Enjeux sociétaux

« Une panne d'espérance à laquelle il est compliqué de remédier »

Tribune Fonda N°251 - Impuissance démocratique : comment retrouver le pouvoir d’agir ensemble ? - Septembre 2021
Anne Muxel
Anne Muxel
Et Bastien Engelbach
Depuis plusieurs années, un fossé s’est installé entre les Français et la politique, marqué par la défiance, voire par l’indifférence des citoyens envers les mécanismes de la représentation politique. Le sentiment d’impuissance des politiques à résoudre des problèmes croissants et persistants contribue à creuser ce fossé. Des voies de renouvellement existent cependant, à travers une recomposition des rapports entre individus et engagements, ainsi que dans la prise en compte des formes d’expression de la jeunesse.
« Une panne d'espérance à laquelle il est compliqué de remédier »
Fresque de Zabou située rue Oberkampf, Paris. © Jeanne Menjoulet

Anne Muxel répond aux questions de Bastien Engelbach de la Fonda.

Les chiffres du baromètre de la confiance politique du CEVIPOF témoignent d’une érosion croissante de la confiance des citoyens envers leurs représentants. Outre ce constat, quelles sont les grandes tendances que l’on peut dresser de l’évolution du rapport des Français à la politique ?

Le baromètre annuel du CEVIPOF rappelle en effet d’année en année le fossé qui sépare les citoyens de leurs représentants. Ce fossé est une réalité objective : les responsables politiques évoluent dans des univers souvent coupés de la réalité quotidienne de la plupart des citoyens.

Mais il est aussi un ressenti subjectif. Les Français se sentent éloignés du monde de la décision politique et mal représentés par les élus et les responsables politiques. Ce déficit de reconnaissance entame la confiance démocratique.

L’indifférence est un autre symptôme préoccupant. De plus en plus de citoyens se retirent du jeu politique, car leur espérance envers l’action des pouvoirs publics s’est affaiblie.

Défiance et indifférence ont des répercussions sur les rouages de la démocratie représentative et conduisent notamment à un net affaiblissement de la norme civique du devoir de voter. L’abstention qui progresse depuis une trentaine d’années est une réponse politique désormais bien installée. Elle ne marque pas seulement de l’indifférence ou du retrait : elle peut exprimer un message politique de protestation.

En parallèle, des demandes de démocratie directe se développent. Ces comportements peuvent ouvrir des voies d’accès à des formes de revitalisation de la démocratie. Mais en remettant en cause l’organisation de la représentation, et souvent sa légitimité, cela peut aussi ouvrir la voie à des demandes de plus d’autorité.

Peut-on affirmer que cette défiance est liée au sentiment d’impuissance face à des enjeux anxiogènes, tels que le réchauffement climatique, les menaces terroristes, les résurgences de la pandémie ?

La France n’est pas le seul pays concerné par cette crise de la politique institutionnelle où certains politistes repèrent des signes de « déconsolidation démocratique ». Elle est renforcée par les nouvelles menaces environnementales, liées à de nouveaux rapports de force géopolitiques dans le monde, au terrorisme, mais aussi à la crise sanitaire qui inquiète et qui a fragilisé les populations. Toutes ces menaces renvoient à des enjeux qui peuvent paraître difficilement maîtrisables par les pouvoirs politiques, car ne relevant pas de la seule gouvernance au niveau du territoire national.

Ce contexte doit aussi compter avec le désenchantement qui s’est installé en France au fil des alternances.

Les Français ont pu considérer que malgré les changements de gouvernement, de gauche ou de droite, bien des problèmes les touchant dans leur vie quotidienne ne sont pas réglés : le chômage, la désindustrialisation de certaines régions, le recul des services publics, les conséquences de la mondialisation économique, etc.

De nouvelles problématiques sont apparues, comme le creusement des inégalités scolaires, qui révèle une certaine faillite de notre système éducatif, ou encore le blocage ressenti par beaucoup de jeunes face aux difficultés et aux obstacles pour intégrer de façon satisfaisante le marché de l'emploi, accéder à un logement et réunir les conditions d’une vie autonome.

À cela s’ajoutent des questions liées au modèle social et culturel français : la vitalité et l’évolution de nos valeurs républicaines, les questions d’identité et d’appartenances, de cohésion nationale, ou encore d’intégration des populations immigrées.

Le défaut de règlement de ces problématiques a suscité nombre de déceptions, mais aussi une grande lassitude pouvant entraîner une baisse de la confiance dans les capacités des pouvoirs publics à résoudre des problèmes considérés comme essentiels pour la vie présente des citoyens, mais aussi pour l’avenir du pays.

Ne faisons-nous pas face à la disparition de tout récit commun et, de ce fait, à la difficulté de se retrouver autour de valeurs communes et de créer un sentiment d’unité ?

Cette question est liée à un brouillage des repères permettant aux Français de s'orienter dans un monde de plus en plus complexe. Les leaders des forces extrémistes, mobilisant des discours et des référents populistes, affirment des repères forts. D’où l’attractivité qu’ils peuvent représenter pour une partie de la population plus déboussolée, mais aussi plus en colère.

Dans le reste de la classe politique, les discours et les programmes sont plus indifférenciés, entraînant des difficultés pour les Français à identifier les valeurs et les repères de sens. Un « récit politique » donne à la fois la possibilité de se rattacher à ce qui fonde un passé commun et surtout de se projeter dans un futur. Il faut voir la mise en récit d’un projet ou d’un programme politique comme un vecteur dynamique pour mobiliser les citoyens, leur redonner confiance dans l’avenir.

On ne sait plus comment mobiliser le passé, car l’on ne veut plus ou l’on ne peut plus s’y référer, tant les mutations en cours ont changé la donne ; le présent est quant à lui figé par l’ampleur de l’incertitude qui pèse à tous les niveaux et de la défiance qui a saisi les citoyens ; quant au futur, il n’y en a aucune représentation, sauf sous l’angle d’une catastrophe écologique et d’un effondrement général qui menace.

L’impossibilité d’articuler passé, présent et futur dans ce qui serait un récit commun crée une panne d’espérance à laquelle il est compliqué de remédier.

Il faudrait une volonté politique très forte pour produire ce récit du commun, ou pour montrer le bien-fondé de ce qui fait la particularité du système français sur le plan social, économique, culturel.

Mais le fossé creusé par la défiance est tel que les Français restent très difficiles à convaincre. Ils ont besoin d’un récit, d’un d’un
projet, mais ils se méfient et n’y croient guère lorsqu’on leur en présente un. Le scepticisme est de mise.

Le renouvellement du politique ne pourrait-il pas passer par plus d’horizontalité, plus d’écoute des propositions émanant de la société civile?

De telles instances sont régulièrement mises en place, avec par exemple le grand débat national à la suite du mouvement des Gilets jaunes, ou encore la Convention citoyenne pour le climat. Il n’est pas vrai de dire que les pouvoirs publics ne font rien pour améliorer la participation des citoyens en matière de démocratie.

Le problème est que ces espaces de concertation sont d’abord investis par les personnes les plus engagées et qu’il est
beaucoup plus difficile d’aller chercher les citoyens qui sont à la base moins investis.

La société civile peut aussi se faire entendre de façon protestataire. Les réseaux sociaux sont par exemple des vecteurs très performants de mobilisation. Mais l’engagement s’est aussi individualisé. Beaucoup d’initiatives se font à l’échelle individuelle, sans passer par des corps constitués.

Il y a une désinstitutionnalisation du rapport à la politique, mais aussi une individualisation du rapport à l’engagement.

Il faut penser les engagements d’aujourd’hui à travers une nouvelle articulation entre cette individualisation et l’expression de préoccupations collectives, relevant de l’intérêt général.

Au regard des grandes tendances que l’on observe concernant les votes et les comportements politiques des jeunes, y aurait-il un scénario tendanciel de l’évolution du rapport à la politique ?

Aujourd’hui, le vecteur de politisation premier des jeunes est la question environnementale. Cela ne se traduit pas forcément en termes de suffrages et de votes pour les partis écologistes, mais cela peut se concrétiser par une participation à des marches pour le climat ou par des changements profonds d’habitude de consommation.

Dans les jeunes générations, c’est une nouvelle éthique visant à redéfinir l’organisation des sociétés en fonction de l’impératif de préservation des ressources de la planète qui se met en place et à laquelle il faut être attentif.

Les jeunes ne sont pas dépolitisés. Ils sont plus informés.

Ils ont à leur disposition des technologies performantes. Mais ils sont aussi les plus touchés par la désinformation entretenue par les thèses complotistes. C’est le modèle d’une citoyenneté plus critique qui s’impose dans les jeunes générations.

L’acte de voter n’est pas remis en cause, leur attachement au vote reste important, mais il n’est plus le premier outil de participation ou de décision démocratique. Les jeunes ont recours à une palette plus ouverte et plus diversifiée des manières de
s’exprimer et de faire entendre leurs choix sur la scène politique, y compris en ayant recours à des formes d’expression contestataires. Cette dimension critique peut déboucher sur une certaine vigilance démocratique. Mais l’on ne peut négliger l’interprétation plus pessimiste. La demande de verticalité du pouvoir et de leadership autoritaire se fait aussi entendre dans certains segments de la jeunesse.

Je préfère le versant optimiste, en considérant que la capacité de questionnement propre au temps de la jeunesse, mais aussi les signes qui révèlent une évolution de leurs pratiques, dans leur vie quotidienne — par exemple sur les relations entre les sexes, ou avec la nature — fondent de nouvelles valeurs pouvant revitaliser la démocratie.

Ils sont en quête de sens, ils peuvent trouver des voies nouvelles, indiquant notamment la nécessité de porter une plus grande attention au vivant.

Le délitement démocratique au microscope © Anna Maheu
Le délitement démocratique au microscope © Anna Maheu

 

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