Numérique et médias

Dans l'Éducation nationale, les effets indésirables de l'uniformisation pour les communs numériques ?

Tribune Fonda N°255 - Quand le sport contribue au bien commun - Septembre 2022
Laurent Costy
Et Anna Maheu, Anne-Laure Michel, Animafac, La Fonda, Centres d’Entraînement aux Méthodes d’Éducation Actives (CEMÉA)
Dans la continuité des interrogations soulevées dans le numéro 253 de la Tribune Fonda «Logiciels Libres et communs numériques», cet article interroge la relation théoriquement logique, mais souvent ambiguë, que l’éducation et les communs numériques entretiennent. Avant d’explorer l’éducation non formelle dans les associations dans une prochaine publication, Laurent Costy du Ceméa, Anna Maheu de la Fonda et Anne-Laure Michel d’Animafac s’intéressent à l’Éducation nationale.
Dans l'Éducation nationale, les effets indésirables de l'uniformisation pour les communs numériques ?
Galaxie de l'éducation © Anna Maheu / La Fonda

L'Éducation nationale, un univers à organiser numériquement

L’éducation et les communs numériques pourraient converger dans une symbiose de tous les instants pour une émancipation facilitée des apprenants. Or, le constat est plus contrasté.

L’inertie des habitudes, la puissance des géants du Web pour imposer et préserver leur hégémonie lucrative1 , expliquent, en grande partie, la trop partielle convergence entre éducation et communs numériques.

Par sa masse et ce qu’elle représente, l’Éducation nationale recèle toutes les difficultés et réussites possibles dans l’organisation numérique d’un tel univers.

Elle est caractérisée par une grande diversité de personnes, de compétences et de niveaux scolaires. Par contraste, cela donnera à voir les degrés de libertés qui existent dans l’éducation informelle.

Privatisation vs. circulation des savoirs © Anna Maheu / La Fonda

Privatisation Vs. Circulation des savoirs

À l’échelon universitaire tout d’abord, rappelons les combats pour la libre circulation des savoirs scientifiques. Aaron Schwartz en a été un des précurseurs. Il avait osé défier des « plateformes» instituées de gestion des articles scientifiques.

Les coûts d’accès sont souvent exorbitants pour des savoirs très souvent produits avec de l’argent public puisque les chercheurs et chercheuses sont majoritairement payés par l’État et que, de surcroît, l’important travail de relectures croisées est aussi effectué par les chercheurs.

Le jeune programmateur avait téléchargé en masse des articles scientifiques de la plateforme payante JSTOR2 , mais aussi appelé toutes les personnes ayant accès à ces ressources à les « partager avec le reste du monde»3 .

Si le savoir scientifique se consolide avec les savoirs précédents, la privatisation de la connaissance scientifique qui instaure des barrières ne peut qu’entraver la recherche.

Il ne s’agit pas ici de nier le rôle de ces intermédiaires, mais de les remettre à la juste place, en toute transparence et avec des coûts justes. De plus, des modèles économiques4 vertueux et facilitateurs pour la recherche existent. On peut en distinguer quatre :

  • Les revues en libre accès total et immédiat pour les lecteurs et sans frais de publication pour les auteurs;
  • Les revues en libre accès total et immédiat pour les lecteurs et avec frais de publication pour les auteurs;
  • Les revues sur abonnement payant pour les lecteurs et donnant la possibilité aux auteurs de publier des articles accessibles en libre accès à condition de payer des frais de publication;
  • Les revues sur abonnement payant appliquant un délai appelé embargo de mise en libre accès des articles qu’elles publient.
L'uniformisation technique comme norme © Anna Maheu / La Fonda

L'uniformisation technique comme norme

Dans les collèges et les lycées, on ne compte plus les opérations qui consistent à valoriser, à grand renfort de communication, tel département ou telle région qui « offre» aux élèves un appareil (tablette, ordinateur).

Les accords commerciaux, souvent peu transparents avec les grandes firmes tech, renvoient une image de bienfaiteur pour l’initiateur de l’opération alors que ce sont souvent des cadeaux empoisonnés pour les élèves et les enseignants.

En effet, cela permet généralement de faciliter encore la collecte de données comportementales des élèves et des parents.

À partir de 2020, l’association Human Rights Watch a analysé 164 outils numériques destinés aux élèves de 49 pays afin qu’ils puissent continuer à suivre leurs cours durant la crise liée au COVID-19.

89 % de ces outils «surveillaient les enfants, secrètement et sans le consentement de leurs parents»5 .

Ces équipements viennent même parfois anéantir des initiatives locales sur des logiciels libres intrinsèquement plus respectueux des utilisateurs, enseignants et élèves, au nom d’une nécessité d’uniformisation technique. La diversité n’est pas tolérable ici.

De nombreux enseignants témoignent ainsi de leurs difficultés à maintenir la singularité de leurs parcs informatiques libres sur la liste publique éducation de l’April, association pionnière du logiciel libre en France.

Comme dans l’académie de Montpellier, où un professeur qui avait installé Ubuntu6 sur les ordinateurs de sa classe remarque que l’accès aux serveurs de mises à jour est bloqué par le rectorat.

Initiatives inspirantes © Anna Maheu / La Fonda

Des initiatives inspirantes au sein de l'éducation nationale

Les mises à jour de systèmes d’exploitation libres s’avèrent alors impossibles.

Pourtant, de belles initiatives existent au sein de l’Éducation nationale, mais souffrent de l’inertie des habitudes et de la puissance des solutions préexistantes qui savent préserver leur domination à coup de marketing.

On peut citer d’abord le Socle interministériel du logiciel libre (SILL). Souvent ignoré, il vise d’abord l’administration. Bien sûr, pour l’éducation et les associations, ce SILL est tout à fait complémentaire des annuaires proposant des alternatives libres aux logiciels privateurs de liberté comme le propose Framasoft depuis longtemps7 .

Autre solution notable, accélérée dans sa mise en œuvre par les besoins constatés lors des confinements, le portail apps. education.fr8 propose des alternatives libres et éthiques.

Ce projet offre dans sa version finalisée aux utilisateurs une plateforme de services numériques partagés à l’échelle nationale. Rendre universelles de telles solutions prend du temps.

Bien sûr, changer ses habitudes, personnelles ou associatives, est une gageure. Cela reste néanmoins une décision réellement politique qui, si elle s’applique plus massivement, peut influer sur l’état de notre société et apaiser des relations déjà agitées de toutes parts.

Cet article a été rédigé par Laurent Costy (Ceméa), Anna Maheu (La Fonda) et Anne-Laure Michel (Animafac) pour la Tribune Fonda. Il est mis à disposition sous la Licence Creative Commons CC BY-NC-SA 3.0 FR.

  • 1Maxime Guedj et Anne-Sophie Jacques, Déclic, Les Arènes, 2020.
  • 2 JSTOR (contraction de Journal Storage) est à la fois un système d’archivage en ligne de publications universitaires et scientifiques et une bibliothèque numérique payante.
  • 3Flore Vasseur, Ce qu'il reste de nos rêves, Des Equateurs, 2019. Voir aussi Aaron Schwartz, Celui qui pourrait changer le monde, éditions B42, 2017.
  • 4Marie-Claude Deboin (CIRAD), Comprendre les modèles économiques des revues scientifiques en 7 points [en ligne], mai 2019.
  • 5Human Rights Watch, “How Dare They Peep into My Private Life?” Children’s Rights Violations by Governments That Endorsed Online Learning During the Covid-19 Pandemic [en ligne], mai 2022.
  • 6Système d’exploitation GNU/Linux basé sur la distribution Debian.
  • 7degooglisons-internet.org
  • 8Voir également Audrey Guélou, Christophe Masutti, Pascal Gascoin, Rémi Uro, Stéphane Crozat, [RÉSOLU] Réseaux Éthiques et Solutions Ouvertes pour Libérer vos Usages, [en ligne], mai 2020.
Analyses et recherches