Modèles socio-économiques Innovation sociale

Le déploiement à grande échelle des innovations associatives ne pourra pas se faire exclusivement sur fonds privés.

Tribune Fonda N°251 - Impuissance démocratique : comment retrouver le pouvoir d’agir ensemble ? - Septembre 2021
Julien Adda
Julien Adda
Et Anna Maheu
Créé dans la banlieue de Besançon en 1991, le premier Jardin de Cocagne s’inspirait d’une exploitation maraîchère biologique suisse à caractère coopératif. Réunis dans le Réseau Cocagne, ce sont aujourd’hui 102 Jardins qui nourrissent 31 000 foyers et emploient 5 650 salariés (dont 4 800 en insertion en flux par an). Julien Adda, directeur du Réseau, revient sur le projet politique de ces Jardins, la transition écologique et sociale dans laquelle ils s’inscrivent ainsi que les obstacles que cette transition rencontre.
Le déploiement à grande échelle des innovations associatives ne pourra pas se faire exclusivement sur fonds privés.
Récolte dans un jardin de Cocagne en mars 2013 © Christophe Goussard

Julien Adda répond aux questions d'Anna Maheu de la Fonda.  

Que sont les Jardins de Cocagne ?

Au-delà de notre mission sociale première, en tant qu’association, nous répondons à des problématiques agricoles, comme le besoin de relocaliser l’offre de fruits et légumes pour répondre à la demande d’autonomie alimentaire tout en créant du développement local en emploi inclusif. Nous expérimentons la formation des paysans à partir de notre action d’insertion associative à Lorient avec deux personnes installées (« fais pousser ton emploi »), et désormais dans la Drôme, avec cinq personnes accompagnées pendant deux ans vers l’installation (« courte échelle »). On peut aussi citer Vignes de Cocagne près de Montpellier qui forme des ouvriers viticoles depuis plusieurs années.

Les personnes éloignées du monde agricole, précarisées, peuvent ainsi devenir, demain, une solution.

Y a-t-il d’autres Jardins qui répondent à ces défis sociaux du monde agricole ?

Oui, les associations qui portent les Jardins sont plus ou moins toutes en lien avec leur territoire agricole. Nous travaillons une démarche dite d’« Écopôle alimentaire » avec les plus avancés, du Jardin de Vieille-Église dans le Nord, à ceux de Blois, de Haute-Garonne, du Loiret, etc. Attention, nous travaillons des références communes, mais les expériences sont toujours locales, ancrées, négociées, évaluées avec les professionnels partenaires.

En tant que réseau, comment organisez-vous l’échange de bonnes pratiques ?

Nous avons revu toute notre méthode pour passer de la dimension verticale de tête de réseau à celle plus horizontale de pratiques collaboratives entre pairs.Les chargés de mission sont devenus des animateurs. Et ce sont les Jardins qui structurent ces groupes.

Cet échange repose aussi beaucoup sur des visites entre eux, des visioconférences, et des sessions d’accompagnements vers l’action animées aussi bien par des laboratoires de recherche comme comme Atemis ou le Léris que par des associations telles qu’Aequitaz, Saluterre, le mouvement des Cuisines nourricières, etc.

Avec l’appui de chercheurs, vous étudiez les mutations du travail et des modèles économiques. Ces dernières réflexions s’intègrent-elles dans ces recherches-actions que vous menez ?

Elles sont issues d’une de ces recherches-actions! Nous avons organisé un forum à l’abbaye de Fontevraud en 2017, avec des interventions de Christian du Tertre d’Atemis et de Roger Sue, administrateur de la Fonda.

L’associativité, telle que je la comprends, est cette capacité immanente d’organisation des citoyens pour répondre à leurs besoins.

C’est à partir de la définition citoyenne des besoins que devrait se décliner l’économie au sens d’organisation de la production et de mobilisation de ressources.

Ce qui rejoint les enjeux de la fonctionnalité portés par Atemis. On y considère que le modèle économique industriel que nous vivons est un modèle qui s’avère contraire aux besoins fondamentaux d’autant qu’il a été largement financiarisé, ce qui nous amène au désastre économique et écologique dans lequel nous sommes aujourd’hui.

Comment aller vers cette définition citoyenne des besoins ?

Il faut repartir des grandes fonctionnalités de la vie, définir comment elles doivent devenir une proposition de valeur économique partagée — bien manger en fait partie.

Cela s’appelle un modèle économique, non limité aux enjeux financiers, qui intègre tous les enjeux d’externalités sociales et écologiques. Il permet de valoriser les activités servicielles, immatérielles propres aux associations.

Pour nous, la question agricole et alimentaire devrait faire l’objet d’une transition écologique et sociale.

Si la dimension écologique est portée par la qualité du système de production biologique, cela reste à petite échelle : le Réseau Cocagne représente moins de 7 % de la vente directe de légumes biologiques en France.

Cependant, les activités des Jardins de Cocagne sont aussi contributrices de la relocalisation du système agroalimentaire en France : elles multiplient les points de vente en circuit court, augmentent la capacité de petites unités de transformation, mais aussi la capacité à collecter et à distribuer des productions professionnelles.

Nous sommes un ferment qui permet la mobilisation de nombreuses parties prenantes, habitants, associations locales, collectivités, etc.

La dimension de transition sociale est plus importante. Il s’agit d’imaginer des territoires où les personnes précarisées ne sont pas un problème, mais un élément de solution aux difficultés locales. Nous construisons des supports d’activité économique qui recouvrent tout le spectre de la filière alimentaire, de la production à la transformation, la logistique et la vente.

Nous avons aussi d’autres supports comme l’animation urbaine agricole, l’intégration de Jardins nourriciers en milieu pénitentiaire, l’accompagnement de personnes migrantes, etc. L’idée est de proposer, avec les personnes, des lieux havres, de ressourcement, qui redynamisent les territoires.

Comment cette réflexion est-elle née au sein du Réseau Cocagne ?

Il y a quelques années, le réseau Cocagne se concentrait sur la question de la philanthropie privée en essayant les questions et méthodes des grandes entreprises. Malgré tout l’intérêt de cette stratégie d’alliances, il y a là un risque important de ne penser la crédibilité de son action que dans les termes de son acceptabilité par l’économie dominante, et donc d’en incorporer les cadres de pensée.

Je pense à la « mesure d’impact », cette obsession du chiffre censé rassurer sur la « rentabilité » ; aux questions managériales, avec le patron leader à qui « on peut faire confiance » ; ou encore aux grands projets centralisés sur des en- jeux capitalistiques comme l’immobilier.

Finalement, ce n’est pas ce schéma copier-coller qui fait fonctionner les partenariats entreprises–associations au niveau local.

Il absorbe néanmoins beaucoup d’énergie, relationnelle, administrative, opérationnelle, au détriment d’une action qui doit être clarifiée sur sa dimension d’intérêt général, c’est-à-dire sur le rôle et la place des acteurs non lucratifs, en particulier des pouvoirs publics.

Vous n’utilisez donc plus ces modèles issus du monde de l’entreprise ?

Le Réseau Cocagne a pris de la distance avec ces modèles importés pour restituer ses fondamentaux et réévaluer sa position à la hauteur du travail réel des associations membres : insertion sociale, écologisation des pratiques agricoles, éducation populaire, développement local, accessibilité alimentaire, etc.

Nous n’avons pas à porter cette charge permanente de la preuve ni à justifier toujours de notre innovation comme on mettrait en vente de nouveaux produits de saison.

Au contraire, plus nous assumons nos bases associatives et notre philosophie solidariste, plus les projets proposés par nos associations enflamment littéralement les collectivités. Une proposition associative peut devenir une politique départementale et régionale !

Comment pensez-vous l’articulation entre privé et public concernant le soutien financier ?

Nous souhaitons que la relation entre le monde associatif et les fondations évolue. Nous avons créé des partenariats de longue durée avec des fondations, comme celles de Carrefour, Vinci, ou la fondation familiale JM Bruneau, avec les actions sociales d’AG2R — La Mondiale, de FAPE EDF, ou d'Edenred. L’instruction des demandes des Jardins est transmise au Réseau Cocagne, ce qui nous permet de structurer le développement de nos adhérents en lien avec des orientations de fond comme la citoyenneté alimentaire pour les plus exclus.

Par contre, répondre chaque année à des appels à projets est mortifère pour le monde associatif en général. Ses dirigeants sont mis en concurrence et passent leur journée à faire cela au détriment des actions. La forme même des appels à projets contraint le projet associatif : est-il annuel ou pluriannuel ? Est-il en fonctionnement ou en investissement ? Est-il forcément innovant ? Soumis à évaluation ou pas ? Seul ou en partenariat ?

Une autre articulation serait- elle souhaitable ?

Il est urgent de gagner en hauteur de financement et en durabilité de projets. Il faut réévaluer la relation du mécénat avec le monde associatif ; nous avons atteint les limites de la mise en concurrence des acteurs pour des financements sociaux et écologiques qui restent très faibles au regard des enjeux.

C’est pour cela que la puissance publique reste le garant de l’intérêt général aujourd’hui et doit en être l’opérateur principal.

Comme ce qu’il s’est passé avec le COVID-19 avec France Relance : le réseau Cocagne a pu présenter un projet national auprès du ministère de l’Insertion mobilisant tous les Jardins.

Le contexte exceptionnel aura permis une véritable innovation institutionnelle et le lancement d’un changement d’échelle pour nos missions sociales et agricoles en France. Pas de doute, face aux grandes menaces, l’État peut permettre le déploiement à grande échelle de ces innovations associatives : cela ne pourra pas se faire exclusivement sur fonds privé.

Opinions et débats