Engagement Gouvernance

Un éléphant dans le couloir

Tribune Fonda N°221 - Quels horizons collectifs pour demain ? - Avril 2014
Pierre Hurstel
Pierre Hurstel
Dans l’entreprise, les rapports entre l’individu et le collectif ont complètement changé. Et pourtant, on continue à gérer les firmes, les organisations, comme si de rien n’était. En rabâchant les mêmes formules. Les mêmes antiennes. Sans tenir compte de ces changements qui bousculent profondément la relation entre chacun d’entre nous et le collectif. Je voudrais ici en évoquer trois qui me semblent essentiels.

Premier changement fondamental, la confiance dans le discours managérial est remise en cause. Ce discours, chacun le connaît par cœur. Aujourd’hui, impossible de participer à un grand séminaire d’entreprise sans que le leader ne délivre ce message à deux faces.
D’abord, il nous dit : « Vous avez de la chance d’être encore là ! » C’est la bonne nouvelle. Mais ensuite il s’empresse d’ajouter : « Nous allons faire plus avec moins ! » Qui n’a pas, au cours des dernières années, entendu au moins une fois le refrain du « plus avec moins » ? Qui n’a pas reçu le message et compris qu’aujourd’hui la question est effectivement légitime car le marché nous y contraint ? En revanche, les dirigeants sont en général beaucoup moins diserts sur le « comment » on va faire et finalement chacun ignore quelle est sa marge de manœuvre individuelle dans cette transformation collective.


Rien n’illustre mieux cette dérive qu’une BD qui tourne depuis quelques mois sur le Net. Dans la première bulle, on y voit trois salariés qui portent péniblement un gros caillou au-dessus de leurs têtes. Un cadre en costard cravate arrive et met hors-jeu l’un des membres du trio : « un de moins ! » avant de revenir dans la bulle suivante pour éliminer un deuxième porteur. Reste le troisième homme dont les bras commencent à trembler et qui prend bientôt le caillou sur la tête avant d’être crucifié par le manager : « Tu es vraiment un incompétent ! ». Chacun d’entre nous, s’il travaille depuis au moins dix ans, a été le témoin voire le protagoniste d’une saynète de ce genre. D’où le malaise actuel des salariés et la défiance qui s’est installée vis-à-vis d’un discours managérial qui est très clair sur les exigences collectives imposées par la compétition internationale, mais laisse isolé l’individu qui se sent abandonné par le collectif.


En quelques années, ses attentes ont aussi profondément évolué. C’est le deuxième changement fondamental. Hier, on était notaire à Clermont-Ferrand ou ailleurs. Aujourd’hui, on est toujours notaire à Clermont-Ferrand mais on est aussi membre actif de LinkedIn, on participe à une ou deux associations, on tweete à longueur de journée, on joue les geeks le soir venu... Pour donner à voir cette évolution, le sociologue Michel Maffesoli aime utiliser l’image de « la société plusieurs ». Comme si nos comportements, nos aspirations, nos désirs composaient désormais une sorte de mosaïque.


Les attentes ont évolué aussi parce que nous avons changé d’horizon. Hier, le futur était plein de promesses. Aujourd’hui, face aux incertitudes de l’avenir, c’est le présent qui est devenu essentiel, ce qui ne manque pas de rejaillir sur la nature de notre relation à l’entreprise. Lorsqu’on était persuadé que demain serait meilleur qu’aujourd’hui, il était plus facile de s’accommoder d’un quotidien sans grâce. Désormais, tout salarié aspire à obtenir des satisfactions ici et maintenant d’autant qu’il ne veut pas seulement un travail, mais veut aussi s’épanouir grâce à lui. Autant d’évolutions qui contribuent à alimenter et à accélérer la remise en cause du discours managérial.


Ceci vaut particulièrement pour les nouvelles générations, la fameuse génération Y. Nos enfants sont pressés de connaître des aventures professionnelles enrichissantes et ne tolèrent pas d’attendre d’être montés dans la hiérarchie. Ils rêvent de vivre un, deux, trois « kifs » par jour comme ils disent et de les « liker » (cliquer pour montrer son adhésion) à tour de bras. A ce propos, je voudrais évoquer les travaux du psychologue chilien, Marcial Losada.
Le ratio qui l’a rendu célèbre (2,9013 arrondi à 3) est un chiffre qui n’est pas le fruit du hasard mais de plus d’une décennie de recherche sur le fonctionnement des équipes et la performance collective dans l’entreprise. Baptisé « taux de positivité », il établit une relation directe entre les interactions positives et négatives que chacun vit au quotidien dans son travail et sa performance. Losada a calculé que les équipes deviennent performantes lorsque le ratio nombre d’interactions positives sur nombre d’interactions négatives est de l’ordre de trois pour une. A six pour une, les équipes sont même capables de se surpasser ! Pour moi, cette « ligne de Losada » symbolise une idée absolument fondamentale : le bien-être est le nutriment de la réussite et non l’inverse comme on le croit généralement.


Enfin, et même s’il s’agit désormais d’une banalité, il faut tout de même mentionner un troisième bouleversement qui transforme la relation entre l’individu et le collectif : l’irruption des nouvelles technologies. Nous ne pouvons faire abstraction de la vitesse de transformation du monde, une vitesse que le cerveau humain a du mal à suivre, ce qui a de nombreux effets sur la manière dont nous consommons, dont nous travaillons, dont nous nous comportons en tant que citoyen.


La perte de confiance dans le discours managérial, l’évolution des attentes individuelles, l’impact des nouvelles technologies sur notre manière d’être au monde, voilà au moins trois raisons de soutenir que la relation entre les individus et le collectif est à réinventer. C’est ce que j’appelle avoir un éléphant dans le couloir : rien ne sera plus jamais comme avant et il me semble que quelquefois on tente de contourner l’éléphant. Il faudrait plutôt adapter d’urgence notre logiciel culturel. A ce stade, j’aimerais ouvrir trois pistes, formuler trois propositions.


Agilité, ouverture et lâcher prise

D’abord, développons notre propre agilité. Agilité à être plusieurs dans la journée, dans sa tête, dans sa vie. Agilité cela signifie aussi qu’il ne faut pas se laisser désarçonner par l’échec, mais plutôt adopter ce que j’appellerai la « judoka attitude » : je tombe, je me relève. Le salarié qui va de l’avant comme le bon judoka est agile. Il sait se relever. Il sait aussi bouger, avancer, s’inscrire dans une dynamique. Un peu comme le singe qui se déplace d’arbre en arbre dans la forêt tropicale. S’il reste statique, s’il bâtit des murailles autour de lui pour se protéger, il a toutes les chances d’aller au-devant de grandes difficultés.


Une autre dimension de l’agilité est également indispensable, c’est l’agilité inter-culturelle. Parce que dans l’heure qui vient je suis susceptible d’avoir à dialoguer sur les réseaux sociaux avec un Chinois, d’envoyer un message à un Japonais ou à un Brésilien... Or, spontanément, il n’est pas si facile de communiquer avec des interlocuteurs qui n’ont pas été nourris aux mêmes valeurs culturelles, et ont donc une approche différente de l’individu et du collectif. Sur ce point, la philosophie du sociologue américain Milton Bennett me paraît essentielle : lorsque j’ai compris qu’à l’échelle de la planète je n’appartiens jamais qu’à une minorité, je commence à respecter toutes les autres... Cette agilité-là, j’en suis convaincu, fait écho à une qualité qui sera demain de plus en plus fondamentale dans la vie des organisations, c’est la capacité à l’empathie. Nous devons être capable de nous représenter, d’imaginer l’expérience de l’autre, non pas avec nos propres filtres, mais avec les siens. C’est une véritable révolution culturelle par rapport à ce que fut la culture du leadership à l’américaine, qui a marqué les esprits dans le monde entier depuis des décennies et qui consiste à diriger une organisation du haut de sa puissance et de son intelligence, certain d’entraîner tout le monde dans son sillage.


La deuxième « reco », comme on dit dans les séminaires d’entreprise, que je voudrais formuler est de rester ouvert, et en particulier ouvert à l’échange, car c’est ainsi que, de plus en plus, on crée de la valeur. Je m’explique. Pendant longtemps, la plupart d’entre nous a pensé qu’il y avait d’un côté le monde marchand, celui du business, et de l’autre, le non marchand, davantage orienté vers l’intérêt général. A mes yeux, cette approche est en voie d’être dépassée. L’évolution sociologique des aspirations et des comportements, les opportunités offertes par les nouvelles technologies, les nouveaux modes de consommation et d’échange révolutionnent le processus de création de valeur, laquelle est de plus en plus le fruit d’allers-retours aussi nombreux que féconds entre ces deux mondes. Et je suis convaincu que, dans l’avenir, non seulement on passera de plus en plus de l’un à l’autre en fonction de tel ou tel événement de la vie, mais que même lorsqu’on sera durablement ancré dans l’un ou l’autre de ces univers, loin d’exclure l’autre monde, on se donnera les moyens de contribuer à son développe- ment. J’observe d’ailleurs que dans les grandes entreprises, il y a déjà de plus en plus de salariés qui, tout en réussissant parfaitement dans le monde marchand, aspirent à jeter des passerelles avec le non marchand, non pour faire parler d’eux ou décrocher une médaille, mais pour faire œuvre utile, pour aider par exemple de leurs conseils les jeunes qui n’ont pas eu leur chance et s’inscrire durable- ment dans une démarche d’ouverture et d’échange où le don tient toute sa place.


A ce propos, je voudrais dire un mot de ce que l’on appelle, même si la formule est un peu pompeuse, le « don cérémoniel » qui consiste à donner, non pas de manière unilatérale mais dans l’espoir que, plus tard, l’autre donne à son tour, dans un esprit de réciprocité. Dans le monde marchand, de plus en plus de modèles de construction de valeur (tout le domaine de l’open, par exemple) sont ainsi fondés au départ sur le don. Le gratuit précède l’échange et la fabrication de la valeur se fait souvent à partir d’un processus où l’on a d’abord donné avant de recevoir. Et si finalement la création de valeur commençait par le don, à la fois talent et cadeau ? Ce serait un véritable changement de paradigme !


La troisième piste que je voudrais évoquer nous parle du « lâcher prise ». Cessons de penser que nous allons contrôler la pensée d’autrui depuis notre empyrée. En particulier, qu’une entreprise pourra continuer demain à convaincre, à faire passer son message stratégique, au moyen d’une campagne de publicité classique. Nous sommes entrés dans un monde où l’expérience, le vécu a fait irruption et s’est déjà installé dans le paysage. Aujourd’hui, on sait que grâce au « like », le consommateur, l’utilisateur a le pouvoir, par un acte public d’approbation médiatisé par Facebook, de provoquer un électrochoc sur les réseaux sociaux. Demain, je fais le pari que le « like » des salariés sur leur organisation aura à son tour énormément d’impact. Pour les dirigeants comme pour les salariés, le « likage » de la marque employeur fait d’ores et déjà figure de nouvelle frontière, tout comme celui du citoyen désormais capable de transformer le petit clic en geste politique. Demain, dans tous ces domaines du vivre ensemble, c’est le collectif qui dira si ce que j’ai fait répond à la promesse. Il faudra renoncer à l’emprise et être à l’écoute de l’expérience vécue.


Dans l’entreprise, la vie du chef d’équipe, du manager, en est déjà transformée. Les vieilles recettes (« le chef m’a dit que... ») sont obsolètes et il a tout à gagner à travailler sur l’agilité, sur l’empathie, à faire l’effort de se faire adopter par l’équipe, ce qui suppose de renoncer au fantasme de la toute puissance et de l’emprise. Le défi est immense car le logiciel culturel, le modèle de l’intelligence classique des leaders fin de siècle sont pour le moins inadaptés au monde qui vient. Et ceux qui ne reverront pas rapidement leur conception du management ont du souci à se faire. Ce débat sur la relation entre l’individu et le collectif prend de l’ampleur partout, dans la sphère marchande comme dans la sphère non marchande. Si l’on veut que dans l’une et l’autre les individus s’épanouissent partout et que le collectif crée de la valeur pour tous, il est temps de renoncer à fermer les yeux. Le moment est venu de faire sortir en douceur l’éléphant du couloir.


Pour aller plus loin...
– L’Homme postmoderne, Michel Maffesoli et Brice Perrier, François Bourin éditeur, 2012.
– Positivity : Top-Notch Research Reveals the 3 to 1 Ratio That Will Change Your Life, Marcial Losada et Barbara Fredrickson, Harmony, 2009.
– Basic Concepts of Intercultural Communication. Paradigms, Principles & Practices, Milton Bennett, Intercultural Press, 2e édition, 2013.
– Le don des Philosophes. Repenser la réciprocité, Marcel Hénaff, Seuil, 2012.

 

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