Modèles socio-économiques

Hybrider pour résister : des valeurs à la création de valeur

Nils Pedersen
Nils Pedersen
Comment, pour certaines associations, survivre sans hybrider leurs modèles économiques et s'inscrire dans le marché ? 
Hybrider pour résister : des valeurs à la création de valeur

Cet article a été initialement publié dans la revue Juris Associations n°600 « La garde-robe associative », parue le 1er juin 2019.
 

L'environnement juridique et fiscal dans lequel évoluent environ 1,5 million d'associations est non seulement complexe, mais mouvant et incertain. Dans cette tectonique des plaques, comment les associations peuvent-elles survivre sans hybrider leurs modèles économiques et s'inscrire dans le marché ? 

Si « les statuts ne font pas vertu », il est essentiel de distinguer et de soutenir la contribution du modèle non-lucratif à la création de valeur sociale, économique, et environnementale.
 

Un cadre législatif français en mille-feuille


Si chacun s'accorde sur le sens qu'il donne à « l'intérêt général », il n'en existe pas de définition législative ou réglementaire, mais une simple définition fiscale. Il relève d'abord et avant tout du code général des impôts.

À « l'intérêt général », viennent s'ajouter « l'utilité publique » telle que mise en œuvre par les associations reconnues d’utilité publique (ARUP) ou les fondations reconnues d’utilité publique (FRUP), mais aussi « l'utilité sociale ». Coexistent ainsi trois appellations d'une même dynamique, qui relève de dispositions législatives et réglementaires différentes : la loi de 2014 relative à l'économie sociale et solidaire (ESS) vient se superposer à la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d'association, à celle du 23 juillet 1987 sur le développement du mécénat et complétée par la loi du 1er août 2003 relative au mécénat, aux associations et aux fondations.

Au quotidien, le financement de projets d'utilité sociale relève de fait d'un enchevêtrement des dispositifs dont la nature même des ambitions relève de mécanismes, au mieux non compatibles, au pire contradictoires.
 

La notion de concurrence comme élément structurant


Si la loi de 1901 est muette sur la fiscalité des associations, la Direction générale des finances publiques (DGFiP) s'est évertuée depuis plus de 20 ans à dessiner des contours d'intervention du secteur non-lucratif de plus en plus restrictifs, avec comme fil rouge, la notion de concurrence comme élément structurant. La haute-administration pose une barrière nette entre ce qui relève du marché de ce qui relève de l'intérêt général.

Ainsi, la DGFIP admet le non-assujettissement d'une association à but non-lucratif aux impôts commerciaux dès lors qu'il est établi que sa gestion est désintéressée et qu'elle ne concurrence pas le secteur commercial1 . Dans la suite de ces instructions fiscales, il est ainsi précisé qu'« est d'utilité sociale l'activité qui tend à satisfaire un besoin qui n'est pas pris en compte par le marché ou qui l'est de façon peu satisfaisante »2 .

De toute évidence, c'est enfermer les acteurs associatifs dans un rôle supplétif, en complément de ce que le marché laisse de côté. Et nier que les associations sont des partenaires incontournables de toute politique publique ainsi que de véritables contributeurs à la création de valeur économique, sociale et environnementale.

Pourtant, en 2006, la Commission européenne adoptait une communication spécifique sur les services sociaux d'intérêt général (SSIG)3 reconnaissant leur contribution à la garantie des droits fondamentaux. Tout comme le Traité de Lisbonne4 reconnaît « les valeurs communes de l'Union concernant les services d'intérêt économique général ».

D'un point de vue macro, c'est également nier le bouleversement d'ampleur des modèles économiques des associations et l'immiscion dudit marché dans les domaines d'intervention jusqu'à présent défrichés et occupés par les associations : leurs recettes d'activités représentent 66 % du total des ressources en 2017, contre 49 % en 2005. De même, la part des subventions publiques est passée de 34 % en 2005 à 20 % en 20175 . Juger l'utilité sociale sur la seule notion de concurrence ne reflète plus la réalité des associations, mais une vision obsolète et bien loin de la réalité.
 

La mission sociale prime sur le statut juridique


Quand il y a moins de 10 ans, un porteur de projet aurait cherché à s'émanciper du cadre de l'entreprise pour se lancer dans une démarche d'expérimentation et d'innovation, et aurait pour cela créé une association pour fédérer les énergies, il ne se préoccupe plus aujourd'hui du statut juridique. Les nouveaux entrepreneurs sociaux ne raisonnent guère en termes de statut – ce qui était auparavant l'affirmation de valeurs différenciantes tout autant qu'une facilité de mise en œuvre. Ils s'adaptent à tout ce qu'offre l'arsenal juridique : auto-entrepreneur, SARL, SAS, SCOP, SCIC…

Désormais, la mission sociale prime sur le statut juridique. Agir sous forme associative était d'abord l'expression d'un projet collectif alors que la forme privée lucrative, du moins dans le code civil, opérait dans le seul intérêt d'associés. Avec l'adoption récente de la loi « Plan d'action pour la croissance et la transformation des entreprises » (Pacte), qui dispose que « la société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité »6 , le paysage de l'utilité sociale est en plein bouleversement.

Dans un environnement mouvant et incertain, les associations qui veulent conforter leurs ressources, ou simplement survivre sont de facto invitées à l'hybridation de leur modèle socio-économique7 . Bousculées à la fois par la baisse des subventions publiques et une concurrence accrue entre acteurs, certaines s'inscrivent dans le marché en créant des entreprises ou sectorisant leurs activités marchandes. À l'inverse, des entreprises créent des associations pour toucher des subventions publiques ou du mécénat.

Pour survivre et se développer, l'hybridation des ressources est non seulement une des conditions de succès, mais aussi l'occasion de déployer des ingénieries financières innovantes. Mais ne soyons pas naïfs. Le seul statut juridique associatif n'est pas une garantie du caractère d'intérêt général de la structure et rien dans les textes actuels n'interdit à une association d'opérer sous forme commerciale. Elle est simplement tenue de réinvestir dans le projet ou de placer en réserves impartageables les éventuels excédents d'exploitation. Dans cette situation, que proposer ?
 

Raisonner en chaînes de valeur et en termes d'investissements


À court terme, il est urgent de décorréler la non-lucrativité de la notion de concurrence. Le Mouvement associatif fait d'ailleurs des propositions en ce sens afin de reconnaître pleinement le rôle des associations et de leurs activités au service de l'intérêt général8 .

À plus long terme, il convient de sortir de la question du statut juridique et fiscal, et de poser le débat en termes de circuit de financement et de chaînes de valeur9  ! Il faut distinguer de ce qui relève du don, y compris de compétences – donc de la dépense fiscale –, des recettes d'activités. L'activité économique est un des leviers de développement – et donc de pérennité – des associations.

Elle est aussi le support de création de valeur sociale, pour les personnes, aussi bien que pour les territoires où elles s'ancrent. Il conviendrait donc de la considérer comme un investissement social à part entière. Mais comment distingue-t-on un investissement social d'un investissement ordinaire ? C'est sans aucun doute l'une des questions essentielles de ces prochaines années.
 

La France jouit d'une vitalité citoyenne sans précédent : plus de 1,5 million d'associations, animées par près de 22 millions de bénévoles. Ces acteurs associatifs sont des acteurs de l'intérêt général aux côtés de la puissance publique, mais aussi des acteurs économiques à part entière, comme en attestent les chiffres : 159 000 associations employeuses, 1 758 500 salariés et 113 milliards d'euros de budgets consolidés, contribuant à hauteur de 3,3 % au PIB10 .

 

  • 1Voir à ce sujet la règle des « 4P » : BOFiP-Impôts, BOI-IS-CHAMP-10-50-10-10 du 27 févr. 2019.
  • 2BOFiP-Impôts, BOI-IS-CHAMP-10-50-10-20 du 7 juin 2017.
  • 3Commission européenne, COM(2006)177 final du 26 avr. 2006.
  • 4TFUE, Protocole no 26 sur les services d'intérêt général.
  • 5V. Tchernonog, L. Prouteau, Le paysage associatif français – Mesures et évolutions, 3e éd., Juris éditions – Dalloz, 2019 ; dossier « Paysage associatif – De battre le cœur ne s’arrête pas… », JA 2019, no 596, p. 15.
  • 6Ass. nat., projet de loi no 258 du 11 avr. 2019, arti. 169 réd. C. civ., art. 1833, nouv.
  • 7Agence Phare pour le ministère de la Ville, de la Jeunesse et des Sports, « Évaluation des projets lauréats de l'initiative La France s'engage », mars 2017.
  • 8Le Mouvement associatif, rapp. « Pour une politique de vie associative ambitieuse et le développement d'une société de l'engagement », mai 2018, JA 2018, no 582, p. 6 ; dossier « Pouvoirs publics / associations - Une affaire d'État », JA 2018, no 584, p. 16, spéc. L. Suchet, M. Boinot, p. 17, et C. Bruneau, p. 29.
  • 9Y. Blanc, « Comprendre le cycle de la création de valeur sociale », Tribune Fonda, no 240, déc. 2018.
  • 10V. Tchernonog, L. Prouteau, Le paysage associatif français – Mesures et évolutions, préc.
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