Associations et démocratie

Associations de proximité et politiques publiques

Gabriel d' Elloy
Gabriel d' Elloy
la difficile prise en compte de projets hors normes in La tribune fonda n° 190 - avril 2008

rédigé par Gabriel d'Elloy, chargé de mission de la Fonda

Contexte et enjeux

Dans les 18e et 19e arrondissements de Paris, espaces urbains qui comportent des quartiers où logent et travaillent des populations en difficulté et où la cohésion sociale est un défi permanent à relever, trois associations de proximité, très différentes par leur nature, leur histoire et leur projet, innovent pour prendre en compte et accompagner vers l’espace public des demandes d’habitants non satisfaites ou qui ne sont pas immédiatement « audibles » par les pouvoirs publics. Leur action participe de la prise en compte et de la reconnaissance officielle des projets et des besoins non-satisfaits d’une partie de la population. Ces trois associations de proximité gèrent, pour chacune d’entre elles, l’un des équipements de quartier suivants:

– la Salle Saint-Bruno (18e, Goutte d’Or) : un lieu ressources associatif ;

– le Petit Ney (18e, Portes Montmartre et Clignancourt) : un café littéraire associatif ;

– le centre social BelleVille (19e, Belleville) : un équipement social associatif.

L’action expérimentale a porté sur le développement des capacités et des savoir-faire des trois associations, pour articuler :

► l’émergence et la prise en compte d’attentes et de besoins non-satisfaits ou « hors normes » d’habitants ou de groupes oubliés ou exclus et peu ou prou « hors circuits »,

► la mobilisation efficace de ressources et de financements publics qui ne sont pas d’emblée attribués à ce type de population ou de demande.

L’hypothèse à vérifier était que l’originalité et la pertinence des trois associations de quartier considérées tiennent au fait que leurs administrateurs, leurs bénévoles et leurs salariés, avec leur légitimité respective, cultivent – de manière singulière et différente – deux types de ressources : d’une part un ancrage au quartier et une ouverture aux problématiques des habitants hors du jeu social, économique, culturel et politique ; d’autre part une articulation avec les politiques publiques et les institutions qui, avec leur culture professionnelle et administrative, édictent des mesures normées qui affectent les moyens censés répondre aux besoins de la population et à l’intérêt général.

C’est cette présence des associations des deux côtés de la « fracture sociale » qui conditionne leur « utilité sociale » et qui méritait d’être étudiée de près. Au-delà des objectifs propres à chacune des trois associations qui y participèrent, l’action expérimentale s’inscrivait dans les enjeux et les objectifs que la Fonda souhaite promouvoir et qui peuvent être regroupés autour de trois axes : se confronter avec les réalités sociales des quartiers, les plus dérangeantes ou les plus occultées ; cultiver des liens multiformes avec le quartier, considéré comme un ensemble de ressources souvent ignorées ou en friche ; créer les conditions d’émergence d’actions de proximité nouvelles, originales, voire « hors normes ».

Trois équipements associatifs et six projets « hors normes »

Voici la présentation très succincte des trois équipements ou espaces associatifs impliqués dans l’action expérimentale et des deux projets « hors normes » retenus pour chacun d’eux.

Le Petit Ney : un quartier populaire enclavé et son Café littéraire

Le Petit Ney s'inscrit dans un quartier populaire du Nord du 18e arrondissement de Paris: le quartier de la Porte de Montmartre. Le quartier compte environ 9 500 habitants et fait l'objet d'un « contrat urbain de cohésion sociale ». Par sa situation géographique enclavée, il souffre d'être une sorte de faubourg entre la banlieue et la ville réelle. Il en résulte que de nombreux habitants se sentent « délaissés » par rapport à ceux du quartier de la mairie et de la Butte. Il y vit une population venue d'horizons très divers : France, Maghreb, Afrique noire francophone, Sri Lanka, Urss, Pérou, Asie du Sud-est, Portugal, Irlande, Pakistan... Une certaine mentalité de village existe dans différents groupes d'immeubles. Cependant, cette convivialité tend à disparaître au profit du repliement sur soi. L'illettrisme, l'analphabétisme et le faible niveau scolaire sont des handicaps pour l'accès à la culture mais aussi à l'emploi et à de nombreuses pratiques sociales et plus simplement à une place dans la cité. Les pratiques culturelles des habitants sont en général peu visibles, inconnues et dévalorisées.

Issue à l’origine d’un journal de quartier (1994), l’association le Petit Ney est une initiative d’habitants qui a abouti, il y a huit ans, en mars 1999, à l’ouverture d’un espace intitulé Café littéraire. L’association gère un espace, café restaurant associatif mais aussi lieu culturel de proximité ouvert à tous les âges. En journée, il est fréquenté par une population du quartier qui y vit ou qui y travaille et, en fin de semaine, par une population locale, parisienne et francilienne. L’association a développé différentes activités autour de quatre pôles : livre-lecture, ludothèque, espace culturel de proximité et pôle de vie de quartier.

Son objectif général est de proposer une plate-forme d’outils et de fonctions qui contribuent à l’animation sociale et culturelle du quartier (85 événements par an, 2 650 spectateurs), à son désenclavement et à la mise en place de dynamiques partenariales et transversales. Dix ans après sa création et en dépit du soutien renouvelé des financeurs de la politique ville (ville, état, région), le Petit Ney continue de souffrir d’un déficit récurrent de reconnaissance par les pouvoirs publics. Cela explique le difficile financement sur le droit commun de la structure qui reste toujours fragile, car vraisemblablement toujours « hors normes » à bien des points de vue. Les deux exemples qui suivent illustrent cette situation et sa fragilité.

« Les livres, c’est bon pour les bébés »

Le Petit Ney accueille, depuis février 2003, une activité de lecture ou plus précisément de découverte des livres par les bébés de 0 à 3 ans, leurs mamans ou leurs assistantes maternelles. L’objectif de cette activité est de leur donner l’envie de continuer. Elle a été mise en place à l’initiative d’une adhérente, enseignante à la retraite. Aujourd’hui, l’activité a lieu trois fois par semaine, le mardi, le mercredi et le jeudi, de 10h 30 à 11h 30, les livres restant à la disposition des mamans et des nourrices qui viennent en journée. En dépit de son succès, cette expérience n’a pas déclenché d’autres financements que celui, ponctuel, de Jeunesse et Sports (Ddrjs) qui a reconnu que cette activité sortait de l’ordinaire. Elle attend toujours un hypothétique financement de fonctionnement.

Le projet sur la mémoire du quartier

Fin 2003, tout commence, dans la cité Hbm (Habitations à bon marché) de la Porte Montmartre, par des gardiens d’immeubles, intéressés par les histoires que racontent les personnes âgées de leur immeuble. Ils se mobilisent autour de leur gérant et prennent contact avec le Café littéraire pour étudier comment pourrait se mettre en place un projet. De janvier à juillet 2004, une collecte de paroles et de photos a permis aux personnes âgées de raconter la vie du quartier, lorsqu’elles avaient dix ans. Suite à ce recueil, ont été réalisées une exposition géante et itinérante de quarante photos grand format sur support textile exposées dans les cours d’immeubles – « comme du linge aux fenêtres » – et une pièce théâtrale qui a elle-même été jouée dans les cours par des enfants de 8 à 10 ans, encadrés par une compagnie professionnelle : 400 personnes environ ont vu le spectacle. Beaucoup attendant une suite à cette opération, il a été décidé une nouvelle opération entre décembre 2005 et juillet 2006, de jouer des saynètes (spectacles joués en mai-juin et juillet) – une presque cinquantaine de fois – dans des appartements différents qui s’ouvraient à cette occasion aux voisins : les petits spectacles étaient réalisés par des comédiens professionnels et des personnes en situation d’exclusion. Ce qui s’est avéré hors des normes culturelles des expositions photographiques ou des représentations théâtrales, c’est d’abord de redonner aux habitants leur parole, puis d’impliquer des acteurs locaux d’un quartier populaire, puis de réaliser l’exposition et de faire jouer un spectacle par des enfants dans les cours d’immeubles, et ensuite, dans les appartements, avec des comédiens. En dépit d’un financement de départ, dans le cadre des programmations de la politique de la ville et du Fonds social européen, une telle opération s’est révélée déficitaire, en raison principalement d’un accompagnement indispensable par des salariés qui contribuèrent à son ancrage dans la proximité.

La Goutte-d’Or : un quartier singulier et la Salle Saint-Bruno

Voilà comment les acteurs associatifs du quartier présentent la Goutte-d’Or. « Souvent considéré comme un coupe-gorge, un ghetto, un repaire de délinquance, le quartier de la Goutte-d’Or fait encore peur. Pour les 22 000 habitants de ce petit périmètre urbain, situé au cœur du 18e arrondissement, la vie n’est certes pas tous les jours facile. Mais les réalités de la vie quotidienne sont ici bien loin des représentations que l’extérieur peut s’en faire. Depuis plus de vingt ans, habitants, associations et pouvoirs publics se mobilisent et travaillent à l’amélioration de la qualité de la vie sur le quartier, dans le sens de sa requalification progressive. » Ajoutons que depuis la seconde moitié du 19e siècle, le quartier accueille des vagues successives de Français puis de migrants ; on peut parler de mixité pluriculturelle au quotidien pour ce quartier qui fonctionne comme un sas d’intégration. La population est jeune, le chômage important, le quartier est pauvre et très commerçant, ouvert sur l’Ile-de-France et ses communautés d’origine étrangère, mais aussi au-delà, aux dimensions du monde !

A partir de 1983, le quartier voit se succéder et se superposer des opérations de réhabilitation et de rénovation. Au début, l’opération « lourde » qui se dessinait a provoqué une très forte mobilisation des habitants, notamment avec « Paris Goutte-d’Or » : ils estimaient qu’on ne pouvait laisser faire n’importe quoi ! Le développement social urbain à la Goutte-d’Or a indéniablement transformé le quartier et contribué à sa rénovation. La forte implication des habitants au travers de diverses associations y a participé. 15 à 20 de ces associations se sont réunies en Coordination inter-associative afin d’échanger sur leurs pratiques, monter des projets communs et parler d’une seule voix aux pouvoirs publics. Au fil des ans, cette coordination, bien que n’ayant pas de statut juridique, a acquis une légitimité auprès des habitants, des acteurs du quartier et des élus. Elle est à l’initiative de la création de la Salle Saint-Bruno et de l’organisation de la Goutte-d’Or en fête. En 1985, onze associations avaient déposé un projet de création de locaux pour les associations, principalement les petites associations. Les habitants auront du mal à se faire entendre des élus. Il faudra sept ans pour que le projet se réalise, sous l’égide de la ville. L’assemblage des différentes missions au sein de la Salle Saint-Bruno est d’emblée un montage « hors normes » par rapport à ce qui se fait habituellement en matière d’équipement de quartier. Quinze ans après sa création, il le reste, à bien des égards, puisqu’il est à la fois un relais de proximité de la politique de la ville, un lieu de développement de la citoyenneté et de la démocratie participative, un lieu de compétences et d’expertise sur des thématiques prioritaires (emploi, lutte contre les discriminations, etc.), enfin un lieu ressources pour mettre en œuvre ou faire vivre des projets arrêtés par l’« inter-associatif ». C’est dans ce cadre que la Salle Saint-Bruno s’est en particulier investie autour de deux projets.

La Fête de la Goutte-d’Or

Depuis son origine, en 1985, Goutte-d’Or en fête est, à tous égards, une manifestation de quartier « hors normes », à l’image d’un quartier lui-même « hors normes ». Toute la difficulté est qu’aux yeux des pouvoirs publics, la fête de la Goutte-d’Or échappe au modèle de la fête de quartier, sans accepter de se couler dans le moule d’un festival ! Par ailleurs, conscients de l’intérêt et de la dynamique de la fête, les associations et les habitants du quartier ne veulent pas qu’elle leur échappe, fut-ce pour avoir accès à des financements de festival. Ce n’est pas pour autant se masquer la nécessité de se doter de compétences culturelles et artistiques. La fête de la Goutte-d’Or est conçue comme un événement qui se prépare tout au long de l’année, le résultat d’un fourmillement d’initiatives essentielles à la vitalité du quartier, un maillage d’associations, de structures et d’individus, un savoir-faire original qui articule avec intelligence la pédagogie culturelle au spectacle vivant, un pôle d’expérimentation, dans lequel la créativité devient un élément essentiel du lien social qui donne tout son sens aux politiques culturelles. La manifestation reste bien « hors normes » par l’ambition et le croisement des différents objectifs, la nature de son pilotage et de son organisation participative, ses financements complémentaires et incertains.

L’observatoire de la vie locale

L’Observatoire de la vie sociale de la Goutte-d’Or a été créé au sein de l’Association de la Salle Saint-Bruno, en avril 1992, comme « centre de ressources au service du quartier qui traite toutes les sources d’information et données statistiques intéressant la réalité sociale, économique et culturelle du quartier de la Goutte-d’Or, afin de fournir aux intéressés des outils supplémentaires d’appréciation, d’évaluation et de production de projets efficaces ». Il réalise des études, des diagnostics et des évaluations ; il anime un espace documentaire ; il forme des bénévoles. Il travaille sur des commandes d’associations ou réalise des études en partenariat avec des associations. Dès 1993, il a publié régulièrement un tableau de bord de la vie sociale de la Goutte-d’Or : ce tableau constitue une photographie du quartier susceptible de mettre en lumière l’évolution de la vie sociale à la Goutte- d’Or. L’objectif est de favoriser la prévention et d’identifier autant que possible l’émergence de nouveaux problèmes. Le caractère « hors normes » et original de l’Observatoire de la vie sociale, puis de la vie locale, de la Goutte-d’Or tient précisément à la mise en place d’un outil d’étude et de recherche à la mesure du quartier et à la disposition des opérateurs de terrain, à l’heure où la Ville met en place un dispositif global pour l’ensemble des quartiers inscrits dans la politique de la ville.

Belleville : un quartier hétérogène et un centre social avec les habitants

La zone d’influence du centre social BelleVille s’étend principalement sur le 19e arrondissement, mais aussi sur les arrondissements voisins (10e, 11e et 20e). Le périmètre de la zone d'impact – périmètre difficile à approcher – rassemble autour de 17 000 habitants, dont un nombre important (plus de 20 %) vivent avec les minima sociaux. Quartier toujours populaire, cette partie de Belleville présente des contradictions, des oppositions, des violences et des tensions. Il y fait « bon vivre » et « c’est difficile ». N’est-il pas caractéristique d’une forme de vie urbaine de ce début de siècle, ce quartier aux couleurs du monde, dans une capitale d’Europe ? La population change beaucoup et vite ; elle est très hétérogène. Le public qui fréquente les institutions est issu de plus de soixante-dix pays différents. Les situations souvent précaires d’une partie significative de la population du quartier sont constatées par tous.

Le centre social BelleVille est né, en 1997, à la demande des habitants du quartier ; il a été repris au 1er janvier 1999 par l’Association BelleVille qui concrétise l’implication des habitants du quartier dans sa gestion. Ce qui caractérise le centre social, c'est sa capacité à prendre en compte la diversité des habitants tels qu'ils sont : la participation des habitants n'est pas une action parmi d'autres, c'est « le fil conducteur » de la démarche et du fonctionnement de l’équipement. à cet égard, la démarche d’élaboration du projet même du centre social BelleVille, conduite au cours de l’année 2005, a été originale et novatrice, une double série de groupes de travail associant tous les volontaires : usagers et bénévoles, administrateurs, salariés et stagiaires. Un des groupes intitulé « rêves » a recueilli des paroles, des désirs et des envies, des besoins et des centres d’intérêt, des idées et des rêves, matériau d’une densité et d’une richesse singulière qui a permis de discuter, d’échanger et d’élaborer le « projet social » pour les trois années à venir. Ce projet foncièrement participatif passe notamment par deux actions dont la mise en œuvre est véritablement « hors normes ».

Les comités d’accompagnement avec les habitants

L’Association BelleVille qui gère le centre social a décidé de s’engager auprès des habitants sans formation scolaire, n’ayant pas une bonne maîtrise de la langue française et qui désirent s’impliquer dans la vie du quartier afin qu’ils puissent remplir leur rôle de citoyen et être acteur de la démocratie locale, au même titre que tout un chacun. Il le fait auprès des participants des actions par le biais de l’assemblée générale et principalement par des « comités d’accompagnement par action », moyens d’impliquer les participants dans les prises de décision. Tout le problème est de faire reconnaître et financer ce type d’action par la Caisse d’allocations familiales et par la Direction de l’action sociale et de la santé de la ville de Paris, comme faisant partie à part entière et de façon permanente de l’« action sociale » et du projet pluriannuel du centre social. Il n’est reconnu et financé partiellement que par la seule Direction de la démocratie locale de la ville de Paris et l’état (dispositif des adultes relais) !

Les ex-nouvelles technologies de la communication

A l’heure où les technologies de l’information et de la communication s’inscrivent comme un des vecteurs de la culture et des échanges de notre société, le centre social a décidé de mettre ces outils à la disposition des habitants du quartier, en les adaptant à travers un « espace public numérique » (Epn) : offrir à des habitants qui connaissent des difficultés de tous ordres et qui n’ont pas de culture informatique une « identité numérique » et leur permettre d’y accéder à partir de n’importe quel poste et système informatique. Dans le même ordre d’idée, les bénévoles dotés de moyens informatiques maîtrisés accroissent leur efficacité. Pour que la technique s’adapte aux personnes, il fallait construire des prototypes (ex : MiniNet), travailler avec différentes entreprises pour construire des points d’accès au réseau Internet, de manière à permettre que les primo-utilisateurs n’aient pas besoin de devenir experts en systèmes d’exploitation.

Par ailleurs, depuis 2001, l’environnement numérique s’est radicalement transformé (du taux d’équipement à l’émergence du web 2) : 60 % des ménages sont équipés d’ordinateur(s) et connectés au réseau Internet, y compris à Belleville. Par contre, dans les 40 % des habitants qui n’ont pas d’accès à ces technologies, il s’est constitué un « noyau dur » interdit d’accès pour des raisons culturelles et économiques, alors même qu’il a besoin de la pratique de cet accès, puisque c’est une condition sine qua non de l’emploi. Le centre social se préoccupe de la réduction de ce noyau dur, mais bien évidemment de l’enrichissement des usages des 60 % de ménages dont la pratique numérique n’est pas acquise. Nombre de personnes qui fréquentent l’Epn continuent de se former et de prendre très vite des responsabilités de formation et diffusion de leur savoir-faire. Cette démarche d’espace publique numérique initiée par le centre social s’est diffusée sur Paris.

L’apprentissage et la pratique des techniques de l’information et de la communication par les habitants du quartier ne semblent pas être considérés par les financeurs (Caf et Ville) du centre social comme une priorité « sociale », au prétexte qu’il relève de la technique ! Ils n’en perçoivent pas les enjeux (ex. : e-administration, bureau unique, zéro papier, e-inclusion), hormis du côté de la Direction de l’économie et de l’emploi, en charge du financement des Epn. En dépit de deux conventions (2003-2005, 2006-2008) et alors même que le dispositif a largement fait ses preuves, il reste précaire et trop dépendant du financement des charges communes de l’équipement. L’Epn bute donc bien sur un problème de reconnaissance d’un type d’usage du numérique, non pas comme une fin en soi, mais comme outil de socialisation pour l’expression de la population, la prise en charge de ses problèmes et une dynamique de quartier.

Enseignements et résultats de l’expérimentation

Les actions « hors normes » sont à appréhender au regard de l’environnement et du contexte où s’inscrivent les équipements qui les portent : territoires et populations, politiques mises en œuvre, acteurs locaux… De ces ancrages territoriaux et de ces histoires locales ressortent des points communs.

Identifier le caractère « hors normes » de l’action ou du projet

Les six actions ou projets « hors normes » qui ont fait l’objet de l’expérimentation partagent en définitive deux caractéristiques : ils ne font pas partie du paysage habituel et des dispositifs ou projets soutenus et encouragés par les pouvoirs publics ; ils s’adressent à des personnes éloignées des offres sociales et culturelles ordinaires ou qui n’y ont pas accès.

Ces actions et leurs financements précaires posent le problème des conditions de l’innovation, rejetée à la périphérie pour éviter que le système central soit questionné. La réponse tiendrait sans doute dans un mode de financement qui n’enfermerait pas les acteurs de terrain dans des actions élaborées en dehors d’eux, mais qui permettraient des initiatives et leur renouvellement au-delà d’une échéance budgétaire annuelle.

Utiliser des biais et négocier des compromis

Les équipements et les actions « hors normes » sont portés par des acteurs associatifs, bénévoles ou salariés qui, soucieux de garder leur indépendance associative, sont conduits à utiliser des biais et à trouver des compromis avec les politiques et les institutions. En effet, leurs intérêts ou leurs attentes et ceux et celles des institutions ne se recouvrent pas forcément.

L’aubaine de la politique de la ville

La « politique de la ville » permet à des actions de bénéficier d’aides, alors que les financements de droit commun n’ont pas pu être mobilisés. Il est paradoxal qu’il faille ainsi passer par des dispositifs d’exception pour que soient pris en compte par les politiques publiques des projets qui devraient être d’emblée dans le droit commun ou le rejoindre au plus vite. La « politique de la ville » fonctionne, en France, depuis des années, comme une aubaine pour des villes, des logeurs sociaux et des associations ! Le passage vers des financements de droit commun ne se fait pas ou se fait à la marge, l’essentiel des crédits restant ceux de la « politique de la ville ».

Est-ce à dire que ces quartiers ne sont toujours pas traités sur un pied d’égalité avec les autres, en dépit de ce qui devrait être la compensation provisoire d’un déficit pour un rattrapage effectif ? Il faut remarquer aussi que l’on pense localement les effets d’une situation sans prendre les moyens d’agir sur les causes, en amont et dans l’environnement : les effets réapparaissent sans cesse, voire s’amplifient, et les mesures exceptionnelles sont maintenues !

Le canal de la démocratie locale

A Paris, le canal de la « démocratie locale » permet aux mairies d’arrondissements de financer des actions originales qui, au dire des institutions et collectivités, ne relèvent pas des financements ordinaires : le travail de « réparation sociale » et celui de « revitalisation d’une capacité civique » sont déconnectés. La « démocratie locale » devient un problème spécifique et la mission d’un service et d’un élu, avec un budget, alors qu’elle devrait être une « fonction transversale » à construire tous les jours, dans tous les services, avec tous les élus et au fil de toutes les politiques. Par ailleurs, la démocratie locale a été institutionnalisée à travers des instances comme les conseils de quartier qui fonctionnent inégalement.

Recourir à des montages spécifiques

Dans le cas de projets « hors normes », les partenaires sont conduits à des montages spécifiques : aménagement ou distorsion de dispositif, contournement ou détournement de procédure. Il importe de mesurer ces « chemins de traverse » qui ne sont pas sans risque et qui restent sous le signe de la fragilité.

Le recours aux emplois aidés ou à des mises à disposition

Pour les différents équipements, le recours à des emplois aidés est le moyen le plus fréquent de se donner les moyens de conduire des actions nouvelles ; cela les maintient dans une précarité des emplois, le relais par le droit commun tardant à venir, alors même que l’utilité sociale de ces emplois a été démontrée. Ces aides à l’emploi constituent de quasi subventions de postes, souvent affectées au développement des missions ordinaires de l’équipement. D’ailleurs, il est aujourd’hui officialisé que ces aides au poste sont à comptabiliser comme des subventions. La « sortie » des emplois-aidés reste un problème non résolu, comme celle des « adultes relais » embauchés pour une durée de trois ans et renouvelés une à deux fois (six à neuf ans). Cette problématique enferme dans la précarité les associations concernées. Pourquoi ne cherche-t-on pas à résoudre ce problème ? Aucune piste sérieuse n’a véritablement été explorée, à ce jour.

L’affectation du personnel sur plusieurs missions

Les équipements sont conduits à affecter le personnel permanent sur plusieurs missions, pour pallier le fait que les missions hors normes sont insuffisamment financées pour disposer de postes de salariés à temps complet.

La demande d’une labellisation ou d’un agrément

Toute action « hors norme » qui cherche à durer tente de s’inscrire dans les fourches et les critères des institutions, cherche à obtenir tel ou tel label ou agrément, sésame pour obtenir des subventions. En l’absence d’objectifs politiques dans la durée, assortis de moyens, les pouvoirs publics soutiennent une action pendant un an ; ils la labellisent éventuellement ou l’inscrivent, par exemple, dans un « projet de territoire », sans examiner quels moyens permettraient de pérenniser cette action et d’autres du même type, sachant d’ailleurs que ce sont surtout les méthodes et le savoir-faire qu’il conviendrait de labelliser.

La contribution essentielle des acteurs locaux

A un moment donné, un acteur ou un groupe d’acteurs locaux tient une place particulière (charnière, interface, tampon…) dans l’émergence et le montage, dans le jeu relationnel puis la mise en œuvre du projet « hors normes » : ainsi, la chance d’un projet « hors normes » est aussi de bénéficier du concours de bénévoles ou de salariés qui exercent une fonction de « promoteur », de « catalyseur », de « contre pouvoir » ou de « passeur », selon les cas et les situations.

L’engagement et le bénévolat de militants

Les actions « hors normes » n’existeraient donc pas et ne perdureraient pas sans l’engagement militant, bénévole ou salarié, de personnes puis de groupes ou d’instances. Le risque est que les dirigeants associatifs et leurs salariés deviennent des professionnels spécialisés dans la politique de la ville ou les circuits juridico-administratifs. Toutes ces subtilités échappent en majeure partie à la population. S’installe une nouvelle catégorie d’intermédiaires (comme il en est dans les conseils de quartier), dont les élus peuvent jouer : d’un côté le « peuple » et de l’autre les représentants d’associations et quelques individus qui s’expriment.

L’étape nécessaire du groupe ou du collectif

La pérennité des actions « hors normes » suppose qu’il y ait aussi une dynamique collective, la mise en place d’un groupe, d’un collectif ou d’une association qui porte le projet dans l’espace public : l’action individuelle et militante, pour ingénieuse et engagée qu’elle soit, a besoin de ce passage par une démarche collective – à inventer à chaque fois – pour aboutir à une action d’envergure. La plupart du temps, le travail des associations est reconnu par les institutions et les élus mais trop souvent cette reconnaissance morale ne s’accompagne pas d’une reconnaissance financière : les grands discours sur l’utilité de la vie associative ne sont pas en cohérence avec la façon dont sont traitées les associations. Les programmes et les procédures administratives qui sont mis en place sur les quartiers ne prennent pas ou prennent généralement peu en compte la société civile, les acteurs locaux et les personnes concernées, leur préférant un travail entre techniciens ou avec des prestataires de service ou des experts. Ils privilégient les projets qui entrent dans les normes en vigueur. Les modalités de concertation sont réduites à la plus simple expression, du fait notamment des rythmes et des modes de travail différents des administrations et des associations. Du coup, le pouvoir administratif fait émerger la nécessité d’un arbitrage politique !

Pérenniser et globaliser les financements

Toute la difficulté des montages financiers qui permettent la création et la poursuite des actions « hors normes » est de s’arracher à un financement ponctuel pour une action déterminée (ainsi des financements par la politique de la ville, même reconduits). L’objectif est d’obtenir un financement pluriannuel, contractualisé et, si possible, global ou transversal, pour dégager de la souplesse et sortir d’un découpage par projet ou action.

L’étape des financements spécifiques et annuels

Les acteurs locaux, dès lors qu’ils engagent une action ou un projet « hors normes », émargent à tout coup sur des lignes budgétaires spécifiques et annuelles. S’agit-il d’une étape ou serait-ce la condition économique des « actions hors normes » que de rester indéfiniment suspendu à des financements précaires ?

Le passage à une contractualisation pluriannuelle

Lorsque les actions ou les projets « hors normes » gagnent une reconnaissance, il arrive que leurs porteurs obtiennent un financement contractualisé sur deux ou trois années ; il permet de caler l’action dans la durée. Toute la difficulté reste de faire financer le fonctionnement des dispositifs associatifs qui soutiennent des initiatives de ce type. Les associations qui assument cette fonction essentielle soulignent le fait que leur situation même est précaire de façon chronique. Pour faire face au manque de régularité des financements, elles consacrent beaucoup de temps et d’énergie à la gestion et à la recherche de fonds, au détriment de leur projet associatif et du soutien à de nouvelles actions nécessaires au quartier et à ses habitants bien au-delà d’une simple année.

La globalisation du financement

Le financement des politiques publiques tend aujourd’hui à être un financement sur appel à projet qui ne permet ni de financer des actions transversales et de l’animation globale, ni de soutenir le développement de nouvelles actions, avant qu’elles n’obtiennent reconnaissance et financement, ni enfin d’assurer le financement d’équipements en mesure de porter des programmes et des politiques dans la durée. En conséquence, il ne faut pas sous-estimer les enjeux politico-médiatiques qui président à des choix d’équipement dans un quartier.

Conclusion : des préconisations « hors normes » ?

L’action expérimentale a donc été conduite dans trois équipements associatifs des 18e et 19e arrondissements de Paris, espaces urbains différents où habitent des populations en difficulté et où la cohésion sociale est un défi à relever. L’objectif était d’identifier les conditions d’émergence et de faisabilité de projets dits « hors normes », en l’occurrence de projets qui prennent en compte et soutiennent des demandes d’habitants qui ne sont pas immédiatement « audibles » par les pouvoirs publics et qui, en l’état, ne peuvent donc pas être subventionnés ou labellisés. L’objectif a été atteint, avec la forte implication des responsables bénévoles et salariés des trois équipements qui assurent, sous des modalités diverses, une triple fonction de veilleur, catalyseur et passeur. Les conditions d’émergence et de faisabilité des projets hors normes et de la démarche politique qui les porte peuvent être résumées par trois ensembles de préconisations.

Des équipements ou des espaces porteurs d’innovation

Alors même que les pouvoirs publics, et notamment les collectivités territoriales, leurs élus et leurs techniciens souhaitent eux-mêmes des projets innovants et en capacité de répondre aux besoins et aux problématiques de populations exclues, ou en difficulté d’insertion, peuvent-ils entendre que l’émergence puis le soutien de démarches collectives « hors normes » passe par l’existence d’équipements ou d’espaces de droit commun qui ne soient pas uniquement assignés à des projets normés et programmés à l’avance ? En l’occurrence, il s’agit d’assurer le fonctionnement à l’année d’équipements ou d’espaces pour des fonctions de veille et d’écoute, de mobilisation des acteurs, de montage de projet, de recherche des ressources nécessaires à ces projets, d’accompagnement, de suivi et d’évaluation.

Pour que ces équipements ou ces espaces assurent ces fonctions, il importe de leur éviter d’être eux-mêmes en permanence dans des situations de survie ou d’aubaine, de financements aléatoires ou d’exception, et pour cela : – inscrire ces équipements et ces espaces dans le droit commun ; – cadrer leur activité par des missions globales larges qui dégagent de la souplesse ; – évaluer a posteriori la réalisation des missions et des objectifs assignés ; – assurer leur fonctionnement par des financements pluriannuels et contractualisés ; – prôner le développement de politiques publiques qui cessent de demander toujours plus aux quartiers et aux populations les plus pauvres, comme s’ils devaient faire leurs preuves et mériter d’être aidés ; – mettre en place des dispositifs pérennes d’aide à l’emploi associatif.

En amont, il conviendrait donc que les pouvoirs publics et leurs administrations reconnaissent le « savoir-faire » et l’expertise singulière de ces équipements, qu’ils les considèrent comme des relais essentiels, et non comme des trublions et des gêneurs. Est donc bien en cause le développement d’une culture administrative de la « porte ouverte » qui permette d’articuler une culture ascendante et une culture descendante.

Des logiques d’intervention et des critères d’évaluation adéquats à la mesure de démarches collectives et d’actions hors normes

Les pouvoirs publics et notamment les collectivités territoriales, leurs élus et leurs techniciens définissent des programmes d’action et des grilles d’évaluation dont on mesure l’inadéquation quand il faut prendre en compte ou apprécier la pertinence d’actions ou de projets « hors normes ». Peuvent-ils élaborer, avec les intéressés, des logiques d’intervention et des critères d’évaluation, à la mesure de ces actions, de la nature et de la qualité des démarches collectives qui les portent, acceptant que la labellisation de ces projets « hors normes » ne soit pas préconstruite ? Des études et des recherches ont déjà été conduites afin de voir à quelles conditions peut être conduite et accompagnée une démarche d’évaluation a posteriori de l’utilité sociale (cf. Guide de l’Avise).

Ces logiques d’intervention et ces critères d’évaluation devraient garantir : – la prise en compte des caractéristiques des territoires et des habitants, principalement lorsqu’ils sont éloignés ou exclus du social, de l’économique, de la culture et du politique; – l’adaptation des géographies prioritaires et des critères administratifs et financiers, afin d’éviter aux acteurs de terrain d’être dans des compromis, des biais et une gestion à vue ; – une ouverture de principe à l’expérimentation et à l’innovation, traditionnellement rejetées à la périphérie des politiques publiques ; – une élaboration des actions et des projets au rythme des intéressés qui ne sont pas dans le même rapport au temps que les politiques publiques ; – une mobilisation de ressources diversifiées, parmi lesquelles seront valorisées les contributions bénévoles et militantes ; – un suivi des actions et de la démarche, dans la mesure où les procédures d’implication des acteurs locaux et de co-construction sont essentielles.

L’action expérimentale a permis de vérifier que toute action d’animation de quartier a besoin d’une fonction de veille et d’écoute, d’une « mémoire » de ce qu’a été le quartier, de ce qui s’y est déroulé, de la place qui ont pris divers groupes ou personnes. Certes, l’identité d’un quartier est devenue quelque chose de complexe et les sentiments et modes d’appartenance qui relient les personnes et les groupes à ce quartier ne le sont pas moins. En tout état de cause, l’histoire du quartier – passée, mais aussi récente – est une clé d’entrée pour ceux qui arrivent ou qui passent.

La compétence de professionnels et de bénévoles de la vie associative

Les pouvoirs publics et notamment les collectivités territoriales, leurs élus et leurs techniciens, peuvent-ils considérer que les équipements ou les espaces dont il est question ne sont en mesure de soutenir l’éclosion et la réussite d’actions et de projets dits « hors normes » qu’en s’appuyant sur la compétence de professionnels et de bénévoles de la vie associative, experts à leur manière en développement local et chemins de la citoyenneté ? Trois phénomènes brouillent le jeu des acteurs et partenaires et usent les responsables associatifs de terrain : un recours large et récurrent aux contrats aidés et à des emplois précaires, une instrumentalisation croissante de l’engagement des bénévoles, des appels à projet, à prestataire et à expert qui laminent ou excluent les contributions possibles d’autres acteurs locaux et notamment des (petites) associations.

Le capital social des équipements ou espaces associatifs réside en général dans le regroupement d’administrateurs, de bénévoles de tout genre, mais aussi de salariés, dans le respect de leurs statuts respectifs et de leurs compétences complémentaires. Ces espaces associatifs cultivent un rapport singulier et original aux pouvoirs publics, vis-à-vis desquels ils tiennent à garder leur liberté. La difficulté de la tâche vient de la tension entre l’exigence de souplesse et de plasticité de la structure pour « coller » aux réalités du quartier et la nécessité d’expliciter et de formaliser un positionnement dans l’espace public pour y accroître son influence et son efficacité. Pour tenter de résoudre cette difficulté, trois pistes doivent être explorées :

► élaborer des outils d’évaluation adaptés ;

► reconnaître un statut et un financement durable aux structures d’appui ;

► soutenir en permanence de l’expérimentation et de l’innovation.

En tout état de cause, force est bien de constater que cette culture de l’évaluation et de l’expérimentation, la tradition politico-administrative française a bien du mal à la prendre en compte et à s’en inspirer. Puisse cette radioscopie des six expérimentations qui viennent d’être brièvement relatées contribuer à accélérer certaines évolutions !

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