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L’ouverture des données publiques

Tribune Fonda N°226 - Numérique : un nouveau pouvoir d’agir ? - Juin 2015
Henri Verdier
Henri Verdier
Les propos d’Henri Verdier ont été recueillis par Marie-Christine Combes.

La rédaction : Henri Verdier, vous êtes directeur d’Etalab, créé pour mettre les données numériques de l’administration à la disposition des citoyens. Que signifie concrètement « l’ouverture des données publiques aux citoyens » ? Pourquoi et comment a été créé Etalab ? Comment cela fonctionne-t-il ?


Cela fait longtemps que la République se préoccupe du droit à l’information des citoyens (dont témoignent par exemple l’indépendance de la Cour des comptes et la publicité de ses avis, l’indépendance de l’Insee ou encore la loi instituant la Commission d’accès aux documents administratifs, Cada). De même, elle s’emploie depuis longtemps, pour améliorer le fonctionnement économique et social, à diffuser largement les savoirs et les informations pertinentes pour l’économie et la société. Ce sont par exemple les missions de l’Institut géographique national, de Météo France, de l’Insee, mais aussi de dizaines d’autres opérateurs moins connus du grand public.


Avec l’Open data, cet engagement connaît deux évolutions :


– d’une part, l’État dispose aujourd’hui de « nouvelles données », du fait de la numérisation rapide de nombreuses activités : il n’a plus seulement les données « statistiques » ou produites par l’activité des comptables, géomètres, géographes, hydrographes, etc. Il a désormais aussi de nombreuses données issues de l’informatisation de nombreux processus, et de la facilité à déployer de nombreux capteurs : pollution, transport, relevés d’incidents, etc. ;


– d’autre part, le numérique a soutenu une telle puissance de création dans la société qu’il devient important de diffuser ces ressources d’une manière qui facilite au maximum leur réutilisation. Les rapports et avis ne suffisent plus : il faut veiller, le plus possible, à fournir des données brutes (et non plus seulement des résultats obtenus par des experts) dans des formats ouverts, faciles à réutiliser, gratuitement, et en autorisant le plus possible ces réutilisations. Tout ceci bien sûr en veillant simultanément à protéger les secrets légaux et en particulier, en protégeant la vie privée.


Telle est la mission d’Etalab qui, au sein du Secrétariat général pour la modernisation de l’action publique, coordonne l’action du gouvernement, accompagne les administrations, développe et anime le portail national www.data.gouv.fr, mais aussi soutient les entreprises, associations et citoyens qui décident de réutiliser ces données.
C’est un travail à la fois juridique, administratif et technologique. Le portail www.data.gouv.fr témoigne de ces différentes dimensions : il permet de trouver des données publiques parmi près de 40 000 fichiers, mais il permet aussi aux citoyens, chercheurs, associations ou entreprises de partager leurs propres données ou de présenter leurs réutilisations. Etalab est également engagé concrètement dans le développement de projets qui prolongent l’ambition de l’open data, comme le logiciel www.openfisca.fr (l’outil ouvert de microsimulation du droit fiscal et social), la base nationale de la géolocalisation des adresses postales (www.adresse.data.gouv.fr) ou l’open data des taxis.

La rédaction : Quelles sont les conséquences en ce qui concerne le rôle de l’État, qui passe ainsi d’un statut de détenteur de l’information à celui qui la fait circuler ? Quelle est l’évolution de la relation entre l’État et le citoyen ?


L’ouverture des données est un projet qui comporte plusieurs dimensions.
Il y a à l’évidence une dimension démocratique, quand on ouvre des données de transparence (données d’exécution budgétaire, réserve parlementaire, évaluation des politiques publiques), mais aussi quand on permet aux citoyens de se forger leurs propres points de vue concernant l’action de l’État, sa pertinence et son efficacité.


Il y a une dimension économique, car ces données publiques sont bien souvent une ressource essentielle pour de nombreux innovateurs, parmi lesquelles de nombreuses entreprises innovantes. Il suffit d’imaginer un instant une France sans prévisions météorologiques ou économiques, ou une France sans cadastre pour comprendre le rôle de ces données dans nos activités quotidiennes.


Et il y a enfin une dimension « efficacité de l’action de l’État » lui-même, car l’administration est bien souvent la première bénéficiaire d’une meilleure circulation de ces données qui, pour la plupart, ont été produites par le service public pour les besoins de missions de service public. L’État, comme le reste de l’économie et de la société, doit faire sa révolution numérique qui commence par un bon usage de ces données numériques.


Mais comme vous le dites, il y a une dimension plus profonde qui traverse toutes ces ambitions. L’État, quand il ouvre ses données, ouvre aussi un échange avec ceux qui s’emparent de ses données. Il doit apprendre à entrer en dialogue avec les utilisateurs, à répondre à de nouvelles questions, à accepter des suggestions, à laisser des espaces de collégialité ou de coproduction.


D’une certaine manière, c’est effectivement l’opportunité de fonder de nouvelles relations entre l’État et les citoyens. En ouvrant les données, on rééquilibre l’in- formation entre les parties, on ouvre la possibilité de nouveaux points de vue, et notamment de la contre-expertise, on doit accepter de nouvelles formes de dia- logue, on autorise la société à proposer elle-même des solutions alternatives à certains problèmes, on diffuse une capacité d’organisation et de création dans la société. D’une certaine manière, on dessine un nouveau rôle de l’État dans la société.
Au fond l’ouverture des données appelle rapidement les autres ouvertures : celle des systèmes d’information, celle des modèles, mais aussi l’ouverture des habitudes, celle des mentalités, celle des méthodes de travail... C’est pourquoi presque tous les pays qui ont pris au sérieux le projet d’ouvrir les données publiques ont rapidement constaté la nécessité de réfléchir à l’ouverture de l’action publique elle-même, au « gouvernement ouvert ». Et c’est ainsi que la France a décidé en 2014 de rejoindre le « partenariat pour un gouvernement ouvert », qui rassemble 65 pays engagés dans le développement de ces nouvelles approches du gouvernement, et plusieurs centaines d’ONG, et qu’elle présidera en 2016-2017.

La rédaction : Quelles opportunités cette mise à disposition ouvre-t-elle pour l’action des associations ? Dans quels domaines essentiellement ? Comment peu- vent-elles utiliser ces données pour leurs actions, et éventuellement être un vecteur d’appropriation pour les citoyens ?


L’ouverture des données est un effort durable qui se poursuivra et connaîtra de nouvelles étapes.
Aujourd’hui, sur data.gouv.fr il y a déjà près de 40 000 fichiers classés en 14 000 « jeux de données », qui décrivent toutes les dimensions du travail de l’administration : codes postaux, informations cadastrales, indicateurs de performances des lycées, dépenses remboursées par la Sécurité sociale, liste des maires de France, carte des bornes de recharge des véhicules électriques, comptes des partis politiques, monuments historiques, horaires des trains, les accidents de la route horodatés géolocalisés… Il y a un côté étrange et poétique dans cette mosaïque. Mais c’est déjà une ressource pour ceux qui sont engagés dans l’action et qui veulent mieux décider, mieux dialoguer avec les collectivités locales ou produire de nouveaux services. On voit naître de nombreux services de proximité, on voit des collectifs discuter avec leurs communes à partir de la carte des accidents de la route, on voit des « datajournalistes » proposer des analyses inédites de l’action publique…


Certes, il faut entrer dans cette logique, accepter de fouiller ces données, apprendre à s’en servir. L’État lui-même a été confronté à cette nécessité… C’est ainsi que la mission Etalab s’est également vue confier la mission d’ « Administrateur général des données » et développe actuellement une activité de traitement des données (on parle de « datasciences ») pour apprendre à l’État à utiliser lui-même ses propres données afin d’améliorer ses décisions et ses actions. Je crois que le monde associatif, comme toute la société, doit faire ce chemin. L’utilisation des données est de plus en plus un levier très puissant pour une action efficace et impactante. Elle peut nourrir la décision, dépasser la fatalité des « moyennes ». Mais elle peut même entrer en profondeur dans les services et dans les actions. Nous en avons tous fait l’expérience quand Amazon nous a proposé un livre susceptible de nous intéresser, quand Facebook nous a proposé un ami, ou quand Netflix nous a proposé un film…

De plus en plus, l’État va ouvrir non seulement des données brutes, mais de grands référentiels complets, des modèles (comme avec Open Fisca), voire des ressources logicielles. Il sera de plus en plus important de savoir s’approprier cette ressource, et plus encore dans les logiques d’action collective.


J’ajoute que la création de données peut se révéler en elle-même une forme puis- sante d’action collective. Les bénévoles qui contribuent à Wikipédia, OpenStreetMap ou OpenFoodFact créent des ressources d’une grande utilité. Mais plus encore, ils créent des biens communs, qui ne pourront être captés par aucun monopole, et qui portent une promesse d’émancipation sociale.


Cette révolution est engagée. C’est la révolution numérique qui succède à la révolution industrielle et qui change le monde avec la même intensité. Elle dissémine dans l’espace économique et social une puissance d’agir sans équivalent dans le passé.


C’est pourquoi il me semble tellement important que le monde associatif s’en empare. D’une part en effet les associations, comme tous ceux qui entreprennent et portent des causes, doivent apprendre à se servir de ce trésor d’efficacité potentielle et à l’utiliser au service de leurs projets. D’autre part, et surtout, elles ont un rôle essentiel de médiation avec les citoyens. Car ces nouveaux outils et ces nouvelles méthodes, cette puissance d’agir, doivent être appropriés. Il y a un véritable risque de créer de nouvelles fractures dans la société, entre ceux qui auront domestiqué ces outils et ceux qui ne les comprendront pas. À cet égard, nous arrivons aujourd’hui au moment critique : le monde économique et la puissance publique commencent à bien maîtriser ces outils et notamment l’usage des don- nées numériques. Les citoyens sont consommateurs avisés de ces innovations. Mais seront-ils acteurs de cette révolution ? L’engagement du riche tissu associatif français contribuera sans aucun doute à la réponse à cette question.
 

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