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Penser la valeur comme une force de vie

Tribune Fonda N°248 - Penser la valeur pour défendre nos valeurs - Décembre 2020
Patrick Viveret
Patrick Viveret
Depuis son rapport de 1989 sur l’évaluation des politiques publiques jusqu’à ses prises de position sur la crise du COVID-19 que nous traversons, Patrick Viveret défend un retour à l’étymologie du mot « valeur », pour la penser comme force de vie et en fonder la mesure sur une approche délibérative et démocratique. Comment concilier évaluation et prise en compte des enjeux essentiels auxquels l’humanité fait face ?
Penser la valeur comme une force de vie
Christian Rohlfs, « Deliberation (Beratung) », 1913, © Andrew W. Mellon Fund, National Gallery of Art

Patrick Viveret répond aux questions de Bastien Engelbach de la Fonda.

Dans votre rapport remis en 1989 sur l’évaluation des politiques publiques1 , vous mettiez l’accent sur le volet démocratique de l’évaluation. En quoi est-il essentiel d’intégrer la société civile dans des démarches d’évaluation ?

Le sens fort, et premier, du mot « valeur » est la force de vie2  . Délibérer sur ce qui fait valeur pour une collectivité humaine revient à délibérer sur ce qui est de nature à renforcer, ou à détruire, cette force de vie. La délibération démocratique devient alors essentielle car seules des communautés politiques ont cette légitimité.

Des acteurs peuvent aider à cette délibération, sur le fond ou sur l’aspect méthodologique, mais ils ne peuvent s’y substituer au nom d’une expertise.

Toutes les formes de démocraties ne sont par ailleurs pas adaptées à ce niveau de délibération. Une démocratie de rivalité simplifie et enrôle les acteurs dans des positions binaires. La démocratie elle-même doit alors opérer une mutation. Il s’agit de développer dans l’ordre démocratique ce que l’économie sociale et solidaire (ESS) cherche à développer dans l’ordre économique : des stratégies de coopérations et de pouvoir de création. Évaluation et démocratie sont donc liées, mais l’évaluation démocratique est aussi un outil dans la mutation de la démocratie.


Les démarches d’évaluations des politiques publiques qui ont été mises en place depuis ce rapport ont-elles tenu compte de la délibération citoyenne ? N’observons-nous pas au contraire une substitution de l’expertise à cette légitimité démocratique ?

C’était déjà le cas à l’origine ! Quand j’ai écrit ce rapport, l’évaluation sur le plan international était dans une approche technocratique. Je me heurtais déjà à cette approche qui relève de la confusion entre évaluation et contrôle. Le contrôle est tout sauf une délibération puisqu’il s’agit simplement de repérer si l’on est ou non dans des clous normatifs. Je ne pensais pas que rendre un rapport, fût-ce au Premier ministre, allait abolir ce courant de l’évaluation technocratique.

J’ai toujours considéré l’approche démocratique de l’évaluation comme une source de conflits positifs pour poser la question de la démocratie elle-même. C’est paradoxalement Eleanor Chelimsky, la grande dame de l’évaluation américaine, qui a appuyé mon approche en l’appelant « l’école française de l’évaluation ».

Qu’est-ce que cette école française de l’évaluation permet de produire dès lors qu’elle est appliquée ?

Tant dans sa méthode que dans son fond, l’évaluation du revenu minimum d’insertion (RMI) a permis de travailler sur une nouvelle approche de la loi elle-même. La commission d’évaluation du RMI avait alerté sur le double droit érigé par la loi : un droit à un revenu et un droit à l’insertion. Comme la France n’arrivait pas à mettre en place ce double droit, des éléments de couverture maladie universelle sont venus combler ces lacunes.

C’est dans le même esprit que le débat rebondit actuellement sur les jeunes qui ne bénéficient pas du RMI avant 25 ans. Le débat parlementaire, qui a eu lieu lors de la présentation de la loi ainsi qu’au moment de la refonte de la loi sur le RMI, a été d’une grande qualité. C’est typiquement une approche d’évaluation qui a été, et est toujours, au service d’une délibération démocratique.

Dans le rapport « Reconsidérer la richesse 3  », vous rappelez l’importance de la représentation que se font les sociétés de la richesse. Comment notre représentation partagée de la richesse a-t-elle évolué ?

Dans la partie du rapport qui s’intitulait « Derrières les comptes, il y a des contes», je définissais la croissance comme un récit4 . Ce conte de la croissance a rempli des fonctions tout à fait compréhensibles, et même légitimes, à une certaine époque. Dans des périodes d’après-guerre, la question de la reconstruction était par excellence le récit de la vie. Pourtant, la reconstruction s’est achevée et il n’y a pas eu délibération sur la suite, ce qui nous a embarqués dans des logiques destructrices.

J’avais déjà pointé à l’époque un certain nombre d’éléments de ce récit qui pouvaient être contradictoires sur le plan écologique ou social. Le débat sur les indicateurs de richesse, comme le produit intérieur brut (PIB), est en ce sens central pour orienter l’argent public, qu’il soit garanti ou prêté vers des investissements de transition ou de reconversion.

Malgré de nombreux avertissements sur la notion de croissance, la représentation de la richesse ne semble pas avoir évolué, avec au contraire une extension des logiques de marché et de leurs emprises sur nos vies. Comment expliquer ce hiatus entre une prise de conscience croissante et l’absence d’évolution de nos représentations partagées ?

Au contraire, le débat public sur la question des indicateurs a très largement avancé. Au point qu’il devient difficile de trouver des défenseurs du PIB comme représentation adaptée de la richesse sur le plan théorique ! Même l’OCDE, qui n’est pas particulièrement alternatif, a reconnu le bien-fondé de ces critiques et a proposé une batterie d’autres indicateurs. La Commission Stiglitz-Sen-Fitoussi a également repris l’essentiel de mon analyse sur la nécessité d’aller vers de nouveaux indicateurs qui incluent les dimensions écologiques et sociales.

L’un des obstacles est que le PIB est faussement simple : il ne connaît que des flux monétaires et se refuse à toute délibération sur la nature de ces flux.

C’est un chiffre, même s’il est composé par des éléments hétérogènes. Aucune des alternatives proposées ne repose sur un indicateur aussi simplifié. Il est même préférable d’avoir des distinctions entre les aspects écologiques, sociaux, éducatifs, etc. Avec dix ou vingt indicateurs, la confrontation par rapport au PIB est de type « pot de fer contre pot de terre ». De plus, même quand le PIB est très forte- ment critiqué, il est totalement intégré à un système de régulation globale dont il est le ratio et le dénominateur.

Comme j’ai proposé de revenir au sens premier du mot « valeur », je propose de redéfinir d’autres mots clés comme « bénéfice » et « perte ». Les bénéfices sont des activités créatrices de valeur et les pertes des activités destructrices de valeur. À nous de les distinguer en délibérant.

In fine, nous obtiendrons de ce processus démocratique des éléments relativement simples à traiter qui sont soit des « plus » au niveau des bénéfices, soit des « moins » du côté des pertes. Cette approche ne repose pas sur un nombre d’indicateurs trop importants, sans annuler la complexité. Derrière les colonnes des « plus » et des « moins » se trouvent tous les éléments qui les justifient et la concertation qui les a définis. Tous les éléments y sont repérables, modifiables et source d’appels. On allie alors l’exigence d’un produit final assez simple pour être alternatif au PIB à celle de ne pas annuler la complexité qui est en amont.

Peut-on attendre de la crise du COVID-19 que nous traversons, associé à une conscience plus aigüe des urgences environnementales, une transformation partagée de nos représentations de la valeur ?

La « décennie critique », pour reprendre le terme utilisé par les Nations unies, est un moment profondément contradictoire. Il met en scène des forces beaucoup plus régressives que celles antérieurement connues. Des forces de vie existent également et déclarent que ce n’est pas avec moins de droits humains, moins de démocratie, moins d’humanisme que nous allons pouvoir affronter les défis colossaux qui nous menacent.

L’humanité est face à un grand enjeu : se constituer en sujet positif de sa propre histoire. Avec Hiroshima et Auschwitz, elle a pris conscience qu’elle pouvait s’autodétruire. Comment ce peuple de la Terre peut-il à présent se constituer en tant que peuple ? Comment une citoyenneté planétaire peut-elle émerger au-delà des États-nations ? Édouard Glissant parlait déjà de créer une mondialité, qui n’a rien à voir avec une mondialisation essentiellement financière.

Nous ne sommes pas dans un moment homogène, nous entrons au contraire dans un moment d’approfondissement des contradictions. Face à des forces régressives qui n’ont pas d’état d’âme à utiliser la violence, l’un des enjeux majeurs du côté des forces de vie est de montrer qu’il y a pour l’humanité un vivre ensemble possible.

Dans cette période marquée par le conflit et traversée par des contradictions, comment pourrait-on proposer une approche plus systémique de la valeur qui l’inscrive dans cette idée de création de vie ?

En partant de ce qui existe ! Vous avez raison d’introduire la différence entre une approche systémique et une approche empirique. Prenons l’exemple de la catastrophe qu’a récemment subie la vallée de la Roya : il y a eu une organisation spontanée pour que la vie recircule et que les risques destructeurs soient limités, en ne reconstruisant pas dans des zones inondables par exemple. Si on réagit à une catastrophe par la solidarité, c’est parce qu’il y a des élus qui se comportent en la privilégiant plutôt que le sauve-qui- peut d’une petite partie de la population. Même chose avec la pandémie : spontanément, la valeur des personnes qui sont dans des activités de soin est davantage reconnue. Il faut s’appuyer sur toutes ces initiatives qui vont dans le bon sens et passer de l’empirique au systémique, ce qui nécessite un travail théorique.

Reprenons l’appel de De Gaulle en 1940 : « Des forces immenses n’ont pas encore joué. »

Il y a aujourd’hui des forces immenses qui sont pour la responsabilité écologique, la justice sociale, la paix, les droits humains, la démocratie etc. Ces forces sont potentiellement plus importantes que celles qui se battent pour l’inverse mais elles sont immobilisées, tétanisées. Elles doivent prendre la parole et déclarer que la situation est trop grave pour se contenter d’être dans une sorte de passivité. Cela redonne à tous nos débats sur la richesse, les indicateurs, les nouvelles normes comptables, une densité qui font qu’ils sont au cœur des enjeux actuels.
 

  • 1Viveret Patrick, L'Évaluation des politiques et des actions publiques. Propositions en vue de l'évaluation du revenu minimum d'insertion : rapports au Premier ministre, 1989.
  • 2Dans les langues latines : valor.
  • 3« Reconsidérer la richesse. Rapport final de la mission Nouveaux indicateurs de richesse », rapport re- mis à Guy Hascoët, 2002
  • 4La notion s’est depuis répandue avec l’ouvrage de Yuval Harari, Sapiens, et les livres de Cyril Dion.
Entretien