Modèles socio-économiques

Pour un New Deal de la création de valeur et de la mesure d'impact

Tribune Fonda N°240 - Mesure d'impact social et création de valeur - Décembre 2018
Hugues Sibille
Hugues Sibille
En s’appuyant sur la mesure d’impact et la création de valeur, il est possible de définir un nouveau modèle de coopération entre acteurs, renforçant l’action de l’ESS sur les territoires et permettant de construire collectivement l’intérêt général.
Pour un New Deal de la création de valeur et de la mesure d'impact

La proposition que fait le Labo de l’ESS d’un nouveau modèle d'impact part d'une définition simple. La mesure d'impact correspond au processus visant à comprendre, mesurer et/ou valoriser les effets positifs ou négatifs, prévus ou imprévus, directs ou indirects, d'une action partant du bénéficiaire et pouvant s'élargir à l'ensemble de ses parties prenantes (directes puis indirectes). Le plus important est donc moins le résultat que le processus partagé autour d'une ambition de prise en charge efficace et collective de l'intérêt général.

Proposer un New Deal, c'est chercher à faire évoluer significativement notre conception de la valeur et de la mesure d'impact pour répondre à une nouvelle construction coopérative de l'intérêt général. Il s'agit d'une affaire de parties prenantes, concept indispensable qui doit beaucoup à la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Aussi, le modèle renouvelé a-t-il comme périmètre privilégié d'application le territoire et ses parties prenantes.

L’économie sociale et solidaire (ESS) et notamment les associations peuvent occuper une place significative dans ce New Deal si elles mettent en avant et actualisent leurs spécificités : non-lucrativité ou lucrativité limitée, gouvernance démocratique, utilité sociale. Mesurer des impacts c'est en effet se référer à une convention socio-politique, à une théorie du changement. C'est le moment pour l'ESS de formuler une vision forte de la convention socio-politique des impacts qu'elle crée. La société l'attend. Sûre de sa vision, elle pourra amplifier des coopérations positives dans les territoires avec les  « entreprises engagées » qui le veulent (objet social élargi, ancrage territorial...), à l’image de ce qu'ont initié les PTCE (pôles territoriaux de coopération économique). 

Ce modèle renouvelé repose sur cinq piliers :

  • faire de l'impact social un outil de pilotage stratégique de l’ESS,
  • faire de l'empreinte écologique et de l'empreinte démocratique des priorités de l’ESS pour 2030,
  • promouvoir d'autres théories de la valeur que les théories néoclassiques,
  • s'allier aux entreprises pratiquant un impact social élargi,
  • construire des outils partagés d'impact territorial. 

 

Le premier pilier consiste à ce que les acteurs associatifs de l’ESS appréhendent le processus de mesure de l'impact social comme outil stratégique de leur utilité sociale et non une contrainte subie et imposée par des financeurs. La mesure d'impact répond à trois grands types d'objectifs : 

  • mieux piloter le projet (comprendre les effets, prendre les meilleures décisions, fédérer les équipes),
  • nourrir le partenariat avec les parties prenantes et l'écosystème (rendre compte aux partenaires, communiquer auprès du public),
  • conforter le modèle économique en conquérant ou stabilisant des financements (développer des sources de financement, obtenir des agréments).

La proportion d’acteurs qui se défient de la mesure d'impact ou ne la voient que comme un moyen tactique de rassurer leurs financeurs reste trop importante. Appartenir à l'économie sociale, c'est mesurer ses impacts d'abord pour améliorer l'efficience du pilotage des objectifs de transformation sociale que l'on se fixe.
 

Le second pilier vise une actualisation des référentiels ESS, pour mieux répondre aux véritables urgences écologiques et démocratiques de la période. Le dernier rapport du Giec confirme que la maison Terre brûle. Quant à la maison Démocratie elle devient inflammable. Ne regardons plus ailleurs ou dans le rétroviseur. Le réchauffement de la planète est là, les États de droit sont menacés. Nous ne pouvons plus parler d'utilité sociale comme à la fin du XXe siècle. Notre secteur doit donc accélérer pour faire des Objectifs de développement durable (ODD) les principes fondateurs de la mesure de ses impacts. Nous devrions d'ailleurs parler d'ODDD (objectifs de développement durable et de démocratie). 

Ainsi le monde associatif peut assumer un rôle majeur d'éducation populaire à la sobriété énergétique avec 1,5 millions d'associations1 et 22 millions de bénévoles2 . Il a pour responsabilité de participer à un nouvel équilibre (consommation, mobilité, logement...) entre les droits de l'individu et ce qui conditionne leur exercice, les biens communs. De même doit-il en être des impacts directs et indirects sur la démocratie.

Mettre les bénéficiaires en situation d'acteurs, faire reculer les inégalités, régénérer les gouvernances démocratiques des structures, construire le dialogue civique, utiliser les Civic Tech et les réseaux sociaux avec une éthique de responsabilité... sont des exemples d'impacts positifs de l'ESS sur une empreinte démocratique renouvelée. 
 

Le troisième pilier vise à contester et dépasser les théories néo-classiques de la valeur. Smith, Ricardo et Marx ont distingué valeur d’usage et valeur d’échange. Pour les néoclassiques valeur d’échange et valeur d’usage ne font qu’un. L’utilité d’un produit est mesurée uniquement par le prix que lui fixe le marché. Valeur et prix sont synonymes, est écarté, de fait, ce qui ne passe pas par le marché, productions domestiques et bénévolat. Le monde non lucratif doit résister à une théorie de la valeur qui débouche sur la financiarisation et la marchandisation généralisée de la société et une mauvaise affectation des ressources.

Un producteur de glyphosate créerait de la valeur, alors qu’un bénévole au sein d'une association accompagnant des personnes en situation de handicap n'en créerait pas ? Inspirons nos mesures d'impact de l'ancien slogan « oui à l'économie de marché, non à une société de marché ». De même les néoclassiques considèrent-ils que les éléments naturels (lumière solaire, air, eau, biodiversité) acquièrent une valeur économique seulement lorsqu’ils sont mis sur le marché. Le monde non lucratif doit mener une bataille d'idées pour reconsidérer la richesse, donner d'autres sens au mot « valeur », les lier aux communs. 

Mesurer des impacts de l’ESS ne se résume pas à attribuer une valeur financière à chaque effet généré par nos actions. Il y a des formes de « dictature de l'impact », pour reprendre l'expression de Jean-Baptiste de Foucauld auxquelles on peut résister. 


Le quatrième pilier repose sur la construction d’alliances vigilantes avec les entreprises qui s'engagent sur des démarches de valeur partagée (shared value) et de mesure d'impact élargi à l'écosystème. L’analyse de la chaîne de valeur portée par l'étude pilotée par l’Avise, la Fonda et le Labo de l’ESS trouve ici toute son utilité. Le contexte change. Un certain nombre d'entreprises évoluent.

Le rapport Notat sur la thématique  « Entreprise, objet d'intérêt collectif » traduit et encourage des évolutions consistant à mieux considérer les impacts sociaux et environnementaux des entreprises et ouvre la possibilité  « d'entreprises à missions » non exclusivement tournées vers le profit. Ces préconisations prolongent le cadre plus large de la RSE et d'outils de mesure d'impact que nous devons regarder avec intérêt.

Par exemple les analyses de matérialité, visent à prioriser les enjeux futurs majeurs de l'entreprise, via un dialogue avec les parties prenantes internes et externes. Elles permettent de déterminer l'importance que les parties prenantes externes accordent à chaque enjeu. De même les indicateurs d'interdépendance des entreprises à leur territoire d'implantation (IIET) construits sur quatre axes, participent à une approche d'impact élargi : stratégie d'innovation et de marché, ancrage social et économique, co-production de ressources communes, dialogue territorial.

Ces alliances, à l'instar de ce que font les PTCE, peuvent susciter de nouvelles formes de création de valeur mises en avant par l'étude ESS et création de valeur : revalorisation de ressources humaines dormantes, ressources matérielles inutilisées ; dynamisation du maintien territorial de la valeur ; coopération pour contenir les risques de destruction de valeur économique ou répondre aux besoins sociaux non satisfaits; anticipation des effets négatifs des transformations de chaîne de valeur; meilleure négociation sur le partage de la valeur entre parties prenantes d'un projet.
 

Le cinquième pilier consiste à co-construire des outils partagés d'impact territorial. À l’heure où s'inventent une nouvelle économie de proximité et une économie plus durable, les dynamiques territoriales sont fragmentées, leur mesure d'impact également, leur efficacité de ce fait limitée. PTCE, tiers-lieux, territoires Zéro chômeur de longue durée, territoires à énergie positive, projets alimentaires territoriaux, pôles de compétitivité, clusters... : la mesure des dynamiques de transformation du territoire est segmentée. L'approche globale fait défaut. Il s'agit de décloisonner ces dynamiques, de chercher des outils de mesure transversale.

Le guide d'amélioration des bonnes pratiques de l'ESS, faisant suite au bilan sociétal du CJDES, reste un outil intéressant, insuffisamment mis en œuvre. Il s'agirait aussi de mieux mesurer la responsabilité territoriale des entreprises (RTE) et des organisations (RTO) et d'en rendre compte à un citoyen devenant lui-même acteur de cette responsabilité.

 

Ces cinq piliers de ce nouveau modèle de la mesure d'impact seraient incomplets s'ils ne s'accompagnaient de l'affirmation que les politiques publiques nationales devront s'inspirer de ces nouvelles approches de la valeur et de la mesure d'impact. On en est loin. Les contrats aidés ont été supprimés « à l'aveugle ». Nos politiques restent descendantes, leurs impacts sont mesurés en valeur monétaire, les rapports d'impacts annexés aux Lois demeurent largement théoriques.

Faudra-t-il aller plus avant dans les catastrophes annoncées pour que change notre conception de la valeur et nos principes de mesure d'impact ? 
 

  • 1« Le paysage associatif français – Mesures et évolutions », 3ème édition, Viviane TCHERNONOG et Lionel PROUTEAU, à paraître en mai 2019 aux éditions Dalloz Juris Associations. Premiers résultats disponibles dans la synthèse éditée par l’ADDES « Les associations : état des lieux et évolutions. Vers quel secteur associatif demain ? » en octobre 2018.
  • 2 Lionel Prouteau, Le bénévolat en France en 2017, état des lieux et tendances, synthèse de l'exploitation de l'enquête Centre de recherche sur les associations – CSA, disponible sur le site de la Fonda : https://fonda.asso.fr/ressources/le-benevolat-en-france-etat-des-lieux-et-tendances
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