Numérique et médias

Société civile mondiale et société de la connaissance : quelles appropriations des TIC ?

Tribune Fonda N°203 - Association et TIC - Juin 2010
Valérie Peugeot
Valérie Peugeot
Et Gustave Massiah
Synthèse des échanges portant sur l'interpénétration de la société civile mondiale et de la société de la connaissance : quelles appropriations des Tic et en quoi cela change la façon d'analyser les rapport sociaux au sein de nos sociétés.

Pierre Vanlerenberghe présente Valérie Peugeot et Gus Massiah et indique que leurs deux interventions vont poursuivre l’exploration du thème de la société de la connaissance. La circulation de la connaissance (science, croyance, littérature) a toujours existé dans le monde. Aujourd’hui, nous savons que la technologie introduit de la vitesse, de la dimension, est-ce qu’il y a rupture ou non ? Qu’est-ce qui se passe ? A quelles conduites nous mènent les TIC ? Que peuvent en faire les associations ?

Valérie Peugeot : Je suis présidente d’une association, VECAM, qui existe depuis 1995 et qui travaille sur les enjeux cognitifs et sociaux des TIC et plus généralement de la société de la connaissance. Professionnellement, je travaille pour SOFRECOM, une filiale de la société France Télécom-Orange en réalisant une veille prospective sur les nouveaux métiers d’opérateurs et sur les nouveaux usages du web.

Gustave Massiah : Je suis au départ ingénieur-économiste et je me suis retrouvé dans une école d’architecture. Je suis président d’un collectif de 56 associations de solidarité internationale (Secours populaire, Secours catholique, CCFD, la Cimade, La Ligue des droits de l’Homme, Greenpeace, etc.), qui s’appelle le CRID, le Centre de Recherche sur l’Information pour le Développement. Je suis vice-Président d’ATTAC où Valérie a été la première déléguée générale. Je m’intéresse depuis longtemps à l’informatique mais surtout dans les rapports qu’elle engage avec la société civile mondiale.

Valérie Peugeot : Il faut repartir de trois caractéristiques structurantes de l’évolution de nos sociétés vers la société de l’information ou vers la société de la connaissance, terme que je préfère parce qu’il paraît mieux refléter la profondeur des mutations qui sont à l’œuvre. Trois balises donc pour comprendre ensuite ce qui se passe dans le monde associatif.

  1. Le passage à un mode réticulaire
    La réticularité intrinsèque d’internet en tant que structure n’est pas neutre. Tous ces changements techniques, il faut les penser de manière systémique c'est-à-dire dans leur interaction avec la société. Cette réticularité modifie en profondeur toutes nos organisations. Bien entendu, les entreprises, les organisations politiques, les institutions et cela va avoir aussi des effets sur les associations. Cela va conditionner en partie la manière dont les associations vont être en capacité de s’approprier ces technologies.
  2. L’hyperconnexion
    On est en train de passer en ce moment un seuil capital. Ce que l’on appelle l’ATAWAD (any time, anywhere, any device), c’est-à-dire le fait d’être connecté partout et à tout moment au réseau est en train de devenir une réalité mondiale puisque l’on a passé le cap de l’accès aux contenus sur mobiles y compris dans les pays les plus pauvres. L’écart est encore très important entre pays riches et pays pauvres mais la bascule est en train de se faire. C’est une rupture importante qui jouera sur les modes de militance et d’engagement.
  3. Le passage de média diffusés à des média distribués
    Jusque là on était dans une logique un émetteur-une multiplicité de récepteurs (presse écrite, radio, TV). Aujourd’hui, appuyé sur ces réseaux, potentiellement toute personne devient un émetteur d’information. Cela ne veut pas dire que tout le monde l’est. C’est un processus d’apprentissage cognitif, culturel, etc… pour être capable de passer d’une position passive à une position active. On en est encore très loin mais le simple fait que cette potentialité existe n’est pas neutre.

Qu’est-ce que cela veut dire pour le monde associatif ? Je vais parler du mode d’organisation. Le mode d’organisation traditionnel existe toujours. On a des grandes ONG, des grandes fédérations etc. Elles ne sont pas prêtes à disparaître mais, à côté de ces structures classiques qui fonctionnent sur le mode délégatif et représentatif, on voit apparaître une multitude de mouvements qui ne portent pas forcément le nom d’associations et qui sont plus ou moins formels. Ils se font et se défont au gré des besoins et des objets d’engagement, des objets de militance. Ils vont donc avoir des durées de vie beaucoup plus courtes et seront aussi beaucoup plus difficiles à cerner. Pour nous qui sommes habitués à un monde associatif relativement balisé, on voit apparaître des collectifs qui sont sur un format très réticulaire, très horizontal et qui apparaissent ou disparaissent au gré des problématiques sociales, sociétales, politiques, etc. C’est une première conséquence : de nouvelles formes associatives.

Dans les structures existantes, il y a aussi des transformations qui s’opèrent du fait de l’existence des outils en réseau dont je parlais précédemment. Ces outils induisent une forme d’horizontalité naturelle et transforment le rapport au savoir et à l’expertise. Ce sont des transformations qui ne sont pas forcément simples à vivre dans les associations. Comme toute structure où des formes de pouvoirs existent, cela veut dire une remise en cause des formes de pouvoir traditionnel sur le mode délégatif. Le fait que les militants, les adhérents puissent plus facilement exprimer une forme de parole, une forme d’expertise va bousculer un certain nombre de responsables qui étaient habitués à un mode délégatif traditionnel. Ce n’est pas spécifique aux associations mais nous n’échappons pas à cette difficulté là dans l’univers associatif.

Par ailleurs, les sources de légitimité dans l’association, changent. De plus en plus, les gens sont en capacité de s’exprimer sur le web, de construire une parole à titre individuel en tant que blogueur ou à titre collectif dans une association. Ils vont prendre de plus en plus de place. Cependant, tout le monde n’est pas encore en capacité d’écrire sur le web. On va voir apparaître dans l’association de nouvelles figures qui font que celui qui a ces capacités de prendre la parole dans ce nouvel espace public qu’est le web va prendre une place plus grande dans l’association. Ce qui peut être gênant vis-à-vis d’autres personnes qui n’ont pas cette capacité. Il faut savoir aussi que cette expression publique en ligne, ce n’est pas seulement savoir écrire sur le web c’est aussi accepter de se dévoiler. Concernant le web, Serge Tisseron parle « d’extimité ». En effet, le web trouble la frontière entre l’intime et le public. Il amène à se dévoiler beaucoup plus que dans un média traditionnel de type presse etc. Là aussi, tout le monde n’est pas en capacité de se dévoiler dans l’espace public.

D’une manière plus générale, l’irruption de tous ces outils dans le mode de fonctionnement des associations va changer leur mode de décision. On glisse progressivement, comme l’explique Christophe Henkel, vers un modèle beaucoup plus consensuel et moins délégatif où la prise de décision ne peut plus se passer de l’adhésion d’une majorité de membres de l’association. Ce sont les changements à l’œuvre. Evidemment, c’est plus ou moins vrai selon le degré de pénétration des outils dans les associations. Je n’en fais pas une généralité.

 

L’impact sur la vie des associations

Tout cela se traduit par des changements très concrets dans les modes de travail et de militance. D’abord, on s’aperçoit que les campagnes d’opinion aboutissent à une déterritorialisation des mouvements. C’est ce qu’on a vécu depuis Seattle. Cette internationalisation est fondamentale. Là aussi, tout le monde n’est pas prêt pour l’interculturalité que génère ce processus. Je pense qu’en France, on est encore moins prêt qu’ailleurs. Beaucoup de mouvements, beaucoup d’associations ont du mal à se frotter aux cultures associatives des autres pays et à en tirer des fruits. Là aussi, il y a un apprentissage à faire.

Il n’y a pas que le travail de militance. On peut aussi se référer à la manière dont les associations vont mobiliser les technologies de l’information sur des objets moins politiques et sur un travail plus social. A l’international, se développent des expériences de i-jumelages avec un travail de partenariat construit entre des associations et des ONG, en Amérique latine, en Afrique et en Europe pour monter des mini-coopérations. C’est une rupture par rapport à l’approche traditionnelle de la coopération Nord-Sud. Au lieu que ce soit le Nord qui arrive avec son argent et son savoir faire, ce sont des associations de terrain qui ont construit des échanges à double sens. Donc, cela va être une association de femmes dans une favela à Rio qui travaille avec un centre social à Amiens à la co-écriture sur le web sur les recettes de cuisine avec un croisement culturel de ces deux groupes de femmes qui pratiquent un travail « d’enpowerment », c’est-à-dire de regain de pouvoir sur sa vie. C’est aussi une petite radio locale au fin fond de la Cordillières des Andes qui avait envie de devenir une radio en ligne pour pouvoir émettre au-delà de sa vallée et qui a monté un partenariat avec une radio locale nantaise pour travailler ensemble ce passage à la radio en ligne. Dans ce cas, les technologies de l’information jouent un double rôle : comme objet et comme vecteur de ces coopérations horizontales.

Maintenant, on voit apparaître toute une série de nouveaux usages associatifs qui sont hypercréatifs. Par exemple, pour la loi HADOPI dont vous avez suivi toutes les pérégrinations, il est intéressant de voir ce qui s’est passé dans les mouvements militants. Certes, c’est un univers très particulier puisque la plupart de ces militants là sont des technophiles et qu’ils avaient évidemment envie de mobiliser au mieux de leur potentiel les outils disponibles. Mais en même temps, ils sont une préfiguration de ce qui pourrait se passer dans d’autres univers militants.

On a eu à la fois un travail de contrexpertise citoyenne hyperdocumenté à travers la « quadrature du Net » qui a fait tout un travail de décorticage à la fois du projet de loi HADOPI et du paquet Télécom qui était en même temps discuté au Parlement européen en parallèle. Au fur et à mesure des débats, des analyses, des points de vue ont été mis en ligne pour aider les gens à construire des argumentations documentées.

A côté de cela, on a eu un travail massif via les listes de diffusion et les mouvements pour interpeller les élus et les députés, faire circuler des lettres aux élus etc. choses qui n’auraient pas été possibles sans les réseaux.

Troisièmement, on a vu se multiplier les « flash-mobs », c'est-à-dire des mobilisations éclairs. C’est une forme de manifestations qui ne peut s’organiser que par Internet et qui réunit des gens qui en général ne se connaissent pas du tout pour une action très ponctuelle dans un lieu précis. Par exemple, on a vu apparaître les artishow (orthographe incertaine) flash mob qui se réunissaient aux Tuileries pendant le vote à l’Assemblée Nationale. Le signe de ralliement était de tenir un artichaut à la main. Pourquoi un artichaut ? Parce que c’était aussi stupide que la loi HADOPI. Ainsi, des gens, qui n’appartiennent pas aux mêmes mouvements, aux mêmes syndicats, vont tout d’un coup, ponctuellement et massivement, se retrouver et exister dans l’espace public, c’est quelque chose de très nouveau.

On a eu également un usage massif de Twitter, c’est ce que l’on appelle un outil de microbloging, qui m’a semblé au départ comme complètement inintéressant et je me suis trompée ! Cela vous permet d’envoyer depuis votre mobile ou depuis votre PC un tout petit message (une ligne et demi) ce qui vous permet de raconter votre vie en direct à qui vous le voulez. Le Twitt, le message, vous l’envoyez à votre famille, à vos amis ou à la planète entière. Cela peut être : « je mange une pizza », « Je suis à la Fonda » etc. Je n’en voyais pas l’intérêt et en fait, cet outil là a été utilisé sur des modes très militants, sous forme d’alerte notamment. Au moment de la loi HADOPI, un groupe de twitteurs s’est créé avec une adresse qui permettait de commenter en direct les débats au fur et à mesure qu’ils se déroulaient, de les discuter et de réinterpeller ainsi immédiatement les élus locaux de chacun d’entre eux. C’est une discussion en ligne qui se fait par petites phrases et par mobile aussi, ce qui n’oblige pas à rester scotché à son PC ! Autre chose amusante. Madame Albanel avait dit que ceux qui étaient contre la loi HADOPI, c’étaient trois pelés dans une cave. Cela a piqué au vif les militants anti-Hadopi. Ils ont fait un match-up c’est-à-dire qu’ils ont pris une carte google et ils ont croisé cela avec les flux de twitt ce qui donne une ligne du temps (time-line) qui montre minute après minute tous les gens en France qui s’expriment sur Twitter. C’est une manière de rendre visible l’engagement et la conversation publique même si Twitter reste encore une manière marginale de communiquer. Cela donne de la visibilité à l’engagement. Cela a constitué un bon laboratoire.

 

Le rôle des nouveaux réseaux sociaux

Autre exemple, sur les réseaux sociaux en ligne (Facebook, Myspace, etc.). Comment ces réseaux en ligne sont mobilisés sur des logiques plus militantes. Sur Facebook vous avez régulièrement des actions qui se diffusent sur un mode viral grâce à Facebook. Vous savez immédiatement qu’il y a un événement, qu’il y a une AG, une manifestation, etc. avec une capacité de mobilisation décuplée parce que cela vous permet de toucher des gens qui sont pas forcément membres de l’association, qui ne sont pas forcément lecteur du bulletin de l’association, etc. C’est intéressant quand on vise un renouvellement associatif. Cela permet de sensibiliser des publics qui sortent des cénacles habituels. C’est un outil que le monde associatif sous-utilise encore pour décloisonner les espaces militants. Je parle de Facebook mais il n’y a pas que celui-là.

Il existe aussi des outils (je pense à une plateforme qui permet de créer très rapidement un réseau social spécifique). Je ne dis pas que c’est ce qu’il faut faire parce que cela demande une vraie réflexion. En tout cas, ces outils existent. Ils sont nés soit dans le monde marchand, soit dans le monde non-marchand mais ils correspondent assez bien aux valeurs coopératives de l’association. Ces outils ont une propension à favoriser les logiques coopératives et participatives que nous n’avions pas avec les anciens outils. Charge à nous d’en prendre le meilleur et de les mobiliser.

 

Derrière tout cela des enjeux politiques considérables

Ce qui est important quand on parle d’appropriation des TIC par les associations, au-delà de ce premier volet sur : comment on les utilise par rapport aux objectifs, et en quoi il s’agit d’un enjeu spécifique, c’est aussi à la question : comment on en fait un objet politique ?, à laquelle il faut réfléchir. Il y a une difficulté du monde associatif à comprendre que le monde de la technologie et la science constituent aussi des objets politiques. Moins que jamais, il ne faut laisser cet objet politique aux techniciens et aux ingénieurs. Ceci est dit sans aucun mépris pour ces ingénieurs mais parmi eux les militants se comptent sur le bout des doigts et nous avons besoin de nous réapproprier la technique comme objet politique. C’est quelque chose qui émerge. Il y a des mouvements qui se constituent. Il est important que chacune de nos structures associatives intègre, peut-être de façon marginale, un bout de réflexion sur ces enjeux politiques.

Qui a fait de ces questions un objet politique ? Il y a bien sûr pas mal d’associations qui travaillent sur la technologie comme outil d’émancipation, ou d’enpowerment. Je pense à un gros réseau international, APC (Association for Progressive Communication), qui existe depuis 1993-94 et qui fait un formidable travail, notamment auprès des femmes, sur la mobilisation de ces outils comme levier d’émancipation et qui, en même temps, fait tout un travail de plaidoyer au niveau international (ONU, BIT, etc.) pour pousser les choix politiques pour répondre notamment à la fracture numérique.

Deuxième grand mouvement, qui est structurellement plus important, c’est le mouvement du logiciel libre. Un logiciel traditionnel (Microsoft ou autre) est un logiciel soumis aux droits d’auteur. Pour l’utiliser, vous devez accepter une licence d’usage et payer pour elle.

Quand vous utilisez un logiciel libre (Linux, Firefox, etc. par exemple), le principe tel qu’il a été défini par son inventeur Richard Stallman il y a 20 ans c’est que le code du logiciel, au lieu d’être fermé est ouvert. Cela vous donne quatre libertés : vous pouvez accéder à ce code et l’utiliser librement, vous pouvez le modifier, vous pouvez le copier et le donner à qui vous voulez et vous pouvez, à chaque fois que vous modifiez ce code, le reverser à la communauté de manière à l’enrichir. Ce qu’il faut comprendre c’est que c’est vraiment une approche de la technique qui est ultra-politique au sens où derrière il y a une vision du monde parce que dans la conception du fondateur et des militants du logiciel libre (aujourd’hui, c’est un mouvement mondial très puissant avec des milliers de personnes !) il y a une vision politique et une vision économique.

Cette dernière, au lieu d’avoir un système où les revenus sont générés par les droits de la propriété intellectuelle dans une logique de rente où l’on investit pour récupérer des marges qui n’existent nul par ailleurs (on parle de taux de rentabilité de l’ordre de 95% par exemple), c’est une propriété intellectuelle ouverte, si je puis dire, et une logique de service. Ils ont construit un modèle économique sur une logique de service à côté. Au lieu de vendre l’accès aux logiciels, ils vous laissent l’utiliser librement mais en revanche, vous allez acheter les adaptations nécessaires si vous avez des besoins spécifiques pour les adapter. C’est ce que font les grandes entreprises ou les collectivités pour développer un logiciel adapté à leurs besoins spécifiques. Il y a là une économie de service qui est alternative à l’économie de rente de la propriété intellectuelle. Pour ce qui est du projet politique qui s’emboîte avec ce projet économique, c’est l’idée que notre planète ne peut pas être complètement soumise à la propriété privée mais que nous avons besoin d’atteindre un équilibre entre une économie marchande et une approche par le bien commun. En effet, le logiciel libre est une logique de bien commun. Je puise au bien commun et grâce à cette liberté, je peux non seulement m’enrichir mais je peux aussi enrichir la collectivité puisque je vais reverser de façon itérative quelque chose auquel j’aurai rajouté une valeur.

Deux autres mouvements, celui des « creative commons », c’est un mouvement qui s’est inspiré du logiciel libre mais au lieu de traiter du code, il traite de contenu, de création intellectuelle ou artistique (écrits, musique, cinéma, etc.). C’est un mouvement qui a été créé par un juriste américain Larry Lessing qui était au départ un conservateur. C’est aujourd’hui une création juridique portée par des militants. Dans le cadre du droit d’auteur (du copyright aux Etats-Unis), le créateur restreint volontairement ses droits pour faciliter la circulation de ses œuvres. Par exemple, je décide d’autoriser l’usage libre de mon œuvre sous certaines conditions : (par exemple, il faut mentionner mon nom, il ne faut pas la modifier, ou encore seulement pour des usages non marchands (collectif d’artistes, un enseignant pour ses cours). On retrouve là un projet politique qui dit : « Ne limitons pas la circulation des œuvres, mais cela n’interdit pas la rémunération du travail réalisé ». C’est un creuset pour la créativité et pour l’enrichissement culturel.

 

La société du traçage permanent de tous

Dernier mouvement, autour d’une question radicale, la question des libertés publiques dans la société de la connaissance. J’ai le vertige tous les matins. En dehors de quelques milieux bien informés, on n’a pas conscience de la société que nous sommes en train de construire. Non seulement demain, tous les humains seront hyperconnectés mais ils sont tous traçables parce que tous les appareils sont équipés de GPS ou à défaut par un système de triangulation qui permet de savoir où vous êtes en permanence. Tout ce que vous faites sur le web est parfaitement identifié mais avec ce que l’on appelle « l’internet des objets », nos objets du quotidien vont être équipés de carte d’identité, de capteurs, etc. de micro-objets communicants. Vous allez avoir dans votre environnement un millier d’objets qui vont émerger dans notre quotidien qui sont autant de traces qui vont se retrouver plus ou moins contrôlés mais par qui ? Comment ? Cela reste inconnu.

Cependant, de fait, nous construisons un monde de traces et nous le construisons en partie volontairement. Quand vous vous racontez dans Facebook, à côté, Edwige, c’est de la gnognote ! Tant qu’on est dans un cadre hyperdémocratique, « Super ! Allons-y ! ». Le problème c’est jusqu’à quand le cadre démocratique et l’outil juridique (directives européennes) qui réglementent notre vie privée resteront-ils adaptés ? Ces règles vieillissent à une vitesse grand V. Les adapterons-nous suffisamment rapidement ? Jusqu’à quand sommes-nous prêts à y rentrer pour une simplification de la vie (la maison intelligente qui sait qu’il y a personne et qui automatiquement éteint la lumière et régule le chauffage pour faire des économies d’énergie). Ce faisant on laisse rentrer plus ou moins consciemment dans notre quotidien tous ces objets générateurs de traces. C’est une vraie question politique et déjà aux Etats-Unis, Electronic Frontier Foundation fait un travail formidable. En 2005, ils ont révélé qu’ITT avait donné des millions de logs (traces de communications téléphoniques) au gouvernement américain au nom de la lutte contre le terrorisme. C’est quand même inoui dans un pays démocratique ! C’est une industrialisation de la surveillance. On n’a pas d’équivalent en France mais de temps à autre, il y a des mouvements spontanés. Quand Facebook a dépassé les normes en février 2009, en déclarant que tous les contenus mis sur Facebook devenaient sa propriété, on a vu un mouvement des utilisateurs de Facebook monter en puissance et pour la seconde fois en moins de deux ans Facebook a du faire machine arrière. Cela reste des mouvements marginaux qui n’ont pas une vision agrégée de l’ensemble de cette problématique. C’est un nouveau chantier de réflexion et de militance.

Gustave Massiah : C’est évidemment passionnant et Valérie a bien montré le caractère foisonnant de ces nouvelles technologies. En partant d’une réflexion sur la société civile mondiale et sur la production de la connaissance, je vais énumérer quelques pistes de réflexion et quelques hypothèses. Quatre d’entre elles seront exposées ici sommairement.

1°) La dialectique entre les innovations technologiques et les innovations sociales

Les nouvelles technologies, notamment les TIC, ne déterminent pas les innovations sociales. Aucune innovation technologique ne détermine complètement les innovations sociales. Elles ne les font pas sortir du néant. En fait, elles s’inscrivent dans les rapports sociaux existants, dans un premier temps, elles les confortent et puis dans un deuxième temps, elles jouent sur les contradictions qui existent et elles ouvrent sur de nouveaux possibles en permettant d’explorer des voies souvent inattendues. Le plus intéressant est de regarder quels sont les nouveaux possibles et quelles sont les contradictions existant dans les sociétés et qui peuvent prendre un tournant ou un autre en fonction de ce que permettent les nouvelles technologies ? Les technologies, en elles-mêmes, ne sont pas porteuses de nouvelles organisations sociales. Telle est mon hypothèse.

Les TIC, des chances et des risques

Ainsi, les nouvelles technologies ouvrent des espaces de liberté mais elles confortent aussi des possibilités sécuritaires ou de répression. Un exemple, la semaine dernière, je présidais une séance de parrainnage de « sans papiers » à Valence avec une quarantaine d’élus qui avaient accepté de parrainer des « sans papiers ». A un moment donné, quelqu’un a dit qu’il demandait aux parrains de ne pas appeler avec leur téléphone portable leur filleul parce que cela avait déjà conduit à deux expulsions. Il faut donc partir des possibles pour le meilleur ou le pire pour essayer de voir quels sont les avenirs possibles et comment les nouvelles technologies jouent par rapport à cela.

Est-ce que nous vivons une révolution scientifique et technique aujourd’hui ? Les nouvelles technologies de l’information et de la communication sont-elles reliées à cela ? Elles ne sont pas la révolution scientifique et technique. Cependant, elles y participent par de nombreux aspects mais cette révolution se développe dans plusieurs secteurs en même temps (génétique, mathématique, etc.). Donc elle concerne la pensée scientifique qui pose aujourd’hui deux questions fondamentales : celle de l’espace et celle du temps. Penser l’espace entre le local ou l’infiniment petit et le cosmos cela veut dire qu’il y a un élargissement brutal de la manière de penser. Pour le temps, entre le nano d’un côté et puis la longue durée, il y a une autre manière de penser comme pour l’espace. C’est dans cette perspective qu’il faut analyser la transformation sociale.

2°) La société civile mondiale et les nouvelles technologies

Les nouvelles possibilités existent dans la société et elles sont permises par les TIC mais ne sont pas inventées par elles. La question implicite importante derrière cette idée est effectivement celle de l’existence ou non d’une démocratie mondiale. La société civile mondiale ce n’est pas quelque chose qui existe en soi mais qui existe par rapport à des projets ouvrant vers une possibilité de démocratie mondiale dans laquelle jouent plusieurs éléments et notamment l’autonomie de cette société civile mondiale par rapport aux formes de pouvoir et de politiques tels qu’ils existent actuellement. Effectivement, dans le mouvement de solidarité internationale cela fait très longtemps qu’à travers le partenariat nous sommes arrivés à la conclusion que le partenariat était l’outil pour renforcer les sociétés civiles dans les différents pays et puis dans un deuxième temps nous avons vu que le renforcement des sociétés civiles ne permettait pas de dépasser la question des inégalités. Il y a un proverbe africain qui dit que « la main qui donne est toujourts au-dessus de la main qui reçoit ». Aider une société civile à se constituer, c’est quand même maintenir des rapports d’inégalité entre ces sociétés.

Les forums sociaux mondiaux

La manière de tendre à plus d’égalité a été l’idée que le partenariat pouvait permettre de construire un projet ensemble et cela a été l’espace inventé du processus des forums sociaux mondiaux. Dans ceux-ci, les différentes sociétés civiles (puisque les partis politiques (comme les Etats) y sont mais ne peuvent diriger) ; les sociétés civiles organisées à travers les mouvements associatifs et l’opinion publique se retrouvent présents dans ces forums avec l’idée de construire un « nouveau monde ». Cela entraîne un dépassement des représentations y compris de la représentation Nord-Sud. L’idée d’horizontalité est substituée à celle de verticalité. La reconnaissance de la diversité ; dans la charte, il est dit : « personne n’a le droit de parler au nom de tout le monde ». Cela interdit de faire des déclarations…

Valérie Peugeot : et pourtant la tentation est récurrente.

Gustave Massiah : Effectivement, à chaque Forum, il y a des gens qui disent « c’est idiot, il y a des priorités ». La réponse est « non » on ne peut pas car ce serait empêcher la diversité et réintroduire des formes des pouvoirs actuels. Cela est permis en grande partie par les nouvelles technologies parce que c’est ce qui permet de préparer les forums, de faire circuler l’information, de donner un accès à l’information qui n’est pas du type du centralisme-démocratique c'est-à-dire contrôlé par le haut. On peut faire des déclarations mais ce n’est pas le Forum qui les fait et ce n’est donc pas au nom de tout le monde. Il est légitime de parler en son nom ou au nom de plusieurs regroupés mais pas au nom de tous.

L’autre idée, que beaucoup reconnaîtront là, c’est l’idée des activités autogérées. Par exemple, comment on va organiser le forum ? Il y a des gens qui disent on prend les idées principales, les problèmes principaux du monde aujourd’hui et puis on demande aux gens de s’inscrire là-dedans. Non, ce n’est comme cela que l’on fait. On demande aux 5 000 associations qui participent au forum de dire de quoi elles veulent discuter. On a 20 000 propositions. Sans connectique on ne peut pas le faire évidemment et après on rentre dans un processus que seuls les brésiliens pouvaient inventer qui s’appelle l’agglutination. Effectivement, on essaie de se regrouper. On n’oblige pas les gens à se regrouper. Certains peuvent rester tout seul dans leur coin s’ils le veulent. Mais pour des raiosns pratiques, on pousse les gens à se rapprocher par toute une série de formules. Là aussi, c’est rendu possible par la carte visualisant l’organisation qui est en temps réel grâce aux nouvelles technologies. Elles rendent visibles et possibles un type d’organisation qui a été volontairement issu de la critique des formes d’organisations verticales, autoritaires, hiérarchiques, etc. Ce qui se construit c’est une nouvelle culture politique qui intègre très directement les possibilités données par les TIC mais qui ne part pas d’elles qui en seraient porteuses.

Bien sûr, après il y a eu des critiques des forums, par exemple en faisant le bilan carbone de ceux-ci. D’où l’idée de forums que nous aurions appelés décentralisés et que les brésiliens ont appelé « expandido », de forums étendus et de construction de forums partout et de les relier grâce au TIC.

Le passage de l’association au mouvement

Quand on a construit ce mouvement des forums mondiaux, il s’est réalisé en plusieurs endroits à la fois et il y a un endroit qui n’est pas très connu mais intéressant, c’est en 1983 à Hiroshima où des mouvements asiatiques se sont réunis pour penser à ce que l’on pouvait faire. Ils ont dit : « On va créer une alliance globale des peuples ». Globale au sens de mondiale. Ensuite, ils se sont demandés par quoi passer pour faire cela. Ils ont eu une idée intéressante : par les mouvements. Il y a là une innovation majeure, le passage de l’association au mouvement. Un mouvement social, un mouvement citoyen, ce n’est pas une association et ce n’est pas une somme d’associations. C’est un mouvement qui est en même temps un courant d’opinion, un courant d’idées et des formes d’organisation diverses et qui a une dynamique et qui rentre dans un processus. C’est cette idée de mouvement qui a généré le processus des forums mondiaux que l’on a appelé le « mouvement des mouvements » et qui se définit par la convergence des mouvements, le mouvement syndical, de salariés, de paysans, mouvements de consommateurs, d’écologistes, mouvements des droits humains, mouvements féministes, ou des femmes, mouvements des jeunes, etc. Chacun de ces mouvements a été porteur d’un certain nombre de préoccupations et de propositions et aussi a été porteur d’une nouvelle conception de l’espace politique conduisant à la construction d’un espace politique des mouvements et, j’insiste là-dessus, ce sont les mouvements qui sont porteurs de nouvelles formes de production de connaissances. C’est dans ces mouvements qu’existent des possibilités de renouvellement des formes de production des connaissances.

Il y a aussi une production d’organisation sociale. En effet, c’est à l’occasion de ces forums que ces mouvements se sont en quelque sorte mondialisés et non internationalisés : à travers Via campésina pour les paysans, la confédération syndicale internationale pour les salariés, la marche mondiale des femmes. Chacun de ces mouvements s’est construit dans un autre espace qui est l’espace global et dans un rapport qui est évidemment différent et nouveau avec le local.

3°) Des rapports aux médias complexes

A partir du moment où la société civile mondiale s’inscrit dans l’interrogation sur la démocratie mondiale, se pose la question du rapport à l’opinion et c’est là que se joue la question des rapports aux médias. D’une certaine manière dans ces mouvements, on tente de dépasser l’idée du média propagande. Le rapport à la communication n’est pas le rapport à la propagande ; consistant à dire que l’on a d’excellentes idées. Si les masses avaient accès à ces idées tout serait changé. Si elles ne l’ont pas, c’est parce que les média nous empêchent de pouvoir les transmettre. Cette conception du rapport aux média n’est pas complètement fausse mais quand ces idées ont pu accéder au grand public cela n’a pas changé fondamentalement les choses. On a vu se développer aux Etats-Unis ce point de vue pour la première fois à propos de la lutte contre la guerre au Vietnam. Pour comprendre ce qui se passe dans l’opinion publique la base d’enquête utilisée ce sont les médias et quand nous voulons faire savoir quelque chose, il faut que nous existions assez fort pour que les médias en parlent et si nous sommes assez forts les médias en parleront. Bien sûr, ils en parleront à leur manière mais comme les gens ont appris à décoder, ils comprendront. Il y a une nouvelle culture par rapport aux médias qui est en train de se construire. On trouve trois grands secteurs de média aujourd’hui :

  • le secteur des grands médias multinationaux privés pour simplifier qui est largement monopolistique et qui est contrôlé par le secteur des armes et de l’eau ;
  • le secteur public des médias ;
  • le secteur de la société civile qui est essentiellement internet mais aussi les radios locales qui jouent un rôle très important comme vecteur principal en Amérique latine mais même en Europe et également les médias alternatifs.

Le problème c’est que ce qui est dominant c’est le premier secteur et les deux autres se réorganisent en fonction de ce premier secteur. Google, Facebook, démarrent dans le cadre du secteur associatif et, petit à petit, ils rejoignent le modèle économique dominant.

4°) Les structures sociales liées aux TIC

Une première idée c’est que le développement des prétentions au rationalisme délirant, portées notamment par la mise en avant des nouvelles technologies, la théorisation de celles-ci, ont des conséquences en termes de développement des intégrismes et des fondamentalismes comme réponse de ceux qui sont exclus de ces nouvelles formes de rationalité. Le deuxième élément c’est l’apparition dans la couche dominante mondiale (institutions internationales, grands états, multinationales, etc.) d’un élément nouveau qui touche une partie de ceux qui se sont emparés de cet espace des TIC. Ils reposent la question très importante de l’alliance entre le modernisme et le progressisme. C’est une couche très mince mais qui se voit et qui est très importante. Elle a son langage, ses codes mais qui n’est pas complètement déterminée par la couche ancienne. Une contradiction peut exister. Elle se retrouve à un niveau beaucoup plus large avec un phénomène très important : la catégorie des chômeurs diplômés. Il y a eu un très fort développement de la démographie scolaire à l’échelle de la planète. Dans beaucoup de pays (Maroc, Congo, etc.) et maintenant aussi en France, il y a des chômeurs diplômés. Une des formes de l’insertion de ces chômeurs c’est Internet et la culture du Net à laquelle ils se raccrochent. C’est un phénomène historique intéressant. Vous savez dans l’empire chinois à un moment donné, il y avait des concours pour les mandarins et beaucoup étaient virés et repartaient dans les campagnes et cela a donné un des vecteurs principaux de renouvellement et de contradiction dans la société. La question des chômeurs diplômés devient une des questions essentielles. Des formes nouvelles apparaissent notamment dans les pays du Sud comme les cybercafés autour de petits commerçants. Ce sont des lieux très intéressants.

Enfin, quelques mots sur la société de la connaissance. Les mouvements sont porteurs d’une appropriation de la connaissance et de son renouvellement. Le mouvement paysan par rapport aux OGM, par rapport aux semences, par rapport à l’agriculture, il se saisit du débat. Il y a une renaissance par les mouvements, d’intellectuels qui ne sont pas simplement des intellectuels universitaires. Ainsi, il y a une perte du monopole de l’Université qui explique certaines de ses crispations. Cela pose la question de l’expertise citoyenne et, à partir de là, de la science citoyenne. La question est donc comment construire une articulation, un dialogue politique entre les mouvements sociaux et les scientfiques. C’est ce qui nous a amenés à créer le forum « Science et démocratie » dans le cadre des forums sociaux mondiaux et dont la première session passionnante a eu lieu à Belem. Il fonctionne dans son organisation interne à travers un système Wiki c'est-à-dire qui fonctionne en temps réel et tout le monde peut participer à ses réunions sur plusieurs continents en temps réel. Cela pose la question des limites d’internet aujourd’hui c’est la question de la pensée critique. Effectivement, cette fantastique capacité d’accès aux connaissances etc. ne se traduit pas forcément par de la production de nouvelles connaissances parce que la démarche scientifique, définie comme la liberté d’inventer et la nécessité de vérifier est tronquée. En effet, Internet permet d’inventer et de communiquer mais il ne permet pas de vérifier.

Valérie Peugeot : Ou plutôt les gens ne savent pas s’en servir pour vérifier…

Gustave Massiah : Justement, les gens ne savent pas s’en servir mais c’est normal. Même pour son mail, il y a dix façons de l’utiliser mais ceux qui les envoient pensent que tout le monde a la même façon de lire leurs mails. Actuellement, internet permet beaucoup plus la propagation de rumeurs, des formes de parano etc. que des formes de vérifications qui ne sont pas inscrites dans la logique d’internet (même si les scientifiques peuvent le faire à côté). Ce que donne la logique d’internet aujourd’hui c’est une forme « d’ivresse de la toile » qui ne correspond pas du tout au développement de la pensée critique.

Pierre Vanlerenberghe : Merci. Nous allons tout de suite démarrer le débat.

Question d’un participant : Je voulais dire que ces deux exposés sont remarquables et peuvent contribuer à faire avancer la réflexion associative. Je voudrais rappeler que Rocard s’était battu au Parlement européen à propos de la libéralisation des logiciels. Il avait pu retourner la majorité du Parlement mais au niveau de la Commission cela n’avait pas suivi.

Valérie Peugeot : Si, si il a gagné la bataille du brevet. Il n’y a pas de brevets du logiciel. C’est énorme. C‘est vraiment lui qui a gagné cette bataille.

Question d’un participant : Je suis utilisateur des nouvelles technologies depuis une quinzaine d’années. Je ne suis pas suffisamment expert en matière technologique pour vous en apprendre mais c’est votre dernier point qui m’a particulièrement intéressé. Au collège des Bernardins, lors d’une conférence récente, une phrase de Durkheim a été citée : « La religion crée du social ». Au départ, il y a des rituels, une foi puis viennent des émules. Je me demande si ce n’est pas le social qui crée la religion. Que pensez-vous de cette formule ? Votre monde technologique me fait aussi penser au numéro d’identification, à l’identifiant unique des comptes bancaires, de sécurité sociale, de déclaration des impôts si vous le perdez ou s’il y a une contrefaçon vous êtes fichu pour la vie. En Allemagne, la semaine dernière, ils ont voulu introduire et légaliser ce numéro d’identifiant unique. Alors, ne faudrait-il pas arrêter ces innovations qui sont incontrôlées et incontrôlables ?

Roger Sue : Non seulement, je ne crois pas que la technologie structure le social mais je crois exactement l’inverse. Le mouvement de transformation du lien social est celui qui a ouvert la voie, si ce n’est à la création, tout au moins au développement et à la diffusion des technologies horizontales. C’est précisément parce que les rapports entre les individus avaient changé que l’internet, que l’on connaissait depuis longtemps, a pris cet essor rapide. Je trouve que là, il y a une méditation anthropologico-technique à avoir parce qu’elle signifie bien qu’il y a une force sociale au sens le plus général, c’est à dire au sens du liant social en tant que telle qui est en voie d’émergence et qui cherche, malgré les contradictions soulignées par Gus, à trouver une meilleure plénitude et une diffusion plus grande dans le monde entier.

Une fois que l’on a exprimé cette vision plutôt optimiste des choses, on voit bien que cela bouleverse l’ensemble des sphères économiques et sociales. Par exemple, cela bouleverse le rapport à la connaissance. Il faut quand même rappeler que la modernité, s’est faite sur le modèle scientifico-technique. C’est un paradigme qui est en train d’être complètement transformé. Cela transforme aussi complètement le rapport au travail. Ma question est la suivante : par rapport à cette transformation d’origine anthropologique et qui se répand entre toutes les sphères comment est-ce que vous voyez la possibilité de trouver des modes de structuration qui soient des modes d’organisation, qui soient tout simplement des modes politiques. Je ne veux pas prononcer le mot « institution » mais à la limite pourquoi pas si elles étaient capables de retraiter ce type de transformation à la fois en termes de politiques, en termes d’organisation, en termes de structures et pourquoi pas le dire en termes de pouvoir ? On en est très loin parce qu’il y a une déconnexion totale entre ce mouvement et les formes politiques qui pourraient être imaginées. Quand on prend les partis politiques aujourd’hui qu’on les prenne très à gauche ou que l’on se rapproche du centre, il n’y a pas plus d’éclaircie sur une réflexion globale de ce type là.

Question d’un participant : On est passé de la majorité au consensus disait-on tout à l’heure au milieu de ces réseaux. Le consensus ne serait-il pas l’absence d’opposition active aussi bien dans les groupes altermondialistes que dans ma propre expérience à Animafac. Ces réseaux internet marchent quand s’agglutinent des intentions convergentes et quand il n’y a pas une opposition qui s’exprime de manière suffisamment forte pour bloquer le mouvement. Puisqu’il n’y a pas d’univers illimité, le problème n’est pas qu’il y ait un consensus de tous mais qu’il y ait une fédération d’intentions qui ne connaissent pas d’obstacle au moment où elles se lancent. Deuxièmenent, sur le rapport aux médias mes propres expériences associatives en réfléchissant à comment être entendu, dans la droite ligne de se que disait Gus Massiah, les conseils qui ont été donnés sont : « si les médias ne parlent pas de vous, faites vos propres médias » et ce faisant vous aurez vos canaux d’informations ce que permet la technique mais aurez aussi mis dans un format médiatique les informations que vous voulez donner ce qui facilite leur reprise par des médias plus importants en termes d’audience.

Je termine par la même question que Roger. Le phénomène majeur c’est la hausse du niveau d’instruction, la diffusion des connaissances, l’affirmation des individus et quand on regarde les actes de colloques de sociologie des années soixante-dix (La société du désordre de Mendras), il y avait déjà beaucoup de choses qui étaient en germe mais prémonitoires à l’époque. Ces phénomènes sociaux majeurs conduisent à énormément d’incertitudes et avec la logique de réseaux justement on ne sait pas très bien qui est avec soi et qui est beaucoup plus loin, qui va faire avec et qui est indifférent pour parler de l’agglutination politique. Résultat, d’un côté, c’est extrêment vif et je suis heureux de voir mes petits neveux faire « génération précaire », « jeudi noir » et on a des idées amusantes pour les mois à venir. C’est très satisfaisant. D’un autre côté, on sait qu’à « génération précaire », y a jamais eu plus de quelques dizaines de membres dans le noyau et que s’il n’y avait pas eu autant d’adéquation avec les médias et de réseaux personnels, le poids médiatique et politique n’aurait pas été celui-là. Il y a donc une énorme difficulté à cristalliser ces mouvements même quand ils ont de l’impact et qu’ils sont fulgurants pour construire une institution politique qui marque les choses assez durablement. Evidemment, quand une institution politique traditionnelle veut manier cela de manière insincère, elle ne peut pas réussir. Aussi les forums sociaux ont bien raison de ne pas produire de déclaration collective pour tous. Chacun son rôle. En même temps, avec cette incertitude et cette fuite du temps, on a une réelle difficulté à organiser la convergence de forces politiques durables.

Valérie Peugeot : Première réaction. Oui le social doit dire : « Stop ! ». Sauf que, pour reprendre l’expression de Roger on est dans de vraies questions anthropologiques. Il y a un principe de plaisir, de simplicité etc. qui fait que les gens vont massivement vers des services qui contribuent à créer ces sociétés de surveillance que nous craignons. C’est probablement ce qu’il y a de plus compliqué. Je prends un exemple. En Allemagne, il y a un réseau social qui fait fureur en ce moment à Berlin en particulier et qui s’appelle AKI-AKA (orthographe incertaine) sur mobile qui permet aux gens de se rencontrer. Les étudiants qui débarquent sur Berlin etc ; ils s’inscrivent sur le réseau. Ils sont dans un café et ils vont voir qu’il y a quelqu’un dans le même café à qui ils vont taper sur l’épaule pour prendre un verre avec lui. Sans parler des rencontres amoureuses qui peuvent se faire aussi. Cet outil est en train de prendre de façon fantastique. Il y a déjà des millions d’utilisateurs. En même temps, c’est un outil de traçage. On sait dans quel bar vous êtes allé, avec qui vous êtes rentré en contact, à quelle heure. Voilà et les gens ne sont pas prêts à abandonner ce semage de traces parce que c’est un vrai service. Notre travail en tant que militants, c’est d’arriver à construire une pensée politique autour de cela et à la diffuser et à agir auprès des instances qui sont en position de responsabilité et qui peuvent s’imposer par rapport à un certain nombre d’acteurs économiques qui boostent ce service parce qu’il y a de l’argent derrière et qui se moquent des risques d’une société de surveillance. Cela, c’est notre rôle de militant mais ne soyons pas naïfs, on lutte contre un courant de fond pour des raisons qui sont profondément anthropologiques. C’est une bataille très lourde.

Le social structure la technologie. Avec Roger Sue, on l’a abordé tous les trois à notre manière. J’ai démarré en affirmant que c’était un système et que les influences existaient dans les deux sens. Il ne faut pas être simplificateur dans l’autre sens non plus. Je prends l’exemple du mobile qui débarque en Afrique. Est-ce que la société africaine était en train de générer des rapports sociaux qui ont débouché sur le mobile ? Non. C’est un placage d’une technologie qui vient d’occident, qui n’a rien à voir avec l’histoire des rapports sociaux africains, qui est imposée par les multinationales. Ce n’est pas du tout les sociétés africaines qui ont suscité l’émergence de ces technologies. Par contre, ce qui est passionnant et là, on retrouve l’analyse systémique, c’est de voir les usages africains qui ne sont pas les usages occidentaux, qui n’ont rien à voir avec les nôtres. Notamment, tout l’usage bancaire que nous n’avons pas ici. Et de voir comment cela rétroagit sur les rapports sociaux. On voit apparaître de nouvelles fonctions sociales autour des mobiles (à l’instar des cybercafés évoqués par Gus). Avec la Grameen Bank, on a ces femmes qui sont équipées d’un mobile et qui sont (sans que cela soit négatif dans ma bouche) des « cabines publiques ambulantes ». Les gens vont vers elles pour pouvoir acheter une demi-unité de téléphone, et pouvoir appeler, etc. et elles deviennent de nouveaux nœuds de lien social. Cela, c’est passionnant. C’est pour réintroduire un tout petit d’aller et retour dans la dialectique décrite.

Gus Massiah : Effectivement, la première question sur sécurité-insécurité et libertés publiques est bien la question centrale parce que, un des dangers de la crise, c’est justement la perte des libertés. Les trois grands dangers de la crise, c’est la pauvreté et l’inégalité, les guerres et les conflits et les menaces sur les libertés. En fait, il y a aussi une insécurité d’ensemble, sociale et écologique mais aussi une insécurité par rapport à cette nouvelle rationnalité parce qu’il y a un « effet de boîte noire » très important qui crée de l’exclusion et donc de l’insécurité. Cette insécurité touche beaucoup la question de la place de la science. Jean-Clarence Lambert dans son ouvrage sur le principe d’incertitude dit : « finalement, on pose aux scientifiques et aux chercheurs des questions que l’on posait avant aux curés et aux religieux ». A Babylone, y avait un CNRS derrière le Temple et les gens demandaient aux prêtres : « Ma vache est devenue folle. Est-ce que toutes les vaches vont devenir folles ? » Les gens derrière disaient quelque chose et puis le prêtre répondait : « Non, calmez-vous… ». On pose des questions comme cela par rapport à une insécurité majeure. C’est pour cela que j’évoquais la question des intégrismes qui est très liée à cette croyance dans la rationnalité scientifique. Dans le Forum social « Science et démocratie », comme nous l’avons fait en Amazonie, il y a eu beuacoup de scientifiques amazoniens qui sont venus poser la question des savoirs traditionnels, des formes de savoirs. C’est quelque chose qui est tout à fait important.

Presque toutes les autres questions portent sur le politique, le pouvoir, les institutions etc. Cela c’est tout à fait majeur. En fait, c’est la construction d’une nouvelle méthode de consensus. Au conseil international des forums sociaux, on travaille au consensus mais cela ne consiste pas à partir d’un consensus a priori mais au contraire, comme le dirait Patrick Viveret, de partir d’un disensus a priori et de le discuter pour arriver à un accord. Pas forcément un consensus. La méthode du consensus cela ne signifie pas que tout le monde soit d’accord. Cela conduit à ce que ceux qui ne sont pas d’accord sont d’accord pour laisser faire. Il y a des groupes actifs, pas forcément majoritaires Eh ! bien, on va les laisser faire. On ne va pas les freiner. C’est çà, la méthode du consensus. C’est une méthode très dynamique mais elle est très longue. Il n’y a pas cette idée de l’urgence qui dirait qu’il faut trancher tout de suite. Parfois, il faut bien le faire et à ce moment là on fait comme on peut. C’est la nouvelle culture politique qui est en gestation.

La question du pouvoir, du politique, de l’institution, nous avons intérêt à la déconstruire et donc à les séparer. Nous avons des solutions institutionnelles qui n’impliquent pas un changement fondamental des formes politiques. C’est là que jouent justement les mouvements, la participation, la démocratie participative, etc. qui n’impliquent pas un changement fondamental mais qui donnent d’autres propositions institutionnelles comme les budgets participatifs, sans présupposer un changement global. La question du politique ? Nous sommes en pleine transformation du politique. C’est Wallerstein qui l’exprime le mieux : « Voilà, la forme du politique c’est on crée un parti qui prend le pouvoir de l’Etat et qui va changer la société. » C’est comme cela que la bourgeoisie s’est construite. Emmanuel Terray a fait un article « Naissance et croissance du parti chrétien au troisième siècle ». C’est comme cela que l’Eglise s’est construite. C’est un vieux modèle qui a été discuté pendant quarante ans dans le mouvement ouvrier entre marxistes, anarchistes et socialistes utopistes et qui a été conclu par « Oui, on va faire cela ! ». Cette équation est en question par tous les bouts. D’abord, quand on crée un parti pour prendre l’Etat, il devient un parti-Etat avant même de prendre l’Etat. D’où la question de la classe politique, du désaveu du politique. D’autre part, l’Etat n’est pas la seule manière de changer la société. C’est là que se réintroduit la nouvelle forme de la société civile. Là, il y a une nouvelle forme et un changement du modèle politique y compris de court terme. On a une vision du politique qui est un peu match de football : « Le mouvement social drible, passe et le parti marque ! » Ce n’est pas comme cela que cela se passe dans la réalité. Il y a d’autres possibilités.

La vraie question est celle du pouvoir. Là dans le temps elle demandera plus de temps. Celui qui avait fait une très bonne analyse de cela c’était François Chatelet ! Il proposait dans son Histoire des idéologies, trois périodes (et trois tomes !) : le premier c’était les mondes divins, le deuxième c’était l’Eglise et l’Etat et le troisième c’était : science et pouvoir. On est au centre de la discussion que nous avons. Comment déconstruire le rapport entre science et pouvoir et comment arriver à définir des formes de pouvoir qui ne s’appuient pas justement sur la légitimité de la science. Un jour, nous avions fait un débat sur « Progrès et développement » et on avait invité, Gérard Klein, un auteur de science-fiction, il nous avait expliqué qu’en science-fiction, il y a un mode qui est l’uchronie. On part d’une période historique et l’on suppose qu’il y a eu une bifurcation. Par exemple, l’invincible Armada, il n’y a pas eu de tempête et elle a conquis l’Angleterre. On est à Londres au vingtième siècle. Il y a très peu de voitures parce que finalement le protestantisme ne s’est pas développé, le capitalisme a été retardé, le progrès technique a été bridé, la science aussi, etc. On est encore avec des réverbères à gaz mais pour poser la question du contrôle des scientifiques, il faut des institutions longues. L’Eglise a été capable de le faire pendant quelques temps. Qui aujourd’hui va permettre de maîtriser le rapport entre science et pouvoir. C’est une vraie question et ce n’est uniquement un vote qui peut changer cela.

Question d’un participant : merci pour vos exposés intéressants. Je ne sais pas si c’est de la science-fiction que je vais faire mais en revenant sur le petit hexagone, pour que les nouvelles technologies soient le moins mal exploitées, il me semble qu’il faudrait que ce soit la gauche qui, a priori est moins conservatrice que la droite, qui soit au pouvoir. Pour qu’elle soit au pouvoir, il faut donc que les 5% de gens qui tantôt votent Le Pen, tantôt Mitterrand ou Jacques Chirac, c'est-à-dire les masses qui travaillent dont Gus parlait, et qui malheureusement pas le temps d’aller sur internet puissent être formées. Le problème est de savoir comment l’on pourrait faire pour que ces personnes qui sont « aliénées » puissent être formées sur un temps long et qui les remplaceraient dans les lieux de production ? C’est une question qui se pose depuis 40 ans, voir André Gorz, etc. Elle est toujours évacuée lors de colloque. Est-ce que les nouvelles technologies ne créent pas paradoxalement des inégalités encore plus grandes entre les gens qui deviennent des « experts à vie » et ceux qui sont aujourd’hui dans les PME-PMI qui sont licenciés et ne se préoccupent guère des nouvelles technologies ?

Gus Massiah : je pense qu’effectivement, les nouvelles technologies créent des inégalités nouvelles qui se surimposent aux inégalités anciennes et qui les restructurent d’une certaine manière. C’est clair. Maintenant, la question posée, j’y répondrai à partir de la réflexion que nous avons dans les mouvements de solidarité internationale. C’est la question de l’articulation des horizons du temps. Nous sommes confrontés dans ces mouvements à une contradiction majeure entre urgence et développement. Nous savons qu’il y a urgence. Il y a des situations où il faut agir mais nous savons bien que l’urgence ne permet pas de toucher aux structures. Donc on ne peut pas dire aux gens : « attendez, on va d’abord régler les problèmes structurels si vous êtes en train de crever de faim » et à l’inverse dire « On ne va pas s’occuper de la transformation structurelle » est une impasse. Il y a deux questions. D’abord, qu’est-ce qu’on fait immédiatement dans des situations politiques ? C’est la question de l’urgence. Mais en fait, la vraie question du développement, c’est de construire la nouvelle culture politique qui va permettre de trouver les nouvelles formes. Ce que l’on vise ce n’est pas les 5%. Ce que l’on vise ce n’est pas la modification du système actuel permettant à certains de passer au pouvoir pour faire autre chose. Ce que l’on vise c’est une modification de fond des formes de pouvoir par l’adhésion de nouvelles couches sociales.

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