Enjeux sociétaux

« La précarité a un sexe. »

Tribune Fonda N°249 - Égalité femmes-hommes : une exigence démocratique - Mars 2021
Corinne Hirsch
Corinne Hirsch
Et Anna Maheu
Les femmes sont les premières victimes des inégalités face à l’emploi et de la précarité salariale. Un état de fait que la crise liée au COVID-19 vient renforcer. Pour y répondre, il faut déployer des politiques et actions volontaristes, ciblant au plus près les causes de ces inégalités et leurs conséquences.
« La précarité a un sexe. »
Dorothea Lange, « Migrant Mother, Nipoma, California », 1936 © Bequest of Michael Cohen

Corinne Hirsch répond aux questions d'Anna Maheu de la Fonda.

Votre association, le Laboratoire de l’Égalité, a lancé en 2016 des travaux pour trouver les déterminants de la précarité des femmes. Les femmes sont-elles plus souvent en situation de précarité que les hommes ?

La précarité a un sexe. Deux tiers des bas salaires concernent des femmes et 12,7 % d’entre elles (contre 5,5 % des hommes) sont payées au SMIC1 . Du fait de la ségrégation des métiers, les femmes sont davantage concentrées dans les métiers les moins rémunérés, qui ont le moins de perspectives de développement et le moins d’accompagnement à la formation. 

Comment expliquer cette plus grande vulnérabilité des femmes ?

Je dirais que c'est un déséquilibre structurel plutôt qu'une vulnérabilité qu'on pourrait attribuer aux femmes elles-mêmes. Un système inégalitaire dans lequel la parentalité pèse davantage sur les femmes peut aussi constituer une trappe à précarité. Alors qu’il manque 500 000 places d’accueil de la petite enfance, de nombreuses femmes sont obligées de réduire leur temps de travail pour s’occuper des enfants. Les femmes occupent donc 70 % des temps partiels2 , synonymes de rémunération moindre. 

Le temps partiel ne concerne pas seulement la réduction du temps de travail, mais aussi sa fragmentation. Dans les emplois de ménage, de soin à la personne, d’aide de vie scolaire, vous travaillez un peu le matin, un peu le midi, un peu le soir, sans avoir assez de temps pour rentrer chez vous et vous reposer. Ces journées tronquées, mais complètement à rallonge, entrainent de la charge de fatigue, qui elle-même s’ajoute à la charge mentale liée à la tenue du foyer. 

Le temps partiel est donc un aggravant des inégalités, mais pas le seul corollaire de cette charge de la parentalité.

Les congés parentaux sont un autre facteur aggravant. Le nombre de places d’accueil de la petite enfance3 est insuffisant, tandis que les solidarités familiales grâce auxquelles les femmes de classe moyenne parvenaient à faire garder leurs enfants sont moins disponibles.

Les femmes sont donc beaucoup plus nombreuses que les hommes à avoir suivi des parcours « précaires », marqués par des périodes de chômage et d’inactivité de longues durées, des carrières descendantes et des changements d’emploi assez fréquents (68 % contre 32 %)4 . Les histoires se ressemblent : les femmes s’éloignent de l’emploi pendant trois ans, puis un deuxième enfant arrive, éventuellement un troisième, entraînant des éloignements de l’emploi de six à dix ans, assez pour perdre son employabilité. Le congé parental long est donc une trappe à chômage. 

À tout cela s’ajoute un nouveau fait social : un couple sur deux se sépare.

Les séparations représentent un appauvrissement pour chacune des personnes du couple, mais plus particulièrement pour les femmes. Trois millions et demi d’enfants5 sont élevés par des femmes seules, la fameuse "monoparentalité".

Les indemnités compensatoires lors de séparations ne concernent que les couples mariés, qui sont de moins en moins nombreux. Les retards ou le non-versement des indemnités sont tout aussi problématiques. Lorsqu’une femme travaille à temps partiel, avec des enfants à charge, sans modes de garde, il lui est impossible de retrouver un emploi à temps complet ou d’avancer en formation : un véritable cycle infernal. 

Quelles sont les conséquences de ces parcours de vie professionnelle précaires pour la retraite ? 

Les femmes qui cumulent faibles revenus et arrêts de travail durant lesquels elles n’ont pas cotisé se retrouvent avec de bien plus petites retraites que les hommes. La pension moyenne de droits directs des femmes est inférieure de 42% à celle des hommes : soit 800 euros de moins par mois6 . Selon les dernières données disponibles, toutes durées de carrière confondues, 54 % des femmes étaient concernées par le minimum contributif, contre 34 % des hommes7 . Elles constituent également plus de la moitié (56,4 % en 2012) des allocataires de l’ASPA (minimum vieillesse)8

Nous avons cru à tort avoir éradiqué la grande pauvreté des femmes âgées dans les années 1960 grâce à la mise en place des mécanismes de solidarité.

Aujourd’hui, avec la précarité et surtout avec l’allongement de durée de vie des femmes, la pauvreté des personnes très âgées est une bombe sociale en devenir. 

Le travail du care n’a-t-il pas connu un regain d’intérêt avec la crise liée au COVID-19 ?

Les femmes de deuxième ligne ont effectivement été mises en lumière pendant cette période, qu’il s’agisse des caissières, de celles qui font le ménage dans les entreprises, des aides-soignantes, des aides à domicile ou des infirmières. Cette valorisation ne les a néanmoins pas empêchées de subir de plein fouet la fatigue liée au COVID-19, à laquelle s’est ajoutée une charge parentale décuplée. 

Quelles sont les réponses publiques qui peuvent être mises en place face à ces difficultés particulières ?

Jusqu’ici, l’action publique s’est beaucoup centrée sur la lutte contre les violences intrafamiliales durant le confinement. La dimension économique doit également être prise en compte, à la hauteur des catastrophes qui se préparent. En août 2019, le gouvernement avait annoncé une loi pour l’émancipation économique des femmes courant 2020, aujourd’hui remise aux calendes grecques. 

Nous avons aussi besoin de plans de sortie de crise spécifiques.

Le Laboratoire de l’Égalité demande par exemple un fléchage des aides, dont une éga-conditionnalité9  des 500 milliards d’euros du plan de relance. Pour l’instant, ces aides vont relancer en priorité les secteurs de la lutte contre le réchauffement climatique et du numérique, deux secteurs majoritairement masculins. Le plan de relance tel quel risque donc d’aggraver les inégalités. 

Voyez-vous des améliorations sur ces sujets avec de telles prises de conscience ? 

Les chiffres bougent, mais tellement lentement. Quand on passe de 16 % à 20 % de femmes dans les comités de direction, soit une augmentation de 25 %, c’est une victoire. Mais si vous regardez le chiffre à l’envers, vous êtes passé de 84 % à 80 % d’hommes. 

Surtout, Simone de Beauvoir l’avait dit : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. » La crise est arrivée et même les bases qu’on imaginait solides sont en réalité très fragiles : j’ai l’impression de retourner vingt ans en arrière. 

Les associations peuvent-elles proposer des solutions à ces inégalités croissantes ?

Elles peuvent commencer par être des employeuses exemplaires ! Ensuite, par rapport à leurs bénéficiaires, les associations peuvent chiffrer toutes leurs actions de façon sexuée afin d’évaluer qui sont les bénéficiaires. Une association qui fait du soutien informatique risquerait alors d’observer qu’elle forme en majorité des hommes. Il faut ensuite réfléchir au rééquilibrage de cette balance. Dépassons le discours du « je ne peux rien faire, lorsque nous ouvrons nos cours il n’y a que des hommes qui viennent d’inscrire ». Il faut aller chercher les femmes, en faire des bénéficiaires et ne pas reproduire cette ségrégation. 

Les subventions publiques, ou les fondations privées pourraient n’accorder leurs subsides qu’à condition que les associations aient un plan d’action pour rééquilibrer la situation femme-homme parmi leurs bénéficiaires. La contrainte n’est pas un objectif en soi, mais elle permet souvent d’accélérer les choses. 

Dans le milieu associatif, on a toujours l’impression de s’occuper d’une cause juste, mais cela n’immunise pas contre les stéréotypes. Par exemple, une étude récente a montré que le corps médical accorde beaucoup moins d’importance à l’expression de douleur des petites filles qu’à l’expression de douleur des petits garçons10 . Est-ce que des associations comme le Rire médecin, qui a la cause extraordinaire de redonner du sourire aux enfants cancéreux, le prends en compte ? Est-ce qu’on se pose la question : qu’y a-t-il derrière le sourire des petites filles ? Et derrière celui des petits garçons ? C’est une réflexion à avoir constamment à l’esprit.
 

  • 1« Les emplois du privé rémunérés sur la base du SMIC », Dares Analyses n° 014, ministère du Travail, mars 2016.
  • 2 Insee Références, édition 2017 — Fiches - Temps et conditions de travail
  • 3La dernière estimation, que l’on peut considérer a minima, est fixée dans un rapport conjoint du Conseil de la famille et du Conseil de l’enfance et de l’adolescence du HCFEA à 230 000 places à créer entre 2018 et 2022.
  • 4Dares « Analyse n° 02 — En quoi les conditions de travail sont-elles liées au parcours professionnel antérieur ? », janvier 2018
  • 5Secrétariat d’État chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes, « Vers l’égalité réelle entre les femmes et les hommes » — l’Essentiel, Édition 2017.
  • 6Drees, « Les retraites et les retraités », 2018, P.58
  • 7Drees, « Les retraités et les retraites », édition 2013
  • 8Rapport Fragonard « Les droits familiaux de retraite » février 2015
  • 9L’éga-conditionnalité correspond au conditionnement de l’accès à des subventions, des marchés publics ou d’autres soutiens de l’État au respect de l’égalité femme-homme et à la mise en place d’actions la favorisant.
  • 10Earp, Monrad, LaFrance, Bargh, Cohen, et Richeson, « Featured Article : Gender Bias in Pediatric Pain Assessment », mai 2019.
Entretien