Innovation sociale

L’innovation sociale : un rôle clé dans la transition

Tribune Fonda N°246 - Pour une société du Faire ensemble - Juin 2020
Julie Battilana
Julie Battilana
Et Nils Pedersen
Au-delà d'apporter une réponse à un problème, l'innovation sociale implique une évolution des procédures et hiérarchies qui conduisent à sa mise en œuvre. Pour Julie Battilana, il faut comprendre ces résistances au changement afin de mieux pouvoir les lever.
L’innovation sociale : un rôle clé dans la transition

Propos recueillis par Nils Pedersen.
 

Selon vous, en quoi l’innovation sociale, qu’il s’agisse d’innovation d’objet ou de process, contribue-t-elle à la transition vers un modèle de développement durable ? Et à quelles conditions ? 

Julie Battilana.  L’innovation sociale désigne les innovations qui visent à trouver une solution à un problème social bien défini, dans des domaines aussi variés que l’éducation, la santé, le développement économique, l’exercice de la citoyenneté ou la protection de l’environnement. Vous avez raison de souligner que ces innovations peuvent prendre la forme non seulement de nouveaux produits, mais aussi de nouveaux processus, et de nouvelles pratiques sociales. Elles peuvent, d’autre part, être portées non seulement par des entreprises sociales, des institutions publiques, des associations, et des activistes, mais aussi, dans certains cas, par des entreprises privées. Ce qui compte, c’est la capacité des projets d’innovation sociale quelle que soit leur origine à avoir un impact social positif, c’est-à-dire à améliorer la vie des individus et de leurs communautés, dans le respect de l’environnement.

Mais attention ! tout problème social ne nécessite pas forcément de créer quelque chose de nouveau ni de mettre en place de nouveaux processus. Certains problèmes sociaux peuvent être résolus en adaptant des solutions existantes, ou en poursuivant une routine d’amélioration incrémentale au sein d’organisation existantes. C’est moins spectaculaire mais cela apporte souvent des solutions sécurisantes, moins coûteuses et plus facilement acceptable qu’une innovation bouleversante.

Dans certains cas néanmoins, la réponse à un problème social doit passer par une innovation. Prenons l’exemple de trois des innovateurs sociaux avec lesquels nous avons travaillé à la Social Innovation and Change Initiative (SICI) dans le cadre de notre incubateur pour les projets d’innovation sociale développé par certains de nos étudiants à Harvard. Micaela Connery voulait s’attaquer au manque de logements adaptés et abordables pour adultes en situation de handicap aux États-unis, où les infrastructures manquent encore. De l’autre côté du monde, à Bangalore, un autre de nos anciens Fellows Manivannan Ponniah, un membre de la haute fonction publique indienne a lancé une association pour favoriser la participation des citoyens au gouvernement municipal. Leur premier défi concernait les milliers de tonnes de déchets générés quotidiennement dans la région de Bangalore, et les plaintes citoyennes sur les déchets non-collectés. L’association a développé une application mobile pour permettre de recueillir les réclamations des citoyens de manière fiable et de faciliter le travail des entreprises de collecte. De son côté, Dennis Addo un médecin ghanéen, a lancé Wala Digital Health, une plateforme de mise en contact entre donneurs et receveurs pour pallier les graves insuffisances du circuit de transfusion sanguine en Afrique, un pays où il n’était jusqu’ici pas dans les habitudes de donner son sang. 

Dans les trois cas, Micaela, Manivannan et Dennis ont dû innover localement pour trouver des solutions aux problèmes qu’ils espèraient contribuer à régler. De tels projets jouent un rôle clef dans le développement d’un nouveau modèle de développement durable dans les régions où travaillent les innovateurs sociaux. Ces derniers contribuent indéniablement partout dans le monde aujourd’hui à opérer la transition vers un tel modèle. Mais, opérer cette transition n’est pas chose aisée, bien au contraire. 

En effet, quand il s’agit d’innovation sociale, les porteurs de projets font souvent face à un même défi, comme je le vois dans mes travaux de recherche : ils doivent mettre en œuvre des changements sociaux qui sont en rupture par rapport aux normes et aux hiérarchies de pouvoir existantes, et de tels changements sont particulièrement difficiles à imposer parce qu’ils génèrent plus de résistance. Le problème est que, remplis de passion et porteurs de bonnes intentions, les innovateurs sociaux tombent souvent dans un piège : ils ignorent les dynamiques de pouvoir imbriquées dans leurs innovations. Ils se focalisent sur le volet technique et écartent le côté relationnel ou politique, pourtant essentiel afin que leur innovation n’en reste pas au stade de l’expérimentation mais se développe à une échelle plus large et ait un véritable impact.

Prenons l’exemple du tri sélectif des déchets. L’adoption d’une telle pratique n’est pas qu’une question d’organisation de collecte ou de technique de retraitement ; il faut aussi changer les habitudes des fabricants et des consommateurs pour produire moins de déchets, et des déchets plus facilement recyclables ; faire entrer dans les mœurs le fait de trier ses poubelles ; convaincre les collectivités locales d’assurer des collectes sélectives, etc. Tout cela demande de pouvoir influencer beaucoup de monde, et donc de connaître et comprendre les leviers de pouvoirs… Là est, selon moi, le facteur clé de succès d’une innovation sociale.

C’est pourquoi, à SICI, j’ai développé un cadre d’accompagnement qui aide les innovateurs sociaux à identifier les dynamiques de pouvoir interpersonnelles, organisationnelles et sociétales à l’œuvre dans les solutions qu’ils proposent. Mes travaux m’ont permis d’identifier trois angles d’analyse que je présente dans ce cadre d’accompagnement dit des « 3 P » : il s’agit d’analyser le problème (problem) auquel s’attaquent les innovateurs sociaux mais aussi la personne (person) qui va conduire le changement et le passage praticable — ou voie d'innovation (pathway) pour mettre en œuvre cette innovation sociale. Ces trois paramètres sont étudiés de manière itératives pour analyser leurs recoupements. À partir de là, on peut élaborer un modèle d’action en vue d’avoir un impact social positif. 

Cette grille d’analyse a le mérite de ne pas proposer de solution toute faite mais d’encourager les innovateurs sociaux à trouver la combinaison « sur-mesure » qui convient au problème qu’ils veulent contribuer à résoudre, et aux contextes politique, institutionnel, et social, dans lequel ils évoluent. C’est en trouvant l’intersection des trois P, Problem, Person et Pathway, que les innovateurs sociaux, y compris ceux qui n’étaient pas, au départ, en situation de pouvoir, arrivent à faire une différence. 

À SICI, nous amenons donc les innovateurs sociaux à savoir prendre en compte les hiérarchies de pouvoir présentes dans leurs milieux, et donc dans leurs solutions, et à répertorier leurs propres sources de pouvoir. Ils identifient leurs alliés et bénéficiaires, ceux qui leurs sont opposés et les indécis, ils apprennent à mieux mobiliser leurs réseaux. C’est essentiel car, le plus souvent, un innovateur social n’a pas d’impact tout seul : il doit arriver à mobiliser l’action collective pour que son innovation induise un changement social, et partant de là, un impact positif à l’échelle de la communauté. En faisant prendre conscience aux innovateurs sociaux de l’importance des rapports de pouvoir et des hiérarchies de pouvoir nous les aidons à éviter certaines conséquences imprévues de leurs innovations et avoir un impact à une échelle adéquate.

En résumé, les innovations sociales jouent un rôle clef dans la transition vers un modèle de développement durable, mais elles ne sont pas suffisantes. Encore faut-il que ces innovations soient massivement adoptées pour qu’elles constituent un nouveau modèle. Pour ce faire, il faut parvenir à changer les habitudes d’organisation, les normes, et les croyances des gens, ce qui nécessite une bonne compréhension des rapports de pouvoir. 

 

Défendez-vous comme c’est le cas en France et en Europe, une spécificité des modes de reconnaissance et de soutien à l’innovation sociale par rapport aux autres formes d’innovation ?

Bien sûr ! L’innovation sociale a besoin de ses propres outils et modes de soutien. Les innovateurs sociaux qui font le choix de sortir des sentiers battus pour créer leur activité se heurtent aux difficultés habituellement rencontrées par les entrepreneurs (accès aux ressources humaines et financière…) et, en plus, à celles qui viennent du fait qu’ils arrivent dans un environnement économique, social et culturel qui n’est souvent pas pensé pour eux. Un soutien spécifique est donc nécessaire pour les aider à surmonter les défis auxquels ils font face. Pour favoriser l’innovation sociale, il faut donc mieux répondre aux besoins spécifiques des innovateurs sociaux.

Prenons l’exemple des entrepreneurs sociaux qui créent des organisations hybrides, qui poursuivent non seulement des objectifs financiers, mais aussi sociaux et environnementaux. C’est l’une des formes d’innovation sociale que j’ai étudiées ces dernières années. Les entreprises d’insertion et les entreprises de micro-crédit sont des exemples d’organisations hybrides. Ceux qui créent de telles organisations, et visent ainsi à contribuer au développement d’un nouveau modèle d’entreprise font face à des défis uniques et ont besoin d’être mieux soutenus dans leurs activités. 

Concernant la reconnaissance et le soutien des organisations hybrides, on observe que de nouvelles formes juridiques destinées à mieux répondre aux spécificités de ces entreprises sociales ont commencé à émerger en Europe, y compris en France, et dans le monde. Toutefois, les entretiens que j’ai conduits avec des créateurs d’entreprises sociales ces dernières années suggèrent que les cabinets de conseil aux entreprises et les conseillers juridiques ont encore bien souvent tendance à décourager les créateurs d’entreprises d’avoir recours à ces nouveaux statuts du fait d’une méconnaissance de leur part et/ou de l’incertitude qui leur est associée. Il y a donc un soutien particulier à apporter sur ce plan.

Au-delà de l’identité juridique, c’est plus généralement la question de la légitimité qui se pose pour les organisations hybrides dans leurs rapports avec leurs partenaires extérieurs. Pour survivre et prospérer, il leur faut être légitimes aux yeux de toutes les parties prenantes, du secteur marchand comme du secteur social. Mais comme elles transgressent aussi bien les modèles établis de l’entreprise marchande que ceux de l’action sociale, elles risquent de ne pas remplir les attentes typiques de ces différents partenaires. Les entreprises d’insertion (EI), par exemple, doivent satisfaire simultanément les exigences d’efficacité économique de leurs financeurs et clients, et les impératifs sociaux des autres parties prenantes qui soutiennent leur mission sociale, comme les organisations à but non lucratif partenaires ou les partenaires publics. Même en France, où le contexte est favorable car les EI bénéficient d’un solide soutien public, les études montrent qu’elles souffrent encore parfois d’un déficit de légitimité, à la fois aux yeux des acteurs commerciaux et sociaux. 

Cette question de la légitimité est critique dans la mesure où elle conditionne l’accès aux ressources financières et la capacité à attirer une main d’œuvre qualifiée. Or, la recherche montre que du fait de leur caractère hybride les entreprises sociales ont souvent plus de mal à lever des fonds et à trouver une main d’œuvre formée pour travailler dans de telles organisations. C’est pourquoi sur tous ces différents aspects, de statut juridique adapté, de légitimité, d’accès aux financières et à une main d’œuvre formée et qualifiée pour travailler dans ce secteur, l’innovation sociale doit faire l’objet d’un soutien particulier.

Cela dit, encore une fois, il faut se garder de considérer l’innovation comme le Graal absolu, et cela vaut aussi pour l’innovation sociale. « Toujours plus d’innovation » résonne souvent comme un mantra aux accents idéologiques alors que ce n’est pas toujours par l’innovation qu’on accroît l’impact social positif. Le soutien à l’innovation sociale ne doit pas faire oublier que la transition vers un modèle de développement plus durable passe souvent par les organisations déjà existantes qu’il faut aussi savoir soutenir, et ne pas entraver dans leurs efforts. 

 

Vous qui êtes à cheval entre les États-unis et la France, estimez-vous qu’il y a une différence de définition de l’innovation sociale entre nos deux pays ?

En fonction du cadre institutionnel, politique et social, des traditions de gestion publique, l’innovation sociale ne passe pas par les mêmes canaux, c’est évident. En Europe continentale, en France par exemple, où l’État providence a historiquement une place importante, on va beaucoup attendre de l’État pour mettre en œuvre des innovations sociales ; dans le monde anglo-saxon, et aux États-Unis en particulier, où l’intervention étatique traditionnellement est plus limitée, on va davantage se tourner vers la société civile pour ce qui relève de l’innovation sociale et de son déploiement.

Néanmoins, on peut observer des constantes communes à tous les pays. Chaque année, à SICI, nous accompagnons des innovateurs sociaux provenant des quatre coins du monde. La notion, le besoin et la motivation d’innover pour améliorer la vie des gens et de leur communauté ne connaissent aucune frontière et se retrouvent chez tous. C’est la façon dont ils vont pouvoir développer leur innovation qui varie en fonction du contexte dans lequel ils se trouvent. D’où l’importance de les aider avec une grille d’analyse comme celle des 3P qui ne propose pas une solution toute faite mais les encourage à trouver la combinaison « sur-mesure » adaptée aux problèmes qu’ils cherchent à résoudre, ainsi qu’aux contextes politique, institutionnel, social, dans lequel ils évoluent. 

 

Quelles articulations peut-on imaginer entre l’innovation sociale, portée notamment – mais pas exclusivement – par des acteurs de la société civile, et les politiques publiques ? Les innovations peuvent-elles nourrir et faire évoluer les politiques publiques ou ont-elles vocation à s’y substituer ?
 
Mes recherches dans le milieu privé, public et associatif ont fait émerger des idées clés pour accélérer le changement social qui vont en effet dans le sens d’une nécessaire imbrication entre politiques publiques et innovation sociale. L’ensemble des défis auxquels font face les innovateurs sociaux sont bien sûr susceptibles de varier selon les contextes. Une étude empirique récente sur les organismes de micro-finance dans plus de cent pays montre par exemple combien les compromis entre logique financière et logique sociale dépendent du contexte culturel. En outre, ces tensions sont susceptibles d’évoluer dans le temps. Mais dans le futur, l’intensité de ces tensions pourra diminuer si l’environnement évolue et répond mieux aux besoins des innovateurs sociaux, et la puissance publique peut y contribuer en changeant les règles du jeu pour faciliter le travail des innovateurs sociaux et mieux les soutenir. Des investissements supplémentaires seront nécessaires pour accélérer la recherche et le pilotage d’innovations sociales qui répondent aux enjeux pressants de notre époque. La puissance publique a donc un rôle à jouer pour soutenir l’innovation sociale. 

Au-delà d’un tel soutien, la collaboration entre innovateurs sociaux et puissance publique est souvent clef pour permettre la mise à l’échelle des innovations sociales qui ont localement fait leur preuve. Quand l’innovation est là, pensée, testée, réalisable, le passage à l’échelle nécessite, en effet, souvent un partenariat avec les autorités publiques. Les innovations sociales ne se substituent donc pas à la puissance publique mais en sont complémentaires. 

Le projet de Mohamed Aburawi, un de nos innovateurs sociaux à SICI, un médecin originaire de la Lybie, est un exemple parfait et fort pertinent de cette complémentarité, particulièrement dans le contexte de la crise de la Covid-19. Durant ses études à la Kennedy School, nous avons accompagné Mohamed Aburawi dans le développement d’une application de télémédecine visant à connecter des médecins de la diaspora avec des Libyens ayant besoin de consultation médicale.  Aujourd’hui, il travaille de concert avec le gouvernement libyen qui a choisi son application, Speetar, pour être le principal instrument d’intervention du gouvernement auprès des populations. L’application Speetar Covid-19 a pu être mise en place en un temps record pour aiguiller au mieux les patients en fonction de leurs symptômes et de leur niveau de risque, et réduire l’engorgement des services de santé, déjà bien éprouvés par le manque de ressources.

Mais, ce ne sont pas seulement les innovateurs sociaux et les autorités publiques qui doivent travailler de concert pour opérer la transition vers un modèle de développement durable. Une telle transition nécessite un effort de changement collectif de toutes les parties prenantes, y compris les entreprises, les associations, et les citoyens. Trop souvent les innovateurs œuvrent en silo, séparés des acteurs qui pourraient aider à implanter leur innovation sociale dans les pratiques quotidiennes. Il leur faut au contraire collaborer non seulement avec la société civile et les gouvernements, mais également avec le milieu des affaires, le milieu associatif, académique, les start-up, etc. Cette collaboration est nécessaire à la transition vers un modèle de développement durable. 

 

Quelles passerelles déployer entre le monde de la recherche et les innovateurs sociaux  ?

En tant que chercheuse et citoyenne qui reconnait la magnitude des enjeux sociaux, environnementaux, et économiques, auxquels nous faisons face, je suis plus convaincue que jamais de l’importance des liens entre la recherche et la pratique. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai créé la Social Innovation and Change Initiative à Harvard qui vise établir ce pont entre le monde académique et les praticiens. 

Au cours des dernières décennies, de nouvelles méthodes de travail et d'organisation plus démocratiques et durables ont été développées à travers le monde. Au sein de la communauté académique, certains d’entre nous avons étudié et analysé ces initiatives. C’est de cette manière que nous pouvons contribuer aux efforts de refonte de notre système en partageant ce que nous avons appris de nos recherches et en contribuant à évaluer les nouvelles innovations sociales qui seront mises en place pour répondre aux enjeux. 

En partenariat avec deux chercheuses et professeures, Isabelle Ferreras et Dominique Méda, j’ai d’ailleurs contribué à lancer une initiative qui vise à mobiliser le monde académique pour participer activement à cette refonte. Nous avons publié une tribune portant sur l’urgence de démocratiser le travail et proposons des modèles gouvernance partagée. Depuis sa publication dans quarante médias à travers le monde, plus de quatre mille universitaires ont signé le manifeste. Le défi, c’est maintenant pour les chercheurs de travailler de concert avec les innovateurs sociaux qui ont déjà pilotés ces nouveaux modèles et les instances gouvernementales pour mettre en place des politiques publiques qui pourront accélérer la transition vers des modèles organisationnels plus équitables, plus durables et plus démocratiques. 

 

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