Numérique et médias

Comportements civiques et société virtuelle

Tribune Fonda N°203 - Association et TIC - Juin 2010
Valérie Peugeot
Valérie Peugeot
Et Laurent Sorbier , Bernard Benhamou, Frédéric Couchet
Synthèse des échanges portant sur le développement d’Internet comme nouvel enjeu démocratique et citoyen à condition de questionner et accompagner l'appropriation de ce dernier.
Comportements civiques et société virtuelle

Les nouvelles technologies, notamment celles liées à Internet, sont en train de bousculer nos modes de vies et de faire ensemble. Facteur de développement économique et social, elles sont aussi porteuses d’interrogations fortes tant sur l’influence qu’elles peuvent avoir sur les modes de construction collective qu’en matière de liberté publiques. Anticiper ces transformations devient une nécessité pour tout acteur soucieux de construire une société plus inclusive.

C’est donc tout naturellement que la Fonda a organisé le 21 février 2008 un petit déjeuner sur « les nouveaux comportements civiques et la société virtuelle » au cours duquel nous avons bénéficié des apports de Laurent Sorbier, enseignant à Paris Dauphine et Sciences Po ; Bernard Benhamou, délégué interministériel aux usages d’internet ; Valérie Peugeot, présidente de Vecam et Frédéric Couchet, délégué général de l’April.


Ouvrant le débat et après avoir rappelé sa mission, Bernard Benhamou attire notre attention sur la complexité des enjeux posés par le développement d’Internet. Les profondes mutations en cours doivent être accompagnées d’un point de vue citoyen. L’usage des réseaux devient un élément clé pour les personnes isolées dans leur vie sociale, pour les chercheurs d’emploi dans leur insertion professionnelle, pour les personnes âgées dans le lien avec les équipes socio-médicales qui les suivent. S’intéresser à la diffusion et à la maîtrise des usages des NTIC est essentiel si nous voulons préserver une approche démocratique de ces questions. Nous ne pouvons pas admettre qu’elles soient au service d’une élite.

 

Les freins au développement d’Internet


Laurent Sorbier prolonge ce propos introductif en rappelant, qu’au début 2008, 50 % des Français ont un abonnement Internet, dont près de 95 % via un haut débit. Mais progressivement, l’accès à Internet se diversifie ne passant plus uniquement par un ordinateur. Ainsi, 30 % des téléphones mobiles disposent d’un accès Internet.

Cette diffusion d’Internet depuis 1994 est rapide et sans précédent dans l’histoire par rapport à d’autres technologies notamment de communication (par exemple, la télévision a mis plus de vingt ans et la radio trente pour s’installer dans les foyers). De nombreux outils, qui pour la plupart demandaient moins de compétences qu’Internet, ont mis deux à trois fois plus de temps pour se diffuser.

Mais cette évolution se fait selon des clivages, qui sont proches de ceux relatifs aux pratiques culturelles. Ce n’est ni le niveau de revenu, ni la localisation qui déterminent les différences, mais plutôt le niveau de diplôme (plus on est « éduqué » et plus on accède à ces outils). La génération qui a été un facteur de différenciation fort a tendance à s’estomper.

Enfin, les études ont montré que le coût ou la représentation de l’utilité de ces technologies ne constituent pas un frein à l’usage et au développement. La résistance est davantage d’ordre culturel. Elle a été relativement forte en France.

Un faisceau d’explications peut être avancé. La première tient au succès du minitel qui apportait à l’époque aux six millions d’utilisateurs les mêmes services qu’Internet à son démarrage (ex. : réservation de billet de train, annuaire…). Il était alors difficile de percevoir la plus value de l’usage d’Internet. C’était la même chose pour le commerce électronique. En 1995, la France était le pays le plus avancé (ex. : La Redoute réalisait 20 % de son chiffre d’affaires avec le minitel).

Le deuxième frein est venu de la faible diffusion des technologies de l’information à l’école et à l’université, comparativement aux pays voisins. à l’école, le taux d’équipement est resté très bas jusqu’à la fin des années 90. En ce qui concerne l’université, les réalités étaient fortement contrastées selon les établissements. Laurent Sorbier considère à titre personnel qu’il s’agit de l’un des principaux freins à une appropriation rapide par nos concitoyens.

Ensuite, il existait des freins réglementaires sur le marché des fournisseurs d’accès. Il existait, en effet, un opérateur historique (France Télécom) qui avait peu d’intérêt au développement d’Internet. L’ouverture du marché à la concurrence (en 1997) n’a pas pour autant produit immédiatement d’effets. Il a fallu réunir toute une série de conditions. C’est alors que brutalement, nous avons assisté à une chute brutale des prix (de plus de 100 € en 2001 à moins de 30 € à l’été 2002). L’exemple du commerce électronique est aussi intéressant de ce point de vue. Les Français ont été assez longs à y avoir recours, car le cadre de confiance était insuffisant. Les craintes concernaient l’usage de la carte bancaire mais aussi le risque de ne pas être livré. Les efforts ont été importants de la part de tous les acteurs (marchands, banques et pouvoirs publics) pour dépasser ces peurs.
 

Quelles actions pour développer Internet ?


Dans le domaine de l’Internet, pour avancer il convient de combiner plusieurs leviers : la réglementation, la pédagogie, la valorisation de bonnes pratiques… Les pouvoirs publics doivent construire des stratégies complexes pour atteindre leurs objectifs. Ils doivent aussi faire preuve d’une capacité d’adaptation permanente. C’est ainsi que depuis quelques années, nous assistons à une refonte progressive de l’ensemble du cadre législatif d’un univers numérique qui va bien au-delà des ordinateurs et d’Internet.

Aujourd’hui, de plus en plus d’objets de notre vie quotidienne participent de notre vie numérique (appareil photo, lecteur de musique, télévision...). Cet élargissement des usages, poussé par le haut débit et l’apparition d’un continuum de l’accès, nécessite des progrès dans leur régulation.

Des phénomènes collectifs et individuels nouveaux apparaissent. Les personnes « les plus branchées » peuvent être désemparées par une coupure. La couverture en téléphonie mobile et par le haut débit constitue de plus en plus un facteur de dynamisme et d’attractivité des territoires. Dans le champ culturel nous sommes passés en quelques années d’un système de consommation bâti sur des supports physiques (CD, DVD…) à l’échange dématérialisé de biens, ce qui a suscité un piratage massif des œuvres, notamment du fait de l’absence d’une offre structurée. Les modèles économiques traditionnels sont battus en brèche et les modes de distribution sont devenus obsolètes.

La loi de 2005 sur la communication a cherché à s’adapter à cette nouvelle donne, notamment en régulant le contenu indépendamment du support de sa diffusion. Depuis, les initiatives législatives ont été nombreuses (ex. sur la TNT…). L’intervention normative vise à rassurer les acteurs et à leur donner un cadre pour agir et développer leur utilisation des nouvelles technologies.

Laurent Sorbier considère néanmoins que l’action législative et réglementaire de l’état a peu d’effet d’entraînement notamment, car nous sommes sur des temps longs. Le faible recours des PME françaises à des sites marchands, se privant ainsi de la capacité d’élargir leur zone de chalandise, le démontre. Malgré le volontarisme de l’état en la matière, qui s’est notamment appuyé sur le réseau des Cci1, les progrès sont lents et faibles.

Il est néanmoins un axe stratégique de l’action publique : l’alphabétisation numérique, qui passe notamment par l’intégration systématique des pratiques liées à l’Internet dans notre système éducatif. Concomitamment, il est déterminant de ne pas laisser quelqu’un sur le bord de la route. Loin des caricatures, force est de constater qu’une fracture numérique s’installe dans notre société.
 

Le web, un enjeu démocratique et citoyen


Laurent Benhamou revenant sur l’architecture d’Internet a pointé les enjeux démocratiques, économiques et industriels, notamment du contrôle de « la racine du web ». Ce « serveur central » auquel tous les ordinateurs sont reliés et dont dépend l’ensemble de l’organisation du réseau est situé aux états-Unis. Moteur de leur croissance, ces derniers sont peu enclins à partager cette responsabilité avec d’autres et à céder une part de ce contrôle sur l’ensemble du réseau.

Nous devons aussi prendre en considération que progressivement Internet va envahir tous nos objets du quotidien (par exemple par le biais de puces électroniques insérées dans les emballages des produits que nous achetons au supermarché). Ceci aura pour conséquence que nous serons connectés en permanence, même sans le savoir ou en avoir conscience. Actuellement, la connexion est encore largement le fruit d’une démarche volontaire. Il est aisé dès lors de percevoir combien traiter de ces sujets est fondamental en terme de citoyenneté et de respect des libertés publiques.

Bernard Benhamou prend l’exemple d’un des plus grands fabricants de produits en Chine qui incorpore déjà ces puces dont les informations peuvent êtres captées parfois à de grandes distances. Nous ne sommes pas dans le domaine de la science-fiction, ce qui montre l’urgence d’avoir une réflexion citoyenne. En effet, il n’est plus loin le temps où il sera possible d’identifier les personnes ayant sur elles de l’insuline ou lisant tel type d’ouvrage. Nous livrerons ainsi notre intimité à autrui.

Comment répondre ? C’est pour cela que se développent des réflexions et des débats sur la possibilité de désactiver ces puces. Le droit « au silence des puces », le droit à ce qu’elles ne parlent pas de nous, sans nous ou contre nous devient en enjeu essentiel pour notre démocratie. Cela passe peut-être par la revendication qu’elles soient équipées d’un système on/off. La citoyenneté numérique doit se concrétiser dans l’acquisition de ce type de droit.

Si nos concitoyens ne s’emparent pas de ces questions, alors soyons sûrs, que toute la vie sociale, économique et culturelle sera effectivement changée durablement dans le très mauvais sens.

Comme pour la bioéthique, nous touchons à ce qui est le plus intime en nous, à notre mode de vie. Les évolutions d’Internet déterminent durablement l’évolution de notre société. Google, comme Microsoft et Ibm par le passé, sont le moteur de nouveaux rapports sociaux.

Il conclut son propos en évoquant le fait que malgré l’aspect « virtuel » des réflexions, la sureté d’Internet s’appuie toujours sur un dispositif physique. C’est ainsi que des ruptures successives de câbles sous-marins ont pu à certaines occasions couper des régions entières du réseau, ce qui peut avoir des conséquences dramatiques dans une économie mondialisée, notamment en ralentissant ou suspendant les échanges de biens et de services. La « toile » repose toujours sur des infrastructures physiques dont la sécurité est essentielle.
 

Le don de notre intention et nos libertés publiques


Valérie Peugeot est alors revenue sur certains points. Permettre l’accès est évidemment essentiel, mais cela ne suffit pas pour résoudre l’ensemble des questions liées à l’émergence de cette nouvelle société de l’information. De même, il convient de ne pas limiter la réflexion et la vision que l’on peut avoir d’Internet aux seuls aspects marchands.

Pour les citoyens, il est évident qu’il s’y passe des choses passionnantes et stimulantes que ce soit du côté de la vie artistique ou associative, que cela concerne le travail intellectuel ou la créativité. Le caractère décentralisé du réseau (et il ne s’agit des aspects physiques du réseau) permet de multiples usages possibles et une « intelligence collaborative ».

Des personnes jusqu’ici consommateurs des médias peuvent devenir acteurs. On écoute la radio, on regarde la télé, avec le web cela change : tout le monde peut communiquer avec tout le monde (sous réserve d’y avoir accès et de disposer des capacités cognitives pour le faire). Pour permettre à chacun de se saisir de cette opportunité, la question de l’éducation et de la formation est essentielle. Il faut apprendre aux enfants à analyser ce qu’ils trouvent sur le net, leur donner un regard critique.

Si nous voyons bien qu’il existe de multiples usages, il faut aussi s’intéresser aux contenus et comprendre quel est le modèle économique qui les sous-tend. La plupart sont gratuits. Ceux payants sont encore marginaux. Mais la notion de « gratuité » est illusoire. Les entreprises qui mettent des données ne le font pas par bonté d’âme. Quel en est donc le modèle économique ?

Il repose en fait sur « l’économie de l’intention », vieux modèle qui provient des médias traditionnels et qui a été exporté vers le web. Nous acceptons, quand nous sommes devant notre écran, d’être en contact avec de la publicité et ce faisant de rémunérer les producteurs de contenus. Google tire 98 % de ses revenus de la publicité. Du point de vue de l’utilisateur, cela veut dire qu’il accepte de donner cette intention. Les jeunes grandissent avec une acceptation de la publicité. C’est pour eux devenu complètement banal. Valérie Peugeot nous invite à réfléchir pour savoir si cela l’est vraiment.

Deuxièmement, elle a approfondi le propos de Bernard Benhamou sur le fait que ce sont des morceaux de notre identité virtuelle qui sont donnés. Chaque inscription sur un site ou un service en ligne fait l’objet d’une prise de renseignement. Ces données, complétées par celles recueillies en fonction de notre comportement sur la toile va permettre progressivement de nous adresser des publicités parfaitement ciblées. Il faut avoir conscience que nos habitudes et nos comportements sont parfaitement connus. Nous perdons progressivement le contrôle de notre intention.

Aujourd’hui, les affiches interactives se développent. Lorsque vous passez devant, elles peuvent repérer votre mobile et vous envoyer des informations en fonction de l’endroit où vous vous trouvez (par exemple : elle vous dira où est le magasin de fleurs le plus proche…). C’est une grave question en matière de libertés publiques. Il faut avoir conscience, ce qui n’est notamment pas le cas des enfants, de cette accumulation de données à notre endroit qui sont ensuite stockées, traitées et utilisées.

Les choses se complexifient, dans la mesure où nous sommes finalement aussi heureux de ces services qui nous simplifient la vie. La question n’est pas d’interdire, mais d’avoir une connaissance plus précise ce que l’on concède de notre identité pour gagner une forme de liberté du point de vue de l’utilisateur.

Nous devons être vigilants à deux niveaux. Tout d’abord, à court terme, il faut se demander ce que les entreprises vont faire de ces données. Deuxièmement, tant que nous sommes en démocratie, nous pouvons imaginer qu’il y a des gardes fous et un cadre législatif qui va nous garantir que les données recueillies ne seront pas utilisées par d’autres. Mais que peut-il arriver en cas d’affaiblissement de la démocratie ? Les états-Unis dans leur lutte contre le terrorisme ont pris des mesures qui méritent d’être discutées.

Frédéric Couchet a complété le propos en revenant sur l’intérêt d’Internet pour la vie associative et les mobilisations citoyennes et militantes. Les débats autour de la constitution européenne en 2005 se sont progressivement construits à travers le réseau.

La victoire du « non » s’est construite avec des blogs, des forums. De la même façon, des ONG se sont mobilisées fortement via le web contre une directive européenne sur « le brevet logiciel » qui finalement a été rejetée. Ces exemples montrent que les groupes constitués par l’intermédiaire d’Internet ne sont pas que des espaces coopératifs pour construire une expertise, mais sont aussi un moyen pour la vie associative de peser sur le politique.

Mais sur ce sujet comme pour d’autres, nous devons constater la difficulté des pouvoirs publics à se saisir de cette expertise collaborative, comme c’est le cas pour la loi sur les droits d’auteur. Il est déterminant de se saisir des échanges et des débats car sous couvert d’organisation et de préservation de telle ou telle catégorie (ex. les enfants) nous pouvons assister à de nets reculs démocratiques. Il ne faudrait pas que sous prétexte de modernité, les citoyens soient dépossédés de leur pouvoir de contrôle et de surveillance, comme par exemple pour les machines à voter.

Le débat s’est poursuivi pour se conclure sur l’importance que le mouvement associatif se saisisse au plus tôt des enjeux démocratiques, mais aussi des opportunités de construction de l’expertise citoyenne. De nouvelles questions de responsabilités collectives émergent qu’il faut pouvoir prendre en considération et mettre en débat rapidement.
 

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