Enjeux sociétaux

Lecture: Homo numericus, de Daniel Cohen

Tribune Fonda N°259 - Écologie : un combat, des engagements - Septembre 2023
Alain Grozelier
Alain Grozelier
Dans cet essai, Daniel Cohen livre un regard critique sur la révolution internet. L’espoir initial d’une nouvelle agora planétaire s’est heurté à la culture clivante des réseaux sociaux. De plus, l’économie numérique encourage la désintégration des institutions de l’ère industrielle et appauvrit les relations humaines. L’économiste s’abstient néanmoins de livrer un constat désespéré, appelant à reconstruire des formes de vie collectives et inclusives.
Lecture: Homo numericus, de Daniel Cohen
Visiteurs d’une installation vidéo. © Maxim Hopman / Unsplash

UNE NOUVELLE AGORA PLANÉTAIRE ?

Internet et les réseaux sociaux, nous rappelle Daniel Cohen, avaient donné l’espoir qu’une nouvelle sociabilité allait émerger, qui allait permettre de combler le vide laissé par homo economicus1 et la mondialisation. La possibilité technique semblait donner à tout un chacun la possibilité de communiquer avec tout le monde.

À terme, cela aurait créé une agora planétaire et une intelligence collective inspirées de modèles comme Wikipédia2 . La révolution internet prendrait ainsi sa place dans les réalisations glorieuses du genre humain au même niveau que l’écriture et l’imprimerie en leur temps. L’auteur fait part de son scepticisme envers ces utopies initiales de technologies qui rendraient possible de communiquer avec autrui, échanger des idées, donc théoriquement de nourrir le débat démocratique.

L’économiste nous explique de manière détaillée comment elles ont abouti paradoxalement à l’inverse, c’est-àdire à un monde de fake news3 , de haine et de primauté aux voix les plus fortes.

C’est ainsi l’illusion libérale de créer une société à partir d’individus isolés à qui l’on donne seulement les moyens techniques de communiquer qui est mise à mal.

LES INTERACTIONS PHYSIQUES PERÇUES COMME DES COÛTS

À cela, s’ajoute le fait que la réduction des interactions physiques et présentielles humaines est à la base d’un nouveau modèle économique. Pour générer des gains de productivité, il doit remplacer les humains par des algorithmes. Aujourd’hui, limiter le présentiel permet de réaliser des économies sur les déplacements physiques ou l’immobilier de bureau. Nous sommes donc à l’époque des cours en ligne et des services clients des grandes entreprises dématérialisés.

Néanmoins, nous rappelle Daniel Cohen, il s’agit d’une croissance appauvrissante, car elle creuse les inégalités sociales et vient alimenter le démantèlement des institutions de la société industrielle du XXe siècle. Les années 1980 avaient vu la désagrégation des structures verticales, rigides, mais inclusives qu’étaient les entreprises et les syndicats, entre autres. La révolution numérique vient ajouter à cette désagrégation.

DES RAISONS D’ESPÉRER

Malgré ce constat désabusé, Daniel Cohen livre des notes d’espoir. D’une part la culture numérique a engendré des mouvements sociaux forts comme le mouvement #MeToo4 , Occupy Wall Street5 et les Gilets jaunes6 . Mais surtout, nous pouvons continuer d’espérer que cette nouvelle forme de société advienne à condition qu’elle se dote d’institutions inclusives.

Il s’agit donc de ne pas enterrer trop vite les formes « archaïques » qui produisaient hier de la cohésion sociale comme les partis politiques, les syndicats, les associations, etc. C’est « contre la double dissolution numérique du rapport à autrui et au monde réel qu’il faut lutter ».

Daniel Cohen, Homo numericus : La « civilisation » qui vient, Albin Michel, 2022, 240 pages.

 

Daniel Cohen, Homo numericus : La « civilisation » qui vient, Albin Michel, 2022, 240 pages.

  • 1Lire à ce sujet Daniel Cohen, Homo economicus, Albin Michel, 2012.
  • 2Encyclopédie collaborative créée en 2001, Wikipédia propose plus de 200 millions d’articles.
  • 3Aussi appelées infox, les fake news désignent des informations diffusées en ligne créées pour nuire à une personne, un groupe social ou une organisation.
  • 4Le mouvement social en ligne et hors ligne #MeToo est lancé en 2007 par Tarana Burke pour dénoncer les violences sexuelles. En octobre 2017, le mot-dièse se popularise sur les réseaux sociaux.
  • 5En parallèle des occupations des places Tahrir au Caire, Taksim à Istanbul, et de la Puerta del Sol à Madrid, le mouvement nord-américain Occupy Wall Street a occupé en septembre et octobre 2011 le Zuccotti Parc, à New York.
  • 6Ce mouvement social apparaît en France en octobre 2018 à l’annonce de l’augmentation du prix des carburants automobiles.
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