Économie sociale et solidaire

« Permettre un développement inclusif et transformer les vies »

Tribune Fonda N°250 - Écologie et société : nos communs - Juin 2021
Fatima Denton
Fatima Denton
Fatima Denton dirige l’université des Nations unies pour les ressources naturelles en Afrique (UNU-INRA). Rédactrice de rapports du GIEC, elle dispose d’une vue d’ensemble sur les questions environnementales. Au cours de cet entretien, elle revient sur ses engagements pour faire porter la voix du continent africain dans les discussions internationales sur le climat et évoque les principaux enjeux qu’il rencontre sur le volet écologique.
« Permettre un développement inclusif et transformer les vies »
Vue aérienne du Lac Rose au Sénégal © Curioso Photography

Propos recueillis et traduits par Gabriela Martin, vice-présidente de la Fonda.

Quel est le rôle de l’institution que vous dirigez ?

L’UNU-INRA est une voix majeure pour les connaissances sur les ressources naturelles en Afrique. Nous comblons le fossé entre la science et la politique et promouvons le développement durable par une gouvernance des ressources naturelles sensible au changement climatique.

Nous donnons aux chercheurs, entrepreneurs et décideurs africains les connaissances dont ils ont besoin pour gérer durablement les ressources naturelles du continent.

Notre siège social au Ghana et notre réseau de cinq unités opérationnelles au Sénégal, en Côte d’Ivoire, au Cameroun, en Namibie et en Zambie nous assurent une forte présence sur le continent. L’UNU-INRA est également l’une des 14 institutions de l’université des Nations unies, un groupe de réflexion mondial et le bras académique de l’ONU.

Quelle est votre implication actuelle dans le GIEC ?

J’ai été l'autrice principale et la coordonnatrice pour le rapport du GIEC sur le climat et les terres. Je suis actuellement autrice principale et coordonnatrice du 6e rapport d’évaluation — groupe de travail III — Atténuation. Je suis également une des principales autrices du rapport de synthèse.

Quel a été votre rôle lors des négociations de l’accord de Paris sur le climat ?

En tant que directrice d’une division basée sur les ressources naturelles, j’ai travaillé avec la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique.
Par le biais du Centre africain pour la politique climatique, nous avons soutenu le Groupe africain de négociation (AGN) afin de permettre une représentation en masse à Paris et de produire des recherches scientifiques pertinentes qui soutiendront la position de l’AGN à Paris.

Pour préparer l’AGN, j’ai lancé les actions suivantes ;

  • la création des Entretiens africains sur le climat, une série de discussions publiques visant à démocratiser les résultats scientifiques sur le changement climatique et à mettre l’accent sur le thème « l’Afrique peut » et sur les opportunités ;
  • la création d’une initiative pour les jeunes avocats, pour qu’ils apportent un soutien juridique direct à l’AGN dans des domaines critiques – adaptation, atténuation, financement, etc.

Ces initiatives ont contribué à ce que l’AGN adopte une position ferme sur les questions liées au climat à Paris. Elles ont également permis de créer une voix africaine commune, cimentée par le symbolique Pavillon de l’Afrique, qui a servi de centre de coordination et a permis de faire le lien entre les parties prenantes et entre les questions.

Pouvez-vous nous dire s’il existe une position du continent africain sur ces questions ?

L’Afrique est la seule région qui dispose d’un Comité des chefs d'État et de gouvernement sur le changement climatique — il s’agit d’une structure qui s’efforce de rassembler les voix africaines en un tout cohérent.

Cependant, il n’est pas facile de parvenir à une position africaine commune, car les enjeux sont différents et les ressources, énergétiques et autres, sont inégalement réparties. Par exemple, environ 77 % des besoins en énergie primaire de l’Afrique du Sud sont couverts par le charbon et ce dernier représente 85 % de la production d’électricité de l’Afrique du Sud.

Cette grande disparité des ressources énergétiques, tant en termes de production que de consommation, tend à créer un développement inégal et rend difficile pour l’Afrique le fait de parler d’une seule voix.

En outre l'Afrique abrite les cinq premiers pays producteurs de pétrole au monde, les poids lourds étant le Nigeria, l’Angola, l’Algérie, l’Égypte et la Libye. Cela signifie que les pays qui dépendent fortement des revenus des combustibles fossiles pour soutenir des secteurs stratégiques tels que la santé et l’éducation n’auront pas le même niveau d’enjeu lorsqu’il s’agira de prendre des décisions liées au désinvestissement des combustibles fossiles en raison d’engagements liés à l’accord de Paris.

De plus en plus de pays africains estiment avoir un droit souverain d’exploiter les réserves de pétrole et de gaz.

L’Ouganda étant enclavé, il doit expédier le pétrole en Tanzanie, ce qui nécessite la construction d’un oléoduc. Les deux pays viennent de signer un projet d’oléoduc, présenté comme le plus long oléoduc chauffé du monde (1440 km), pour un montant de 2,5 milliards de dollars. Ce projet se poursuivra malgré les campagnes environnementales qui dénoncent la destruction de sources d’eau des zones humides et la libération d’importantes quantités de CO2. Les exportations de pétrole sont prévues en 2025.

Autre exemple la Namibie collabore avec une société canadienne pour commencer à forer dans le bassin de Kavango, un point chaud du changement climatique et l’un des écosystèmes les plus vulnérables du monde. Le gouvernement namibien estime qu’il se trouve face à une source d’énergie potentielle et que cette exploration pétrolière peut libérer la capacité pétrolière du pays et soutenir les objectifs de développement économique.

Cartographie Atlas des ressources énergétiques  de l'Afrique, 2017.
De toutes les sources d’énergie, l’Afrique consomme le plus de pétrole (42 % de sa consommation totale d’énergie) suivi par le gaz (28 %), le charbon (22 %), l’hydroélectricité (%), les énergies renouvelables (1 %) et le nucléaire (1 %). Source : Atlas des ressources énergétiques de l'Afrique, 2017.

Quels sont les écueils et les opportunités spécifiques pour le continent ?

Nous pouvons évoquer les opportunités en prenant appui sur trois sujets : terres, villes et énergie.

TERRES

Les terres africaines sont de plus en plus soumises à la pression d’utilisations multiples et à des dégradations et épuisements à grande échelle. La plupart des économies africaines sont essentiellement basées sur la terre, la majorité des gens en dépendant pour leur subsistance.

L’agriculture emploie près de 70 % de la population.

Paradoxalement, le continent continue d’importer des denrées alimentaires pour une valeur de 80 milliards de dollars et ce chiffre pourrait atteindre 110 milliards d’ici 2025, selon les estimations de la Banque africaine de développement.

En outre, l’Afrique est la seule région du monde qui connaît un déficit croissant en matière de rendement agricole, en raison d’une politique qui s’est concentrée sur l’expansion agricole plutôt que sur la productivité. Le secteur agricole est sensible au climat. Cette situation, les événements extrêmes (inondations, sécheresses, récentes invasions de criquets), et maintenant les impacts du COVID-19 sur les chaînes d’approvisionnement, ont exacerbé les problèmes d’insécurité alimentaire de la région.

La majorité des émissions de l’Afrique ne proviennent pas de l’énergie ou des transports, mais de la dégradation des sols.

Les terres tropicales d’Afrique ont émis près de 6 milliards de tonnes de dioxyde de carbone rien qu’en 2016. Les changements substantiels d’utilisation des terres, y compris la déforestation et la pratique du brûlis sont également responsables des émissions.

La capacité de l’Afrique à restaurer, renouveler et réhabiliter les terres peut permettre la mise en place de programmes de relance verte et soutenir les plans d’industrialisation verte. Il est également important de noter que les forêts africaines constituent une énorme opportunité pour les puits de carbone et les technologies telles que la capture et la séquestration du carbone.

L’adoption d’une agriculture intelligente face au climat peut avoir plusieurs avantages comme la maximisation des rendements et des bénéfices sur les habitats, la sécurité alimentaire et les moyens de subsistance.

De nombreux pays se préoccupent désormais de l’urgence d’améliorer la capacité de production des terres agricoles à l’aide de technologies vertes. Les technologies numériques progressent et permettent la productivité agricole grâce à l’utilisation de drones et de données satellitaires.

VILLES ET ÉNERGIE

L’énergie est un élément central de l’histoire de la pauvreté en Afrique. C’est un autre paradoxe, car le continent abrite une multiplicité d’énergies renouvelables et non renouvelables. Les besoins énergétiques du continent vont augmenter à mesure que la région s’urbanise.

L’Afrique est la région qui s’urbanise le plus rapidement et aura besoin d’une gamme de services énergétiques pour contrer les tendances actuelles de pollution et la prolifération des bidonvilles.

Les pays doivent adopter des politiques urbaines efficaces et à faible émission de carbone pour réduire l’étalement urbain, permettre aux petites entreprises de se développer et soutenir la qualité de l’air dans les villes.

Dans la plupart des pays africains, la demande de matières premières est élevée et les déchets industriels sont souvent traités après coup et mal gérés. Pour l’Afrique, le défi consiste à éviter les émissions, en particulier compte tenu de ses niveaux actuels de développement et de sa faible empreinte carbone. Les villes peuvent soutenir les objectifs de réduction des émissions de carbone et encourager la croissance ainsi que les technologies innovantes par le biais d’une politique délibérée de villes intelligentes.

Le mauvais accès à l’énergie affecte les infrastructures et les services essentiels, où l’énergie est un intrant direct pour la santé, l’éducation et d’autres services critiques. Le COVID-19 a reflété les disparités et les asymétries énergétiques, notamment dans le secteur de l’éducation où de nombreux élèves et étudiants n’ont pas pu profiter de l’apprentissage virtuel. Démocratiser l’utilisation de l’énergie est l’outil de développement le plus puissant en Afrique pour permettre un développement inclusif et transformer les vies et les moyens de subsistance.
 

Pensez-vous que le Sahel est particulièrement vulnérable au changement climatique ? Quelles sont les conséquences sociales du changement climatique et les leviers d’action pour y répondre ?  

Le Sahel a défié les perceptions et les prédictions catastrophistes d’une « région en crise », « mourante » ou d’une « urgence environnementale » — une région mal préparée aux défis rudes et « méchants » du 21e siècle, notamment l’explosion démographique, l’urbanisation rapide, le changement climatique et ses corollaires — les insécurités alimentaire, hydrique et énergétique pour n’en citer que quelques-uns.

Le Sahel a souvent été vu sous le double prisme de l’espoir et du désespoir — avec la dernière école de pensée selon laquelle, depuis la profonde dépression des années 70, la région n’a jamais été en mesure de surmonter le poids d’une série de perturbations environnementales, politiques et sociales.

Le Sahel a oscillé entre la force de ses populations indigènes et leur ingénieuse capacité d’adaptation et les images d’un Sahel fragile, dans le besoin, prêt à recevoir une main interventionniste forte, une aide alimentaire et un soutien international de base ; entre le Sahel relativement stable et le terrain fertile pour diverses insurrections, des plus lentes aux plus violentes qui ont donné lieu à des tendances djihadistes, des activités de recherche de rente, des trafics illégaux et un point chaud politique qui peut enflammer et annuler toutes les avancées économiques et sociales réalisées au cours des deux dernières décennies.  

Mais derrière ce Sahel, il y a un Sahel qui a le potentiel d’assurer la croissance, de tirer parti de son explosion démographique et de la vitalité de sa jeunesse, un Sahel qui offre aux scientifiques une riche constellation de stratégies d’adaptation, de migration et de résilience face à la pollution à grande échelle, à la perte de biodiversité, à la dégradation des sols et aux impacts du changement climatique — un Sahel qui peut devenir plus que la « quintessence d’une urgence environnementale majeure ». 

Cependant, la capacité du Sahel à devenir une économie de frontière dépendra de sa volonté de se dépouiller et de déplacer les vieux récits pour laisser place à de nouveaux points d’entrée, de nouvelles perceptions et de nouveaux marqueurs.

De nouveaux marqueurs conventionnels seront nécessaires pour mettre davantage l’accent sur la force de ses indicateurs macroéconomiques, sa capacité à revitaliser la santé économique en reconfigurant une nouvelle économie qui stimule et renforce le développement pastoral, s’appuie sur ses espaces urbains et ses populations comme vecteurs d’innovation, de résurgence économique et de régénération ; rémunère une nouvelle révolution agricole qui est au centre d’un commerce intra-régional en plein essor et passe du statut d’importateur net de denrées alimentaires à celui de région capable de se nourrir elle-même.   

Entretien