Enjeux sociétaux

L'éducation populaire au défi de réarticuler les polarités

Tribune Fonda N°251 - Impuissance démocratique : comment retrouver le pouvoir d’agir ensemble ? - Septembre 2021
Emmanuel Porte
Emmanuel Porte
L’éducation populaire se constitue autour d’une pluralité de pratiques au service d’un apprentissage de la citoyenneté vécu comme une expérience collective. Celle-ci suppose une ouverture à la diversité des points de vue qui est mise à mal par le repli sur des bulles informationnelles. Mais cela implique également un travail des controverses permettant de dépasser les conflits de position ou de doctrine au service d’une éducation populaire du XXIe.
L'éducation populaire au défi de réarticuler les polarités
Affiche réalisée en mai 1968 à l'école des Beaux arts rebaptisée l'« Atelier populaire » © Le Salon de la Mappemonde

Alors que s’esquisse une fragile sortie de crise sanitaire liée au COVID-19, la société française est dans une situation contrastée. D’une part, des formes de solidarité et des actions éducatives inédites ont été initiées démontrant une implication citoyenne de proximité dynamique. D’autre part, la défiance à l’égard du personnel politique qui s’est illustrée avec l’abstention record aux élections départementales et régionales interroge les fondements mêmes de la démocratie représentative.

Dans une telle situation, les acteurs de l’éducation populaire font face à un défi.

Comment accompagner la participation citoyenne dans l’ensemble de ses dimensions ? Comment, en particulier, prendre en compte l’expression des radicalités politiques qui placent au cœur de l’engagement la contestation du pouvoir (climat, Gilets jaunes, etc.) ? Comment contribuer à établir du dialogue et de l’émancipation dans les espaces collectifs contraints par des logiques de gestion de dispositifs ?

À l’ensemble de ces défis, l’éducation populaire peut apporter des réponses en mobilisant une longue expérience de réflexions et d’expérimentations autour de l’apprentissage de la citoyenneté. Mais elle doit également le faire en cherchant à prendre en compte les mutations profondes qui touchent nos sociétés parce qu’elles interrogent les manières de faire nation.

Approcher la citoyenneté comme un processus

Il ne s’agit donc pas de définir la citoyenneté comme un apprentissage des comportements civiques, mais bien d’envisager le processus et les relations grâce auxquels un citoyen naît des pratiques collectives.

Or, ces pratiques sont aujourd’hui prises dans des bulles informationnelles que l’infrastructure des plateformes numériques organise.

L’éducation populaire démontre son utilité lorsque les acteurs qui s’en revendiquent viennent jouer un rôle de passeur en organisant des espaces collectifs permettant aux individus de sortir de ces bulles, d’augmenter leur capacité à se projeter et à agir dans un monde complexe. Mais cultiver la variété des chemins permettant aux individus de devenir des citoyens suppose d’adopter une vision ouverte et réflexive à même de faire converger les expériences.

Cela pose une série d’interrogations pratiques qui constitue des défis pour l’éducation populaire du XXIe siècle.

Comment, par exemple, réconcilier les approches d’éducation à la citoyenneté basées sur l’accompagnement de
la démocratie participative et celles valorisant davantage une démocratie d’interpellation et l’expression du conflit ou des mécontentements, telles que le community organizing ?

Comment faire dialoguer les pratiques des professionnels et militants engagés sur les questions environnementales en articulant les approches d’éducation à la nature et celles plus « activistes » ? Comment dépasser les clivages, dans une société numérique, entre l’accompagnement à la maîtrise technique des outils et l’éducation à l’esprit critique ?

Confronter les points de vue dans l'action 

Les espaces permettant de travailler ces controverses manquent aujourd’hui aux associations. La disparition de nombreuses revues portées par les mouvements d’éducation populaire, la difficulté à organiser des formations interassociatives et la mise en concurrence des associations dans les appels à projets constituent des indicateurs de l’affaiblissement d’une réflexion collective sur la longue durée. Néanmoins, il s’expérimente de nouvelles pratiques dans le renouvellement des formes de coopération interassociative territorialisée (tiers-lieux, observatoires, etc.).

Ces dynamiques sont intéressantes, car elles interrogent la manière de faire réseau dans une société où la forme fédérative a été mise à mal par les processus successifs de décentralisation et de regroupement par domaine d’activité. Elles soulignent, dans le même temps, la nécessité de développer des actions et des processus d’animation des collectifs qui soient appuyés sur des processus de recherche (recherche participative, recherche-action), d’observation (cartographie citoyenne, observatoires locaux), ou de documentation et d’évaluation.

L’ensemble de ces démarches participent de la vitalité démocratique parce qu’elles interrogent les frontières et les catégories avec lesquelles nous sommes habitués à penser tout en tenant compte des expériences passées.

L’éducation populaire n’est pas un concept identitaire, mais l’expression d’un attachement collectif des militants associatifs à l’enjeu de l’éducation par des pratiques originales, inclusives et déterminées. « Participation citoyenne », « démocratie locale  », « engagement civique » sont autant de notions avec lesquelles travaillent les associations d’éducation populaire pour tenter de faire exister des espaces d’apprentissage des controverses où l’on apprend par la diversité des points de vue.

Mais cette diversité des points de vue ne pourra émerger que grâce à un traitement en profondeur des controverses, par des pratiques associatives et des modalités d’organisation, en faisant une place aux collectifs émergents pour mieux réarticuler ce qui polarise le débat autour de la citoyenneté, des ressorts de l’engagement et des modalités d’émancipation collective.

Dans bien des cas, il s’agit de « faire ensemble » avant de penser à « faire un tout ». L’enjeu principal réside dans la définition des modalités de l’action, de son rythme, de sa visibilité et de sa diffusion, sans présumer de l’insertion dans de grands schémas de pensée ou de développement.

Cela ne signifie pas que la valorisation de l’action soit dégagée de valeurs, mais plutôt que la volonté de mettre à distance les grands schémas explicatifs, « le temps de faire » constitue en tant que tel un certain type de rapport au politique qui constitue une ouverture sur de nouvelles pratiques collectives. Par exemple, la culture du libre, l’activisme écologique ou les méthodes de community organizing ne constituent pas en soi des préalables ni des finalités à l’action de groupe, mais une proposition pour mettre en action un réseau.

L’éducation populaire fait face aujourd’hui au défi d’en réarticuler les expériences avec celles plus anciennes nées des controverses éducatives du XXe siècle.

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