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Le revenu universel à l’épreuve des vécus précaires

Tribune Fonda N°235 - Revenu universel : cartographie d'une controverse - Septembre 2017
Annaig Abjean
Annaig Abjean
À quelles conditions un revenu universel peut-il permettre une société plus juste et plus digne, dans laquelle les personnes en situation de précarité auraient toute leur place ? L’expérience et l’analyse de ces personnes sont rarement prises en compte pour traiter cette question.
Le revenu universel à l’épreuve des vécus précaires

En prenant appui sur des actions et des travaux réalisés en partenariat avec des personnes en situation de précarité par la Mission régionale d’information sur l’exclusion (MRIE), par ATD Quart-Monde ou dans le cadre de l’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée, le présent article propose de mettre les promesses portées par l’idée de revenu universel en regard de l’analyse de leur vécu par des personnes en situation de précarité.


Le revenu universel, vecteur de dignité ?


Selon les personnes concernées, la question du montant est essentielle pour estimer si un revenu universel pourrait permettre de vivre dignement. Il faut alors prendre en considération sa capacité à combler les besoins des personnes.
 

– Un chariot de courses, il vaut 200 euros pour tout le monde… on le paie nous aussi, comme ceux qui gagnent 5 000 euros par mois. Et tu regrettes d’avoir acheté de la viande…

– Quand tu galères, tu penses pas à vivre heureux, tu penses d’abord à survivre.

– Faut pas se voiler la face, si t’as pas d’argent tu peux pas payer ton loyer, tu peux rien. Les aides on n’en veut plus. (70% des dépenses concerne le logement).


Prendre en compte les besoins des personnes suppose de sortir de l’idée selon laquelle il y aurait des besoins primaires et des besoins secondaires, et les mêmes pour tous. Il n’y a que des besoins essentiels. Pour certaines personnes, aller boire un café en terrasse revêt une importance telle qu’elles choisissent de se priver d’un repas  pour s’octroyer cette dépense.

Au-delà de la question des besoins, un revenu universel peut permettre de vivre dignement s’il permet de sortir enfin de l’obligation d’arbitrer entre droits fondamentaux : se loger ou se nourrir, se soigner ou se cultiver, se former ou former ses enfants.
 

– On a choisi de ne pas payer le loyer parce qu’on avait deux enfants dont une en bas âge, il fallait faire un choix par rapport aux couches, au lait qui coûtent très cher. Donc j’ai privilégié de remplir le frigo, de les nourrir, de payer les factures puisqu’avec des enfants en bas âge on ne pouvait pas se permettre de se faire couper le gaz, ou l’électricité, c’était vraiment pas possible. Peut-être que si nous avions été que tous les deux, les choix auraient été différents, mais  là finalement il n’y avait même pas de choix à faire puisque c’est notre fonction première en tant que parents de leur assurer de la nourriture et de faire en sorte qu’ils n’aient pas froid.


La dignité des personnes repose également sur le fait qu’elles ne soient pas dans l’obligation de rendre des comptes en permanence. Actuellement, pour accéder à chacun de ses droits il faut fournir des justificatifs, pour prouver que l’on mérite ce droit.
 

– On a l’impression d’être des mendiants, quand on va voir les services sociaux. À la fin il reste rien. Il faut du courage pour aller mendier de l’aide. On parle d’aide mais  en fait c’est un droit.

– Cette queue aux Restos du Cœur : être debout le mardi à côté du marché, au fond de nous on est blessé, on est humilié. Plus encore, une fois le droit acquis, il faut  justifier de son « bon exercice ». Les minima sociaux vont de pair avec des contrôles pour savoir comment est utilisé l’argent, avec l’idée implicite qu’il en existe un bon usage.

– L’assistante sociale essaye de me faire prioriser le loyer comme dépense, une petite somme mais je ne peux pas donc je fais mon propre choix parce que l’éducation de ma fille est plus importante que tout le reste. Je paye d’abord l’école. L’assistante sociale, elle m’a dit : « Il faut vendre une bague pour payer le loyer. » Je suis partie et j’ai  pleuré toute la journée. Je ne veux plus y aller ! Elle n’a pas le droit de me dire ça. Elle doit regarder les papiers, pas ça ! Au fond de moi, il y a cette question : elle a quelle image de moi ?


Enfin, la solidarité est souvent pénalisée dans ces mécanismes de contrôle. Quand un jeune est en apprentissage, ses revenus sont pris en compte dans les revenus de la famille, et ses parents voient le montant de leur RSA baisser. Quand des amis soutiennent financièrement des proches au RSA, si les services sociaux en sont  informés, cette aide amicale est considérée comme un revenu et est décomptée du RSA. Le RSA est de fait un revenu maximum, plutôt qu’un revenu minimum. Les solidarités familiales et amicales s’en trouvent pénalisées.

Pour les personnes qui vivent des situations de précarité, il y a un enjeu fort : comment construire des sécurités grâce à des prestations qui offrent une stabilité suffisante pour faire des projets ?

Aujourd’hui, un RSA dont le montant est variable d’un mois sur l’autre, avec des sommes qu’il faut parfois rembourser, met les personnes en situation contrainte de gestion à très court terme, voire d’urgence.

Alors que le projet est sans cesse exigé (projet professionnel, projet d’habitat, projet éducatif…), les personnes sont mises concrètement en incapacité de se projeter. Et se projeter signifie d’abord pouvoir sécuriser l’avenir de ses enfants.
 

– J’ai un enfant qui a une maladie de peau, il a vu deux médecins qui l’ont mal soigné (parce que je pouvais acheter que les médicaments remboursés) et ça a empiré. Grâce à mon salaire j’ai pu consulter un dermato libéral, et j’ai pu acheter les médicaments pas remboursés. J’ai la mutuelle, je me suis libérée, je tente des choses pour le soigner.


Le revenu universel, risque d’exclusion ?


D’après les personnes qui vivent la précarité, il est très clair qu’un revenu ne suffit pas pour avoir une vie digne. Tous les problèmes ne peuvent pas être résolus en distribuant de l’argent. Si le revenu est indispensable, il doit aller de pair avec une reconnaissance des personnes. Un revenu digne ne suffit pas, il faut également s’assurer que chacun ait une activité utile. Les jeunes sont les premiers à souligner cet enjeu.
 

– L’inactivité, l’ennui, l’attente, ça fait gamberger : voilà j’me couche, et là j’me dis il faut que tu dormes, mais pour faire quoi demain matin ? On va se lever, on va rien faire, c’est pas normal.
– On pète les plombs, on déprime quand on reste seul à la maison. Certains retraités, malgré un revenu assuré, parfois important, vivent très isolés, ce qui constitue une souffrance.
– Le problème n’est pas de ne pouvoir compter sur personne, c’est que personne ne compte sur vous.


Toute femme, tout homme a besoin d’être reconnu pour son utilité et ce qu’il peut apporter. Dans la réflexion sur le revenu universel, il ne faut par conséquent pas abandonner l’objectif du travail, car le risque majeur est d’exclure les pauvres du monde du travail.
 

– Moi je n’ai pas de diplôme, j’ai reçu aucune formation et si travailler ce n’est plus une obligation, j’ai peur alors que les formations disparaissent. Sans travail je ne peux pas transmettre la dignité à mes enfants.


Le sujet du travail ne se limite pas à la tâche effectuée, qu’elle soit épanouissante ou avilissante. Même « avilissant », le travail peut être libérateur.
 

– Quand on ne fait rien, on a rien à dire.


Sans faire la promotion du travail de mauvaise qualité, force est de constater que se contenter de dire qu’il y a des emplois épanouissants et des emplois avilissants est réducteur de la notion du travail. L’enjeu, face aux risques d’échecs, de souffrances et d’humiliation dont est porteur le travail, est d’inventer des façons de travailler qui amènent de la dignité, à même d’apporter ce qu’un revenu seul ne peut garantir.
 

– Le travail, ça aide à réfléchir. C’est un moyen d’expression.

– Il y a une reconnaissance, tu fais partie de l’ensemble.

– Dans le travail, il y a du partage des cultures, des connaissances.


L’expérimentation « Territoires zéro chômeur » démontre qu’il y a dans les territoires des gisements d’emplois utiles, pour ceux qui travaillent et pour les autres.
 

– À Médialys, on se sent utile. On va vers les gens qui ont besoin de nous. Les gens sont contents de nous voir.

– Notre travail ça sert à d’autres : quand on fait le ménage chez des personnes (en grande précarité), c’est l’humain qui ressort. C’est du social. On n’est pas aussi fragile  que ça. Tu améliores son quotidien.


Un revenu universel peut-il limiter les inégalités ? Quelle garantie avons-nous quant au fait que le revenu universel puisse remédier aux inégalités existantes ? Les personnes qui bénéficient déjà des sécurités et garanties qu’apportent un diplôme, du réseau, ou encore de l’expérience pourraient profiter d’un revenu universel pour développer d’autres compétences et continuer d’apprendre.

Mais pour les personnes qui n’ont pas ces sécurités, comment s’assurer qu’elles n’aient pas au final que le revenu, sans la chance de développer des choses autour ?

Par exemple, lorsque l’on parle d’engagement, globalement, même s’il y des exceptions, ceux qui font du bénévolat sont ceux qui ont déjà des sécurités en termes de réseaux et d’expériences. L’enjeu est de rendre visibles les contributions de chacun. Le bénévolat rend visibles les contributions de certains, alors que la contribution des plus précaires reste invisible. La contribution des pauvres à la solidarité nationale est très importante, tous les travaux de la MRIE le démontrent, mais elle reste pourtant invisible.

La question de la responsabilité des personnes doit également être soulevée. Avec le revenu universel ne risque-t-on pas d’envoyer aux personnes en difficulté un message négatif, signifiant que même avec un revenu elles ne parviennent pas à s’en sortir ? La responsabilité de la situation des personnes exclues pèserait alors exclusivement sur elles.

Il ne suffit pas alors de parler de « solidarité collective et de responsabilité individuelle » mais d’agir en luttant contre les inégalités dans la responsabilité. La sécurité sociale fait sens parce que la responsabilité de la maladie ne repose pas d’abord sur le malade. 

Comment agir pour que la responsabilité de la pauvreté ne repose pas d’abord sur le pauvre ? La proposition d’un revenu universel, qu’il soit porteur de promesses de dignités ou de risques d’exclusion, gagne à être confrontée aux faits et aux analyses de ceux qu’il doit atteindre en premier lieu.

Comment le revenu universel peut-il apporter quelque chose à toute la société et à la cohésion de ses membres entre eux ? Au regard des éléments qui précèdent, il y a un réel enjeu d’expérimentation du revenu universel.
 

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