Enjeux sociétaux

Santé publique : des pratiques professionnelles involontairement excluantes

Tribune Fonda N°244 - Les invisibles de la santé - Décembre 2019
Martine Fourier
Martine Fourier
Les professionnels de santé sont confrontés, dans leurs pratiques médicales, aux risques de discriminations dans leurs rapports avec les publics issus des diversités, au contraire du principe républicain d’égalité. Des formations leur sont destinées pour les aider à gérer ces situations et faire évoluer leurs propres pratiques et celles des patients.

« L’hôpital ne connaît que les malades et il ne saurait avoir de discriminations dans cette institution, placée sous l’autorité de la Raison et reposant sur un principe d’indifférence aux différences, " l’égalité par l’invisibilité " caractéristique du modèle républicain »1 .


Les rejets et discriminations subis par les personnels soignants 


Sur la thématique des relations interculturelles, les professionnel-le-s de santé publique se disent attentif-ve-s aux diversités des valeurs et besoins des publics : enfants, personnes âgées /en situation de handicap, mineurs non accompagnés, jeunes mères, réfugiés reconnus ou déboutés, primo arrivant.e.s ou publics de seconde génération.

D’emblée, cependant, les professionnel.le.s expriment subir des refus, des rejets, des discriminations en raison de leur « différence » avec le public accueilli : rejets des personnes issues des diversités par des « Français de souche », attente des publics migrants d’une relation privilégiée par proximité…  Parfois, des services utilisent leurs compétences linguistiques pour un interprétariat non officiel. La question du genre est également posée, en cas par exemple de refus d’être examiné par une personne de sexe opposé. Les professionnel.le.s renvoient ce refus à des critères religieux. Nous faisons l’hypothèse de la « bonne foi » des soignant.e.s dans leurs prises en charge médicales et sociales, mais observons, dans les stages, la primauté de la rationalité médicale. Dans ces interactions, les craintes de racisme, de sexisme et de discriminations, latentes de part et d’autre, crispent les comportements et propos. Aussi faut-il à la fois prendre en considération et ignorer les spécificités liées au genre, aux origines ou aux religions.


Former pour aider les professionnels à gérer les discriminations


En formation, il est possible de travailler à une prise de conscience de ces enjeux, pour faire évoluer les regards, autoriser paroles et réflexions, analyser les situations de risques de discrimination et développer les compétences des professionnel.le.s par un travail sur les représentations, les préjugés et les stéréotypes, ou encore sur la communication verbale et non verbale. Les outils mobilisés en formation alternent supervision, analyse des pratiques et temps de parole en réunions d’équipe.

Les discriminations systémiques résultant de processus et reposant sur les pratiques, volontaires ou non, donnent lieu à des différences de traitement. Elles se produisent par effet cumulatif et interactif de pratiques, souvent basées sur des présupposés, des anticipations, des valeurs, des logiques et des contraintes propres au système. Les discriminations systémiques ont une dimension diffuse, résultant d’actes effectués sans volonté de discriminer, inscrits dans les pratiques quotidiennes et habituelles de travail. Elles se situent au niveau des conséquences d’une action et ne reposent pas sur les raisons de l’acte ou de la pratique discriminatoire.


Pratiques d’exclusion ressenties par les publics issus des diversités


Les comportements des personnes issues des diversités varient selon leurs statuts sociaux : les personnes âgées, les primo arrivants, en situation régulière ou non, ont « une posture d’humilité, ne se sentent pas chez eux, ont peur de gêner, n’osent pas demander »2 . Cela se traduit souvent par le non recours ou un recours tardif aux services médicaux sociaux, du fait de discriminations ethniques et sociales vécues.

Les sentiments de honte face aux explications médicales complexes, aux exigences administratives accumulées, leur renvoient une image dégradée d’eux-mêmes : ils ne se retrouvent pas dans l’image que les professionnel.le.s leur renvoient et se sentent inférieurs, stupides, n’osant pas demander d’explications complémentaires.

Les réactions de colère ou de résistance émanent de personnes de deuxième ou troisième génération, qui se considèrent légitimes dans leurs demandes de soins, mais aussi dans leurs pratiques « traditionnelles » sanitaires profanes, qu’elles ont acquises au cours de leur éducation. La prise en compte des croyances personnelles et religieuses des patients est souvent subie, voire moquée par les professionnel.le.s, qui ne mesurent pas l’importance symbolique d’une prise en charge globale.

Les femmes issues des diversités sont le plus souvent assignées à des positions culturellement déterminées, sans effort pour connaître les ressources mises en œuvre dans leurs environnements et leurs pratiques quotidiennes : activités rémunérées auprès de particuliers (ménages, gardes d’enfants, aide aux personnes âgées…), vie sociale riche d’amies et de temps festifs. 

Pour réfléchir sur ces processus, nous nous appuyons sur l’analyse de Margalit Cohen-Emerique portant sur les incidents critiques des approches ethnocentriques qui bloquent l’ouverture à l’autre et sa reconnaissance. Les modèles républicains idéalisés, tels que notre conception du statut de la femme, notre modèle éducatif libéral ou encore notre vision de la pratique religieuse et de la laïcité sont de fait marqués par des identifications parentales et sexuelles et des affects personnels ; ils relèvent des cheminements personnels dans les rapports familiaux. 

Mais au nom de ces modèles, les publics issus des diversités se trouvent enjoints à un changement dans leurs pratiques intimes en matière de soin ou d’attention. Ainsi, une psychologue de crèche va convoquer une mère d’origine subsaharienne, pour l’alerter en termes inquiétants sur les troubles futurs que peut entraîner sa pratique de « cododo » avec son enfant de douze mois, sans réaliser combien le fait de confier son enfant à des mains étrangères est un chemin au regard des sécurités familiales qu’elle a vécues.  

Nous sommes aussi confrontés à un « retour du refoulé » de la vie politique passée des professionnel.le.s et de de leurs proches, déniée dans les propos, mais présente dans l’exigence d’adaptation, d’intégration et d’accès aux droits — à condition d’en faire l’effort ! Ces mots et gestes sont ressentis par la population comme injustes, au regard du cadre légal affiché et provoquent les abandons de soins ou les conflits.

En formation, la présence de professionnel.le.s issu.e.s des diversités permet à leurs collègues de prendre conscience de leurs pratiques discriminatoires involontaires, mais habitées de leur propre histoire et représentations.    
 

  • 1Propos de François Dubet, issus de l'ouvrage collectif de François Dubet, Olivier Cousin, Éric Macé et Sandrine Rui, Pourquoi moi. L’expérience des discriminations, Seuil, Paris, 2013, 205.
  • 2Emmanuel Jovelin et Valérie Wolff, « L’accompagnement social et sanitaire des personnes âgées immigrées », in Hommes & Migrations, 2015/1, 1309, pp. 97-104.
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