Enjeux sociétaux

Le retour de la politique en Amérique latine ?

Tribune Fonda N°251 - Impuissance démocratique : comment retrouver le pouvoir d’agir ensemble ? - Septembre 2021
Gabriela Martin
Gabriela Martin
Et Pierre Lebret
Après une période marquée par une stabilisation politique et un certain consensus libéral, l’Amérique latine connaît une recrudescence de mouvements de la société civile. Dans un moment où elle est durement frappée par la pandémie du COVID-19, cela signale un retour du politique dans le sous-continent.
Le retour de la politique en Amérique latine ?
Elisa Loncón et Jaime Bassa lors de la première réunion de l'assemblée constituante au Chili le 4 juillet 2021 © Cristina Dorador

Après un début de siècle marqué par une croissance économique soutenue, plusieurs pays d’Amérique latine ont amorcé une réduction des inégalités grâce aux politiques redistributives menées par les gouvernements progressistes, qui n’ont cependant pas touché aux problèmes structurels et n’ont pas réussi à obtenir par l’impôt une participation plus importante des plus aisés.

Mais alors que l’on croyait la région stabilisée, elle est depuis 2019 marquée par des mouvements sociaux, et est l’une des plus touchées au monde par l’épidémie due au COVID-19. Comment caractériser le rapport à la démocratie des populations sud-américaines dans ce contexte ?

Perspectives historiques

Dans les années 1980, les élites latino-américaines se convertissent au libéralisme économique. Le poids de l’État est relativement modeste, des pans d’activité sont privatisés et les réformes relancent l’économie de la région, qui va ensuite bénéficier dans les années 1990 et 2000 de l’envolée du prix des matières premières.

Du fait des politiques néolibérales et d’un faible impôt sur les revenus, les inégalités augmentent partout dans la région.

Un cycle de gauche s’ouvre dans les années 1990 et 2000, avec des différences entre un courant plus social-libéral et un autre plus radical. Des politiques progressistes, en Argentine, en Bolivie, en Équateur, en Uruguay, au Chili et au Venezuela ont permis une réduction de l’indice de Gini de 0,54 à 0,48 entre 2002 et 20131 . Cependant, les problèmes structurels demeurent, avec une concentration de 71 % de la richesse par 10 % de la population, qui ne paie que 5,4 % des impôts, et avec une corruption qui demeure élevée.

Fin 2010, un cycle se clôt avec le retour de la droite dans certains pays. Si cette alternance, avec des résultats électoraux qui ne sont pas contestés, est synonyme d’ancrage de la démocratie, elle entraîne cependant une régression sociale, marquée par l’augmentation de la pauvreté, notamment en Argentine et au Chili, et la violation des droits humains.

Le défi du Covid-19

L’Amérique latine est une des régions du monde les plus touchées par la pandémie et les approches néolibérales sont synonymes de danger dans un contexte où la protection sociale est nécessaire pour faire face à la situation. Au 28 juin 2021, 1 260 000 personnes sont décédées des suites du COVID-19 en Amérique latine et aux Caraïbes, soit 32 % du total des décès dans le monde pour une partie du globe qui rassemble 8,4 % de la population mondiale2 .

Un retour à la « normalité » d’avant la pandémie ne peut être souhaitable dans ce contexte : le PIB a chuté de 6,8 % en 2020, la pauvreté devrait augmenter de 7 %, les perspectives de reprise ne couvriront pas la rétraction et ne seront pas soutenues3 .

La faiblesse fiscale ne permet pas aux États d’intervenir, et des changements de fond sont indispensables, notamment dans les domaines de l’éducation et de la santé, faute de quoi la pauvreté ainsi que les inégalités continueront de progresser, avec le risque de perdre une génération en matière d’éducation ou de voir la situation économique et l’autonomie des femmes reculer de treize ans.

La gestion actuelle du COVID-19 et de la post-pandémie implique donc l’énorme défi de garantir un État-providence par des aides directes aux plus vulnérables, un revenu minimum universel, le droit à la santé pour tous, la renégociation de la dette, des accords régionaux afin de promouvoir une coopération internationale pérenne et la mise en place de politiques contra-cycliques.

L’impôt sur les grandes fortunes est un des impératifs afin de s’éloigner de la logique capitaliste d’accumulation des richesses et d’y substituer une redistribution équitable. Le contexte régional, difficile pour une grande majorité, doit constituer une opportunité afin de construire un pacte social dans le respect des droits humains et le renforcement de la démocratie.

Le retour de la société civile

Au Chili, une contestation populaire a émergé en 2019 et s’est poursuivie sans discontinuer jusqu’en octobre 2020, où un référendum a permis le changement de la Constitution héritée de la dictature de Pinochet.

Ces contestations sont la conjonction d’autres soulèvements plus anciens — pour le droit à la santé, pour les peuples indigènes — et le fruit d’une dynamique de répudiation du modèle néolibéral, à l’origine de nombreuses inégalités.

Elles sont aussi nées d’une volonté de venir à bout d’une forme de hiérarchie sociale ancrée dans le continent depuis les indépendances, qui plaçaient les indigènes tout en bas de l’échelle. Le référendum a ouvert l’élection d’une assemblée constituante, dont Elisa Loncón, académicienne mapuche, a été élue présidente, ce qui représente un espoir pour les populations autochtones.
 
En Argentine, un combat mené de longue date par les femmes a abouti le 30 décembre à la loi légalisant l’IVG et a trouvé un nouvel écho avec le mouvement contre les féminicides et l’éclosion d’une nouvelle génération de femmes engagées. Cette campagne s’est essaimée dans le sous-continent, avec la naissance de collectifs dans d’autres pays.

En pleine crise sanitaire, en 2021, des manifestations contre la vie chère et pour le pouvoir d’achat ont eu lieu en Colombie. Durement réprimés, des îlots de manifestations demeurent partout dans le pays. Les espoirs d’émancipation prennent forme. La société civile manifeste dans les rues, organise des assemblées et veille à ce que les lois soient bien appliquées.

En somme, la société civile, par ses initiatives, contribue à redonner du souffle à la démocratie participative et favorise une expression libre.

Un nouveau cycle semble ainsi reconfigurer le paysage politico-institutionnel, qui diffère dans ses orientations idéologiques des quatre décennies précédentes, et dont le ton est donné par les mouvements de la société civile. Si ces mouvements se déroulent de façon asynchrone dans les pays, ils sont marqués par plusieurs traits communs : la contestation totale d’un modèle économique, conjuguée à celle de l’autorité, mais surtout la remise en cause des hiérarchies sociales par les jeunes générations.

Malgré la crise sanitaire et la répression systématique des mouvements sociaux en Amérique latine, la démocratie est fleurissante grâce à la mobilisation sociale.

Après la Bolivie, le Chili et le Pérou, il faudra être attentif aux processus électoraux en Colombie et au Brésil en 2022, ainsi qu’aux élections de mid-term en fin d’année en Argentine.

C’est une évidence, l’Amérique latine est à un tournant stratégique de son histoire, pour la démocratie, les droits humains et la justice sociale. Les peuples ne veulent plus retourner en arrière, ils ne veulent plus des années sombres. Mais cette mobilisation sociale que nous observons dans plusieurs pays doit être entendue et engendrer des réformes structurelles afin d’endiguer les inégalités et la pauvreté en forte croissance.

  • 1Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC), Panorama social de América Latina, 2014.
  • 2CEPALC, The recovery paradox in Latin America and the Caribbean Growth amid persisting structural problems, 2021.
  • 3CEPALC, Political and social compacts for equality and sustainable development in Latin America and the Caribbean in the post-COVID-19 recovery, 2021.
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