel collectif, de laboratoire d’idées et de tête chercheuse des nouveaux enjeux, champs et modes de développement des associations, la fonda a essaimé en région. Elle suscite rencontres et analyses interassociatives et elle continue d’explorer à l’aide de divers comités d’études, séminaires et colloques, les principaux problèmes auxquels les associations sont confrontées. Il s’agit aussi bien d’analyser l’évolution de leurs propres logiques d’organisation et de fonctionnement que d’identifier les nouveaux enjeux et territoires d’investissement associatif ou, enfin, de positionner les associations dans leurs rapports avec les autres instances qui structurent l’espace public.

Sans chercher à rendre compte ici de l’ensemble de ces travaux, je me limiterai à ce qu’ils disent des nouveaux moteurs et modes de l’engagement associatif et de ses difficultés à se connecter tant aux autres formes et structures associatives établies qu’aux politiques publiques. Les sondages (ceux de l’Insee et du Crédoc notamment) confirment déjà que l’attractivité comparée des différents types d’associations évolue dans le même sens que leur taux de natalité. On voit ainsi monter l’intérêt pour les associations sportives, culturelles et humanitaires et, inversement, baisser l’adhésion aux associations de personnes âgées, de parents d’élèves, d’anciens combattants… Ces mêmes sondages montrent aussi que les différences de taux d’adhésion en fonction du niveau d’éducation, du sexe et de l’âge se sont aussi considérablement atténuées. Mais, derrière cette apparente uniformisation socio-démographique des taux d’adhésion, se dissimulent d’autres critères de différenciation plus qualitatifs, que seuls le recueil de témoignages et les échanges entre acteurs associatifs peuvent révéler.

Les différentes rencontres organisées par la fonda ont notamment mis en évidence deux caractéristiques essentielles de l’évolution de l’engagement associatif : le sens nouveau que revêt souvent aujourd’hui l’engagement d’un individu dans une activité associative et les nouvelles formes d’inscription de l’action associative dans l’espace public. Tandis que le nombre des individus engagés dans des associations s’accroît, les motifs de l’engagement semblent se diversifier de plus en plus : besoin d’expression, de valorisation et de reconnaissance de ce que l’on est, de ce que l’on sait et sait faire (ce que certaines études qualifient de besoin de reconnaissance et de développement personnel) ; besoin de sociabilité, de rencontre d’autrui, de liens affectivement et intellectuellement enrichissants ; volonté de se rendre utile, de s’attaquer rapidement et efficacement aux problèmes les plus urgents et/ou les plus importants ; volonté d’inscrire dans l’action et dans des résultats concrets le sens que l’on veut donner à sa vie ; mais aussi, plus prosaïquement, recherche d’un substitut porteur de sens à l’emploi que l’on a perdu (pour les chômeurs) ou d’une activité bénévole en remplacement durable de l’emploi que l’on a quitté (pour les retraités) ; voire, encore plus prosaïquement, recherche de loisirs intéressants, volonté d’échapper à l’oisiveté et à l’ennui…

  • Deux types idéaux de l’engagement associatif *

Toutefois, derrière cette diversité, apparaît un facteur commun de plus en plus évident. Dans l’engagement associatif, nombre d’individus cherchent d’abord la satisfaction d’objectifs personnels, non qu’ils en revendiquent le bénéfice pour eux-mêmes mais simplement la maîtrise et la responsabilité de la mise en œuvre. C’est ce qu’on a souvent identifié comme « l’individuation » des moteurs de l’engagement collectif, qui traduit une forme d’inversion du rapport de l’individu au collectif. Pour en prendre la mesure, on peut dessiner une sorte de portrait robot, de type idéal du modèle antérieur de l’engagement et le comparer au type idéal du modèle émergent, types idéaux dont j’ai volontairement forcé les traits jusqu’à la caricature.

Selon le type idéal du modèle antérieur, l’engagement associatif reposait sur une forme de présupposé de la supériorité morale des valeurs collectives sur les valeurs individuelles. C’est l’association qui donnait à l’adhérent son identité et sa dignité sociale, l’image de soi qu’il présentait aux autres, mais aussi qu’il se donnait à lui-même. Il puisait dans le projet de l’association le sens de son engagement. L’individu était l’instrument du projet de l’association, ce qu’il valorisait en termes de militantisme et de dévouement. Cette forme d’adhésion impliquait fidélité et loyauté durables envers l’association et acceptation de ses règles et disciplines. D’où l’étanchéité relative de ses frontières et la forme hiérarchique et pyramidale de sa démocratie. Cette discipline collective «fusionnelle» n’était pas perçue comme une contrainte mais comme une force, tant personnelle que collective.

Le type idéal du modèle de relations entre l’individu et le collectif qui émerge aujourd’hui dans l’engagement associatif est presque l’inverse du précédent. Il se fonde sur un principe, la plupart du temps implicite, de supériorité de la morale individuelle sur la morale collective. C’est le projet personnel de l’individu qui oriente ses choix d’engagement collectif. Rétif à toute forme d’embrigadement, l’individu n’adhère plus à une association ni même à un projet, mais à une action précisément circonscrite dont il attend la réalisation du but qu’il poursuit. Refusant d’être l’instrument du projet de l’association, c’est lui qui instrumente l’association au profit de son projet personnel. La relation à l’autre n’est plus fusionnelle ; le rapprochement des identités ne vise plus à les rendre semblables dans leur personnalité d’adhérents. C’est une relation coopérative qui valorise le pluralisme identitaire et la spécificité des apports de chacun. La sociabilité ne réside plus dans une « communion » qui dépasse et absorbe les particularismes individuels, mais dans une « rencontre » d’individualités autonomes. Cela conduit à des engagements provisoires, diversifiés et changeants. D’où ce « zapping » associatif dont tant de dirigeants se plaignent. Les notions de fidélité et de loyauté demeurent importantes, mais elles s’incarnent différemment. La fidélité, l’individu s’en sent d’abord comptable envers lui-même et l’exigence de loyauté vise moins l’association que d’autres individualités particulières avec lesquelles l’individu a noué des relations interpersonnelles de dialogue et d’échange fondées sur la confiance et la réciprocité… Quant au modèle d’organisation, il prend la forme de réseaux ouverts et polycentristes, aux frontières perméables et mobiles, en permanente recomposition, y compris dans leurs principes de fonctionnement et d’animation.

À l’évidence, ce qui constitue la force d’un des deux modèles constitue la zone de faiblesse de l’autre. Le premier modèle d’engagement et d’organisation garantit unité, cohérence et clarté du discours interne et externe de l’association, stabilité, continuité et visibilité de son projet. Ce sont des caractères de l’action associative dont le second modèle ne saurait se prévaloir avec quelque crédibilité. En revanche, ce dernier présente des garanties de sensibilité aux courants souterrains qui travaillent en profondeur le corps social, d’écoute et de promotion des demandes, aspirations et potentialités nouvelles des citoyens que les institutions en place ne savent ni écouter ni entendre. Jointes à la mobilisation de la diversité des potentialités individuelles, ces capacités d’écoute et d’adaptabilité sont des atouts qui font souvent défaut aux associations que notre histoire a le plus solidement installées dans l’espace public, ce qui constitue pour elles une source indéniable de fragilisation.

 

Les associations et les institutions de l’espace public : logique gestionnaire…

 

Reste à voir comment ces deux modèles d’engagement et d’organisation associative se connectent avec les institutions de l’espace public. Le premier modèle correspond à des associations qui mobilisent un capital social « formel », très « organisé », un capital social qui se construit à partir de sa fonction de « passerelle » avec l’appareil d’état, centré sur le champ social où elles sont cantonnées et où elles développent souvent des logiques d’appartenance, auto-centrées, avec des liens forts entre leurs membres. Elles ne sont pas pour autant dénuées de capital social de regroupement avec d’autres associations que rapproche l’utilisation des mêmes réseaux de formation et de carrière de leurs professionnels et de relation avec les fonctionnaires d’état, ce qui assure une certaine densité à ces réseaux. La construction d’un tel capital social de regroupement relève notamment de missions dévolues aux grandes fédérations associatives et à certaines coordinations regroupées au sein de la Cpca.

L’intimité de leur connexion à l’appareil étatique les rend particulièrement solidaires des difficultés que celui-ci rencontre dans l’accomplissement de ses missions d’intérêt général. Tout affaiblissement de l’efficience politique et administrative de l’état retentit sur le crédit de ses partenaires associatifs et sur la pertinence du capital social qui s’y incarne. Celui-ci perd de son intérêt et de son utilité simultanément pour les deux catégories d’acteurs qu’il a mission de relier, à savoir les « usagers » du secteur de la société civile concerné et le segment de l’appareil d’état intéressé. La spirale de l’affaiblissement de ce type de capital social est engagée. La crise conjointe de la capacité d’intégration civique et sociale de l’école publique et de la capacité de mobilisation du capital social par les associations de parents d’élèves en fournit une belle illustration (cf. supra).

L’état et ces associations gestionnaires sont conscients de cette perte de performance de leur système de relations. Mais la réaction de l’état aggrave les choses. Perdant confiance dans la vertu du soutien accordé à ses partenaires, il diminue son aide à leur fonctionnement et s’efforce de mieux encadrer leurs actions, en les définissant dans des cahiers des charges d’appels d’offres ouverts à la concurrence des entreprises du secteur lucratif. En les banalisant, il se prive de ce dont il a le plus besoin : la mobilisation du capital social que recèle l’engagement libre et bénévole des citoyens. Quand la banalisation de l’offre associative sera achevée, le secteur marchand, qui dispose d’un capital financier bien supérieur, aura tous les atouts pour s’approprier la totalité du « marché »… au détriment de la qualité du service public dont l’état a vocation d’être garant.

  • … ou priorité donnée aux liens de solidarité *

D’autres stratégies de recomposition conjointe des missions de service public de la puissance publique et des associations qui y participent sont possibles. Certains agents publics et certains acteurs associatifs « gestionnaires » commencent, ici et là, à les expérimenter. Mais ces innovations demeurent marginales et ne constituent pas encore une capacité collective de changement. Elles n’en représentent pas moins l’ébauche d’une mutation culturelle étroitement liée à une ouverture à certains des dynamismes associatifs émergents qui agissent non en prolongement de l’état mais là où il est dramatiquement absent.

Pour mieux les cerner, la fonda a réuni des petites associations locales et a analysé avec elles leur logique d’émergence, de développement et d’inscription dans leur environnement institutionnel. Ces associations intervenaient, pour la plupart, dans des quartiers urbains réputés difficiles. Les difficultés auxquelles elles s’affrontaient relevaient évidemment d’un « mal vivre » global, mais elles l’abordaient le plus souvent à partir d’une zone de problèmes et d’enjeux civiques et politiques particuliers. Toutes ces difficultés sont vécues comme des manques, des trous dans le filet de protection que l’on attend des services et des politiques publics d’un état providence. Le processus de construction du capital social qu’elles mettent en œuvre obéit à une logique exactement inverse à celle qui caractérise les associations « gestionnaires », une logique qui part des liens d’appartenance quasi communautaires pour les regrouper au niveau du quartier et les relier ensuite aux institutions et organisations de l’espace public.

Au-delà de leur diversité toutes ces associations de proximité partagent deux objectifs généraux : aider les quartiers à se construire une identité valorisante que leurs habitants puissent porter ensemble à l’extérieur, accompagner la réintégration de ces quartiers dans des ensembles urbains dont ils étaient « désaffiliés ». Une rencontre interassociative tenue à Paris en décembre 2004 les définissait ainsi. Il faut d’abord « créer des passerelles et tisser des liens de solidarité entre des acteurs et des communautés de leur quartier relevant d’univers socio-économiques et culturels différents » (capital social de regroupement). Il faut ensuite « prendre appui sur ces solidarités de proximité et ces sentiments d’appartenance commune au quartier pour l’ouvrir sur son environnement et inscrire ses habitants dans l’espace institutionnel, socio-économique, culturel et politique de la ville dont ils font partie » (capital social passerelle). Mais pour atteindre ces deux objectifs, la première étape est toujours la construction d’un capital social fondé sur des liens d’affinité ou d’appartenance d’un groupe de personnes partageant une même difficulté, des préoccupations et, souvent, des colères communes. Entre elles, des liens forts de confiance et de réciprocité dans l’engagement se construisent qui forment le noyau qui, dans une série d’actions ponctuelles, va progressivement s’élargir pour constituer une force collective assez puissante pour inscrire sa stratégie dans la durée, nouer des alliances, tisser un réseau d’interlocuteurs et de partenaires utiles. C’est l’étape de construction d’un capital social de regroupement des différents sites de capital social d’affinités du quartier, dans une identité et un projet collectif partagés. Les associations réunies à Paris en décembre 2004 décrivaient ainsi cette étape : « l’inscription de l’association dans la durée, l’élargissement de sa base sociale, le maintien de sa sensibilité et de sa réactivité aux préoccupations mouvantes des habitants dépendent de la qualité de son ancrage territorial, de sa proximité avec l’ensemble des composantes sociales, culturelles, générationnelles du quartier, de sa capacité de créer des solidarités entre elles ».

C’est ensuite que s’ouvre la possibilité de tenter d’établir des passerelles, tant avec les grands réseaux associatifs institués que directement avec les pouvoirs publics territoriaux et nationaux. Les associations réunies par la fonda décrivaient ainsi cette construction d’un capital social exerçant une fonction de passerelle : « aider le quartier à se reconnaître comme une véritable communauté d’habitants n’est pas l’inciter à s’isoler de son environnement et à se replier sur une forme de communautarisme de quartier. C’est au contraire la condition pour éviter ce type de dérive. C’est parce qu’une population locale a pu se doter d’une identité collective et se construire une parole et un projet partagés qu’elle peut aussi avoir le désir et la force d’entrer en relation avec son environnement géographique, social et institutionnel pour y inscrire son projet. Il appartient donc à l’association de proximité de militer pour que des voies d’accès soient réellement ouvertes à la participation des habitants au sein des instances où elle est théoriquement prévue… mais aussi de conforter la capacité des habitants à y occuper pleinement la place qui leur a été ouverte… Ce faisant, les associations de proximité font un véritable travail d’éducation populaire tel que l’avaient imaginé ses fondateurs, ouvrant la voie d’un engagement civique, voire politique, de leurs membres et plus largement des personnes du quartier concernées par leurs actions ». Cette référence à l’éducation populaire que ces associations de proximité ont voulu inscrire dans le texte est doublement intéressante. Elle revendique d’abord une continuité avec une des grandes traditions fondatrices du mouvement associatif français. Elle émane ensuite d’associations dont la logique d’inscription dans la réalité sociale manifeste clairement, sur de nombreux points, une rupture avec cette tradition. Elle indique, dans ce champ particulier, la nécessité et la difficulté de l’articulation entre deux modes de construction du capital social français et de la conjugaison de leurs forces respectives.

  • Transformer un capital social en capital économique *

Construire ce chaînon manquant d’un nouveau capital social relève d’un véritable chantier d’ingénierie sociale qui concerne presque tous les champs de la vie collective. Je voudrais ici développer un seul exemple illustrant, dans le champ économique, des modalités innovantes de construction du capital social en appui à la création d’entreprises et d’emploi.

France initiative réseau (Fir) est un réseau d’associations, plates-formes d’initiatives locales (Pfil), qui mobilisent les ressources humaines et financières de leurs territoires pour accompagner « gratuitement » des créateurs d’entreprises par :

– l’analyse préalable de chaque projet par un comité d’agrément qui réunit des compétences économiques locales reconnues, pour vérifier et cautionner la viabilité de l’entreprise ;

– l’attribution d’un prêt personnel au créateur sans intérêt ni garantie (prêt d’honneur), pour consolider son apport en fonds propres et lui ouvrir l’accès aux prêts bancaires ; – un suivi technique et financier post-création pour conforter les chances de pérennité de son entreprise ;

– le parrainage d’une personnalité économique locale pour lui faire bénéficier de son réseau de relations et lui ouvrir l’accès aux partenariats locaux nécessaires au développement de son entreprise.

L’efficacité des Pfil tient à leur ancrage territorial et à leur capacité de mobiliser des solidarités locales autour du créateur, c’est-à-dire à la construction d’un capital social nécessaire à la valorisation du capital humain d’un territoire. Cette efficacité s’évalue à deux niveaux, celui de l’entreprise et celui de son environnement. Au premier niveau, les 50 000 entreprises accompagnées à ce jour, dont la grande majorité n’aurait pas été créée sans ce coup de pouce, ont une viabilité, un nombre d’emplois et un taux de croissance bien supérieurs à la moyenne nationale.

Au niveau de l’environnement, les effets sont plus indirects mais néanmoins significatifs. Ils s’évaluent par le nombre considérable de bénévoles mobilisés pour l’audit, le suivi et le parrainage du créateur et pour l’administration des Pfil, mais aussi par l’importance de l’effet de levier du prêt d’honneur sur les prêts bancaires et par la rapidité du retour sur investissement, en contributions fiscales et sociales et en relations d’affaires, des subventions publiques et dons privés qui alimentent les fonds de prêts.

En outre, le bénéfice essentiel que les partenaires privés des plates-formes déclarent retirer du don qu’ils font de leur temps et de leur argent n’est pas d’ordre financier : gratification morale et sociale, stimulation de leur créativité personnelle, confiance et amitié entre les différents partenaires de la plate-forme et dynamisme renouvelé des collaborations économiques locales…

La nécessité de s’adapter à chaque territoire d’implantation conduit à une extrême diversité des plates-formes et exige le respect de leur autonomie. Pour assurer néanmoins la cohérence du réseau, les Pfil ont dégagé les règles méthodologiques et éthiques communes auxquelles elles doivent se plier et les ont inscrites dans une norme de métier garantie par l’Afnor. Ces règles ne sont évidemment pas référées à la théorie du capital social mais elles en sont une parfaite illustration.

La charte éthique appelle d’abord au respect de l’initiative du créateur et de son autonomie et ensuite à l’engagement personnel de ses partenaires. La reconnaissance de l’individuation de l’engagement n’est-elle pas une des caractéristiques essentielles du capital social émergent ?

Le mode d’organisation en réseau favorise l’autonomie des Pfil, une grande souplesse des formes de mobilisation collective et de coopération entre elles et l’ouverture de chacune à son environnement et au pluralisme de ses partenariats ; la confiance et la réciprocité dans des échanges libres entre acteurs autonomes, la diversité interne et la porosité externe ne fondent-elles pas les caractéristiques organisationnelles des nouvelles formes de capital social ?

De même, le parrainage renvoie à l’accompagnement du créateur dans l’acquisition des moyens de son autonomie et à la mise à sa disposition du réseau de relations professionnelles du parrain. La construction du rapport de confiance entre le parrain et le parrainé conduit à transférer au parrainé le bénéfice de la confiance dont le parrain jouit dans son environnement. L’insertion du nouvel entrepreneur dans les réseaux économiques locaux relève de la mutualisation et du partage de la confiance. C’est typiquement un processus d’élargissement du capital social, le passage d’un capital social fondé sur des liens d’affinités vers un capital social de regroupement.

Le prêt d’honneur, prêt à la personne du créateur à taux zéro et sans garantie, est un outil financier de micro-crédit très particulier, permettant la conversion d’un capital social construit dans une logique d’économie du don en un capital économique intervenant de plain pied dans l’économie marchande. Alors que la caution et la garantie sont des outils de la défiance, le prêt d’honneur est un outil de la confiance. C’est cette relation intime entre la qualité morale d’un échange d’honneur bâti sur la confiance réciproque et la qualité technique de l’accompagnement que cela implique, qui fonde l’exceptionnel effet de levier du prêt d’honneur sur les crédits bancaires.

Là réside le principe même de la version Fir du micro-crédit : non pas se substituer à la banque pour des dossiers qu’elle ne sait pas ou ne veut pas accompagner et construire un système bancaire alternatif, mais inciter et aider la banque à intervenir là où elle refusait d’aller, à faire ce métier d’intérêt public dont elle se réclame.

Enfin, l’implication d’une grande diversité d’acteurs publics et privés (élus, responsables de compagnies consulaires et d’agences de développement, patrons de Pme, experts comptables, enseignants…) qui mêlent leurs dons d’argent, de temps et de compétence dans la production d’une utilité collective aboutit à la construction des trois dimensions essentielles du capital social d’une collectivité humaine :

– un capital social fondé sur des liens d’appartenance et d’affinité à travers le renforcement d’une identité locale partagée ;

– un capital social de regroupement en rassemblant dans l’action solidaire des acteurs aux identités sociales les plus diverses ;

– un capital social établissant des passerelles entre cette action et des politiques publiques de développement local et d’emploi.

 

Conclusion

 

La puissance corrosive de la montée de l’individualisme consumériste, poussée par une mondialisation dominée par les logiques d’un capitalisme « ultralibéral », ronge incontestablement les sites du capital social que notre modèle d’intégration républicaine a construit, certes de façon discontinue, depuis plus de deux siècles. Elle s’attaque simultanément aux assises institutionnelles et procédurales de ce modèle, c’est-à-dire aux fondements mêmes de l’état providence. Nous avons vu que la société, menacée dans ses principes de cohésion, réagit et que les éléments d’un nouveau capital social, intégrant notamment les formes positives de l’individuation de l’engagement civique, se développent pour retisser, fil par fil, le lien social qui se défait. Mais il faut aussi reconnaître l’extrême dispersion et la grande fragilité de ces dynamiques émergentes. Si elles constituent incontestablement des ingrédients nécessaires de toute action visant à neutraliser l’acidité dissolvante de ce poison, il serait illusoire et dangereux de croire qu’ils pourraient être suffisants. L’enjeu n’est pas de faire définitivement son deuil des anciennes formes de capital social et des sites qui en sont porteurs, pour construire un capital social de substitution. Il est d’organiser les synergies et « fertilisations croisées » entre l’ancien et le neuf pour revitaliser simultanément les institutions républicaines de la démocratie et les liens civiques et sociaux qui les soutiennent, les nourrissent et conditionnent leur capacité de produire le bien commun qu’on en attend. C’est de la nécessité urgente de ce travail « d’ingénierie démocratique » que ce témoignage du « sociologue engagé », que j’ai toujours voulu être, espère avoir convaincu le lecteur.

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