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Vers un accès universel aux services publics

Tribune Fonda N°235 - Revenu universel : cartographie d'une controverse - Septembre 2017
Bruno Palier
Bruno Palier
Retour sur les caractéristiques du modèle social français et sur la manière dont une politique d’investissement social pourrait combler ses lacunes, avec pour principe l'universalité dans l’accès aux services publics.
Vers un accès universel aux services publics

Les propos de Bruno Palier ont été recueillis par Jean-Pierre Worms et Bastien Engelbach, et mis en forme par Marie-Christine Combes.


La rédaction : Dans quelle mesure la proposition d’un revenu universel intervient-elle dans un contexte de crise de nos modèles d’État providence ?

Bruno Palier : Nous avons en France une longue tradition de l’État providence. Mais ce dernier s’est transformé au cours des années. D’une politique keynésienne de soutien à la demande par des emplois publics et des prestations sociales, pour encourager l’activité, et ainsi diminuer le chômage, nous sommes passés à une conception différente, fondée sur une vision néo-classique de l’économie, qui a dominé les années 1980, 1990 et 2000 en Europe. Le chômage y était expliqué par le coût des impôts et des prestations sociales. Celles-ci étaient considérées comme des « trappes à inactivité », encourageant le chômage et l’assistanat.

Simultanément, la confiance dans le secteur public, considéré comme inefficace, s’est amenuisée. Par conséquent, on a estimé que la solution était de faire reculer l’État providence, de mettre sous conditions sévères les prestations sociales, pour que les gens finissent par sortir du chômage « volontaire ». Cependant, il semble nécessaire d’entrer dans une nouvelle phase, afin de mieux s’ajuster aux évolutions économiques et sociales les plus récentes.

Nous avons besoin d’une nouvelle compréhension du chômage. Une grande partie des demandeurs d’emplois sont des gens non ou peu qualifiés, et cela pose la question fondamentale de notre système scolaire, qui « produit » chaque année quasiment 30 % de jeunes qui n’ont pas le bagage suffisant pour affronter le marché du travail, et qui galèrent de petits boulots en dispositifs d’insertion, sans que jamais le problème de leur formation ne soit résolu. C’est le premier risque social de notre société.


La rédaction : Dans le modèle français, quelles sont les sources d’accès aux droits sociaux ?

Bruno Palier : En France, la protection des citoyens et les droits sociaux sont issus de deux sources complètement distinctes : la solidarité professionnelle (indemnités du  chômage, retraites, formation professionnelle) et la solidarité nationale (protection contre la maladie, accès à l’école, éducation, assistance). L’accent est mis sur les procédures d’accès aux droits plutôt que sur leur fondement.

La solidarité professionnelle est fondée sur la « contributivité », c’est-à-dire que les droits sont fonction de la contribution financière de chacun au système d’assurance. Les cadres, qui ont un salaire de cadres, ont une retraite de cadres, les ouvriers et employés, une retraite d’ouvriers et d’employés. 80 % des prestations sociales liées à la solidarité professionnelles sont contributives.

Les hiérarchies sociales, qui relèvent d’un principe méritocratique, perpétuent l’inégalité sur le marché du travail, sans jamais la combattre. C’est un système de reproduction sociale qui consolide les inégalités entre qualifiés et non qualifiés, entre hommes et femmes, entre jeunes et vieux.

Il a été conçu pour un certain type de carrière et pour un certain monde économique, celui de l’industrie manufacturière où les hommes travaillent à temps plein et ont une longue carrière sans changer d’employeur.


La rédaction : Peut-on néanmoins parler d’une universalité d’accès aux soins et à l’éducation ?

Bruno Palier : Dans la solidarité nationale, en ce qui concerne l’accès aux soins, les principes sont égalitaires, les résultats ne le sont pas. Le système de protection sociale est fragmenté, et la création de la CMU en est un bon exemple. Au lieu d’assurer une couverture maladie pour tous, on crée un droit spécifique pour les plus démunis, qui contribue à les stigmatiser et à compliquer leur accès aux soins.

Le système scolaire, lui, obéit à des principes très élitistes qui ont peu changé depuis Napoléon. Le système n’est pas fait pour apprendre, mais pour distribuer des bonnes et des mauvaises notes, qui sont très déterminées par les conditions sociales et qui suivent les élèves tout au long de leur carrière scolaire. Tout est organisé pour les bons élèves, et les décrocheurs, le plus souvent issus des milieux défavorisés, ne sont jamais réinsérés.

L’objectif de faire réussir tous les élèves, que l’on trouve en Finlande par exemple, n’est pas présent. Le comportement des familles qui cherchent à inscrire leurs enfants dans les « bonnes écoles » renforce ce système de sélection sociale qui conduit à la sortie de jeunes sans qualification sur le marché du travail.


La rédaction : Notre modèle contribuerait donc à produire des inégalités ?

Bruno Palier : Les sources d’inégalité sont très nombreuses, parce qu’il n’y a pas d’universalité d’accès aux mêmes droits pour tous en France, contrairement à d’autres pays européens. L’école est la première source de risques sociaux : être issu d’un milieu défavorisé, et finir sa carrière scolaire sans qualification est un risque majeur pour les jeunes.

Aujourd’hui, la fin de la scolarité obligatoire est à 16 ans, le premier emploi stable à 27 ans, la décohabitation à 24-25 ans, le premier enfant à 29/30 ans. En sortant de l’école, certains jeunes ont devant eux des années de galère dans la pauvreté, la précarité et la dépendance vis-à-vis des parents. Notre État providence ne les accompagne pas dans leur situation financière ni dans leur accès au logement et aux études.

Ensuite le système de protection professionnelle a été conçu pour des carrières masculines. Les femmes, qui assument l’essentiel du travail domestique et de l’éducation des enfants, ont des carrières empêchées. De plus, elles subissent de plein fouet les inégalités salariales. Une grande partie des pauvres sont des femmes seules avec enfants, et non plus les retraités.


La rédaction : Qu’est-ce qui justifie et caractérise une logique d’investissement social que vous défendez ?

Bruno Palier : L’évolution économique remet en question le modèle salarial qui fonde l’accès aux droits professionnels. Du côté des politiques d’emploi, on considère que le travail est avant tout un coût qu’il faut réduire le plus possible. Il y a plusieurs façons de faire : convaincre l’État de subventionner le travail, sous-traiter, et réduire le nombre de  salariés.

La technologie ne semble pas le facteur principal de ces évolutions, mais bien plutôt une certaine conception du profit et de la société. Mais avec ces  perspectives, le travail n’apparaît plus comme un facteur d’émancipation pour les individus ni comme un facteur de production essentiel pour les entreprises.

Nous avons besoin de nouvelles orientations, de nouveaux principes directeurs, qui aident à penser le monde des risques sociaux et le monde des solutions. L’idée de l’investissement social est de retrouver l’esprit de conciliation entre l’économique et le social. Le contraste est fort entre notre pays et d’autres pays européens comme l’Allemagne ou la Suède, où l’entreprise est un collectif dans lequel les salariés ont voix au chapitre.

D’un point de vue historique, les premières assurances sociales ne sont pas apparues contre mais avec le patronat, parce qu’il y avait des intérêts communs. Le paritarisme se fonde sur des intérêts économiques différents, voire contradictoires, mais aussi sur la constitution de sphères de compétences partagées. Retrouver cette conciliation, c’est dépasser la parenthèse néo-classique, qui a construit une contradiction entre l’économique et le social.

Soigner et qualifier les gens, assurer leur bien-être, c’est aussi assurer leur productivité et leur investissement dans le travail, c’est contribuer fortement à la performance économique. L’investissement social permet de penser que l’on peut tenter, en mettant en cohérence un certain nombre de services et de politiques sociales, de répondre aux besoins sociaux du XXIe siècle et en même temps aux besoins de l’économie, en assurant à chacun un emploi.


La rédaction : Dans cette logique, quelles sont les premières solutions à déployer ?

Bruno Palier : La solution consiste à préparer, accompagner les parcours de vie, pour avoir moins à réparer. Il faut établir l’universalité des droits, un système de prestations cohérent, et instaurer un guichet unique.

Dans cette nouvelle configuration, la qualification a un rôle clef. Non seulement il faut assurer à tous une qualification par la formation, mais il faut aussi reconnaître toutes les qualifications, pas seulement les qualifications diplômées, technologiques, mais aussi celles du soin, de l’interaction, de l’interpersonnel, et les rémunérer en conséquence.

L’économie des qualifications, c’est permettre à chacun d’accéder à l’ensemble des qualifications, et faire muter le marché du travail de manière à ce qu’il leur attribue un prix équitable, à toutes.

Pour cela, une des premières réformes qui devraient s’imposer est celle du système scolaire, en commençant par la crèche et l’école maternelle. Développer ces structures permettrait de combattre les inégalités à la racine, et de soulager les femmes, par des services adaptés, et non par des prestations financières. Il ne faut pas laisser les femmes assumer seules certaines charges, que ce soit celles de la petite enfance ou celles de la dépendance des personnes âgées.

Ensuite il faut développer une pédagogie propre à assurer la réussite scolaire de tous les enfants, comme cela se fait dans les pays nordiques. Dans ces pays, à 18 mois, presque tous les enfants vont à la crèche. Investir sur l’école, cela signifie aussi améliorer l’accueil et le sort des personnes qui s’en occupent, former les professeurs.

Enfin, il faut rénover l’organisation du travail et faire en sorte que tous les individus, pas seulement les salariés, aient accès à la formation professionnelle, doncfaire passer cette dernière dans la solidarité nationale. Il faut commencer par former ceux qui en ont le plus besoin, c’est-à-dire les non qualifiés et les chômeurs.

Il n’y a pas de fin du travail, mais des nouveaux emplois, et il faut reconnaître toutes les nouvelles qualifications, assurer un soutien technologique à tout le monde. Il y a une rationalité économique des prestations sociales, à condition qu’elles soient conçues comme des services tout au long de la vie, et non des prestations financières. 


La rédaction : Plutôt qu’un revenu universel, vous préconisez donc un accès universel aux services ?

Bruno Palier : L’idée du revenu universel est stimulante, mais ne donne pas la réponse à l’ensemble des questions sociales. Le revenu universel ne résoud pas les problèmes de la qualification, du travail, de la situation des femmes, de la dépendance économique des handicapés ou des jeunes. C’est une fausse simplification qui ne résout aucun des problèmes qui se posent à notre société et à notre économie. Il faut faire en sorte que, comme dans les pays scandinaves, l’accès aux droits sociaux, repensé comme un accès aux services, dépende globalement de la citoyenneté, et non de telle ou telle situation particulière.

Ces services doivent également être conçus comme un tout cohérent, capable d’accompagner les personnes tout au long de leur vie : s’occuper des petits enfants, permettre au père et à la mère de s’en occuper à égalité ; assurer la réussite à l’école et dans les études supérieures ; organiser le travail de manière à ce que ses horaires soient compatibles avec les activités familiales ; assurer une formation professionnelle permanente pour les travailleurs et pour les chômeurs ; assurer l’accès aux soins de manière réellement égalitaire ; permettre l’autonomie financière des jeunes ; et enfin, mieux accompagner la dépendance. Pour tout cela, il faut abandonner la culture des prestations en espèces, mais trouver des solutions locales, adaptées à chaque âge de la vie.

Quel est l’intérêt de donner un revenu universel à tout le monde, puis de le reprendre à certains via les impôts ? C’est une fausse simplification. Il faut plutôt s’interroger sur l’ensemble des services à mettre en place, et des financements nécessaires pour y parvenir. Du côté des revenus, peut-être vaut-il mieux réfléchir en terme de minimum décent.

Pour commencer, il serait raisonnable de fusionner un maximum de minima sociaux pour simplifier les procédures, et surtout, garantir l’automaticité des droits, faire confiance aux gens a priori et contrôler a posteriori. Il ne faut pas intervenir sur des risques particuliers, mais savoir accompagner les individus et, plus généralement, apprendre la culture du service. Promouvoir une culture de l’accompagnement, à l’écoute et au service des personnes, représenterait un réel progrès, y compris pour les prestataires des services sociaux.
 

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La CNAF, la DGCS, les Apprentis d’Auteuil, France-Stratégie et le LIEPP ont organisé en 2016 un cycle de séminaires sur l’investissement social. De nombreux documents issus des séminaires sont disponibles sur le site investissementsocial.org

 

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