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Les GrantsMakers : des assembleurs au service du bien commun

Tribune Fonda N°236 - Le fait associatif au cœur des nouveaux métiers - Décembre 2017
Nils Pedersen
Nils Pedersen
Et Marie Vernier, Cédric Laroyenne
Les articles de la presse généraliste fleurissent sur ces nouveaux métiers qui enchantent la société. D’un côté, le capitalisme sauvage ne fait plus recette. De l’autre, les métiers du bien commun ont le vent en poupe. On ne compte plus les nouveaux projets qui éclosent tous les jours et qui ont comme objectif de changer le monde. On ne peut que s’en réjouir.
Les GrantsMakers : des assembleurs au service du bien commun

Si le secteur des fondations reste encore confidentiel en France (plus de 4 500 fondations et fonds de dotation pour 1,1 million d’associations) et si nos cousins américains ont plus d’un temps d’avance (du moins une poignée de fondations à l’image de la Fondation Bill & Melinda Gates, unique et inclassable de par sa taille), les hommes et les femmes qui incarnent ces métiers inventent chaque jour de nouvelles façons de travailler portant une « révolution philanthropique en marche1 ».


Philanthrope, un métier à part entière ?


Distinguons rapidement le philanthrope (celui qui donne son argent), de celui qui gère la politique de don. Il n’existe pas en français de nom communément admis pour désigner le(s) métier(s) des hommes et des femmes qui composent les équipes des fondations.

Si à l’instar du secteur associatif, il existe des délégués généraux ou des secrétaires généraux (ce qui en soit ne caractérise pas un secteur en particulier), il n’y a aucun vocable pour désigner les métiers des membres de leurs équipes. Pourtant, si ces métiers ne se nomment pas - comme on désignerait un avocat ou un instituteur -, ils n’en existent pas moins.

Sans remonter aux temps immémoriaux des fondations, la professionnalisation du secteur bénéficie largement d’une prise en considération par les pouvoirs publics à la fin des années 1980. En 1989, le terme « mécénat » fait officiellement son apparition dans la terminologie administrative2 , juste après que la loi a défini l’essence même d’une fondation3 .

En 2003, Jean-Jacques Aillagon fait voter la loi du 1er août 2003 relative au mécénat, aux associations et aux fondations qui consacre définitivement le mécénat dans le paysage français. Alors que la France dispose du « régime fiscal le plus généreux au monde » en matière de mécénat4 , il n’est jamais fait mention de ceux qui la mette en œuvre. Un comble !

Il n’en va pas de même pour tous les métiers de la philanthropie. Ainsi, dès 1989, le Comité de la Charte porte-t-il pour ambition de « préserver et développer une relation de confiance avec les donateurs ».

L’Association française des fundraisers (AFF) a été précurseur en produisant en 2011 le référentiel des métiers du « fundraising », puis en mettant en place une certification dédiée. En 2011, l’Admical a publié une Charte du mécénat. Le ministère de la Culture, précurseur en termes de pilotage du mécénat, a lui aussi publié une Charte du mécénat culturel en 2014.

Suite à la loi Hamon de 2014, le Conseil supérieur de l’économie sociale et solidaire a quant à lui impulsé un Guide des bonnes pratiques de l’ESS. Néanmoins, rien qui ne concerne directement les fondations distributrices et opératrices.

En 2017, le Centre français des fonds et fondations (CFF) a initié un travail sur les métiers et compétences dans les fonds et fondations bailleurs de fonds, qu’elle a confié au Groupe Next’Gen, rassemblement informel de jeunes professionnels issus du secteur.

Mais toujours aucun diplôme, ni aucune certification ne correspondent à l’exercice de ce métier, alors même que le milieu des fondations prend de l’ampleur (+ 43% de création des seules fondations entre 2009 et 20145 ).

Commencer - ou réorienter - son activité professionnelle dans le secteur de l’intérêt général est une évidence pour celles et ceux en quête de sens dans leur activité. Pour autant, bienveillance et générosité ne suffisent pas. La professionnalisation du secteur des associations et des fondations, avec ses procédures, ses bilans et ses indicateurs fait de plus en plus ressembler notre quotidien à celui d’une entreprise du secteur marchand.

Et si dans certaines fonctions, le but ultime de ces tâches quotidiennes a beau être une motivation, il n’est pas toujours palpable. Faut-il s’en inquiéter ? Ou faut-il au contraire y voir un besoin de structuration de nos métiers selon l’adage anglo-saxon « doing good and doing well » ?


Un métier d’assembleur


Bien trop souvent, la fondation est perçue comme un « guichet » ou pire, comme l’émanation d’un acte de charité. La fondation obéit pourtant à une mission sociale clairement définie. Elle n’a pas vocation à se substituer à la puissance publique ni à empiéter sur les missions des associations.

Elle incarne une singularité bien à elle ; pivot entre plusieurs écosystèmes : mécénat, pouvoirs publics, citoyens, bénéficiaires... Ainsi, une fondation d’entreprise par exemple devient-elle vecteur des possibles entre l’entreprise à but lucratif et le bien commun.

Comme le rappelle Benoit Miribel, président du CFF, « donner ne s’improvise pas6 ». Ainsi, l’étude du CFF portant sur les carrières et compétences du secteur dresse un inventaire (non-exhaustif) des compétences à la fois techniques (stratégie, définition de partenariat, suivi / reporting, définition des programmes) et des savoir-être (souplesse, sens du relationnel, agilité, polyvalence et capacité à l’auto-formation). Souvent, l’expertise du métier est dépassée par une expertise du secteur, tendant à faire des professionnels de véritables « couteaux-suisses ».

« L’acte de don étant nécessairement lié au fait de posséder, il est compliqué encore par le malaise que les catholiques entretiennent avec le monde de l’argent. Malaise qui a trouvé dans l’approche marxiste une solide caisse de résonance : la critique marxiste de la philanthropie positionne cette dernière comme un outil de contrôle des classes inférieures par les classes supérieures7  ».

Cette idée de philanthropie comme prolongement d’une charité malvenue reste trop communément admise en France. Pire, la philanthropie elle-même n’intègre pas assez les sciences sociales (et encore moins économiques). Pourtant, depuis les travaux de Marcel Mauss, il est reconnu que « le don est le départ d'une relation de réciprocité8  ». C’est tout l’enjeu des métiers des fondations.

Depuis plus de 30 ans, les métiers des fondations se sont inventés sans pour autant se formaliser. Aujourd’hui, le métier de « GrantMaker » (dont il n’existe pas d’équivalent français) s’inspire des modèles anglo-saxons.

Sans chercher à affirmer une spécificité du modèle français, l’avenir des métiers des fondations n’est pas celui d’une redistribution de la richesse mais bien celui d’assembleurs, capables d’accompagner les structures qu’ils financent et de traduire les enjeux sociétaux en réponses pérennes adaptées qui intègrent les nouvelles formes émergentes (philanthropiques ou social business) dans une porosité de l’écosystème de l’économie sociale et solidaire et au-delà.


Une porosité assumée des secteurs


Le GrantMaker est aujourd’hui au carrefour de l’intérêt général. Les structures dans lesquelles il évolue œuvrent bien au-delà de la simple sélection de bénéficiaires (appel à projets) ou de la rédaction de conventions de partenariat (juridique). Elles accompagnent les philanthropes, sont à l’écoute des besoins du terrain, et contribuent au bon déploiement des projets, évaluent leurs programmes. Elles prolongent même de plus en plus des politiques publiques (comme l’aide à l’enfance), voire les initient (programmes de soins palliatifs) : autant de compétences requises chez ces professionnels du secteur.

Le GrantMaker crée des passerelles et des ponts ; entre acteurs associatifs, mais aussi entre l’entreprise et ses parties prenantes dans le cadre de fondation d’entreprise. Il dialogue en permanence avec des acteurs divers : ses bénéficiaires, sa gouvernance, ses pairs, la puissance publique. Il évalue ses résultats et ses effets. Il est à la fois chef de projet, catalyseur, producteur…

Comme un poste « hydride », qui agit au croisement d’une complexité des systèmes actuels, des difficultés à répondre aux enjeux sociétaux et des solutions émergentes mais manquantes de volume d’impact.

L’ambition devient d’établir la chaîne de valeur la plus performante possible, ce qui requiert agilité et conviction. N’oublions pas tout ce qui n’est pas marqué dans la fiche de poste d’un « Grantmaker » : le pouvoir incroyable qui nous est donné pour impliquer des salariés plus avertis de leur empreinte sociale et celle de leur entreprise, former des futurs entrepreneurs sociaux ou tout simplement embarquer des citoyens plus acteurs du changement.

Le secteur de l’ESS (dont font partie les fondations) se réinvente chaque jour : désormais, la structure juridique ne prévaut plus sur la mission sociale. Là où il y a quelques années, l’association jouait le rôle d’une troisième voie entre la puissance publique et le secteur privé, le secteur de l’ESS rebat les cartes.

L’hybridation des modèles est une réalité : une association détient un fonds de dotation et une entreprise ESUS à la fois pour diversifier ses fonds et se donner tous les moyens de mettre en œuvre son action. Le secteur des fondations ne se contente plus de parler de philanthropie. Il embrasse tout aussi bien le champ de l’innovation sociale, de la mesure d’impact et des contrats à impacts sociaux.

Au final, le secteur des fondations emploie des experts qui bien souvent s’ignorent, faute d’être reconnus. Mais s’il ne se donne pas les moyens de ses propres ambitions, le secteur verra à la fois s’évaporer ces professionnels confrontés à un manque d’évolution au sein de leurs propres fondations, mais aussi une concurrence de nouveaux métiers venus à la philanthropie pour chercher de la croissance.

Nos métiers s’écrivent et s’inventent dès maintenant. Ils grandiront en même temps que la mutation du secteur qui voit des acteurs économiques affronter leurs engagements sociétaux, et les acteurs de l’intérêt général qui se professionnalisent.

Plus que jamais, il faut le former et le professionnaliser. C’est la condition de sa propre réussite. Les passerelles professionnelles doivent également permettre une meilleure mobilité souhaitée. Au même titre que les associations se sont professionnalisées il y a plus de trente ans, le secteur des fondations doit faire sa mue.

 
  • 1Francis Charhon, Vive la philanthropie, Le Cherche Midi, 2016
  • 2Arrêté du 6 janvier 1989 relatif à la terminologie économique et financière qui définit le mécénat comme « le soutien matériel apporté, sans contrepartie directe de la part du bénéficiaire, à une œuvre ou à une personne pour l'exercice d'activités présentant un intérêt général ».
  • 3« La fondation est l'acte par lequel une ou plusieurs personnes physiques ou morales décident l'affectation irrévocable de biens, droits ou ressources à la réalisation d'une œuvre d'intérêt général et à but non lucratif. » Loi n° 87-571 du 23 juillet 1987 sur le développement du mécénat, modifiée par la loi n°90-559 du 4 juillet 1990.
  • 4En période de crise, le mécénat prospère, article de Jules Bonnard publié dans Le Monde du 1er août 2013
  • 5Étude Fonds et Fondations 2015 – Observatoire de la Fondation de France, Juin 2015
  • 6Questions de Fonds n°8 - "Fondation Nouvelle(s) Génération(s) : des besoins, des métiers et des Hommes", Centre français des fonds et fondations, Septembre 2017.
  • 7Odile de Laurens, L’enjeu de la philanthropie à la française in La Générosité sous la direction de Jacqueline Deguise Le-Roy et al. L’Harmattan, 2013 : « Cette complexité française par rapport au don prend sa source dans la dérive du système des indulgences. Au départ, le système indulgentiel reposait sur l’idée, a priori ingénue, que l’on pouvait faire le bien sur terre avec un don (à l’Église) tout en préparant sa vie dans l’au-delà : l’idée d’une certaine contrepartie étant donc admise ».
  • 8Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques, Presses universitaires de France, 2007
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