Numérique et médias

Logiciels libres et communs numériques : résonnances avec le monde associatif

Tribune Fonda N°253 - Travail social : faire réseaux - Mars 2022
April
Et Centres d’Entraînement aux Méthodes d’Éducation Actives (CEMÉA), Marie-Odile Morandi, Laurent Costy
Qu’en est-il aujourd’hui du logiciel libre et de son utopie émancipatrice, après plus de 35 ans d’existence ? Il peine à s'imposer du fait du système-ogre auquel il s'oppose. Marie-Odile Morandi et Laurent Costy travaillent aux intersections entre communs numériques et associations, respectivement à l'April et aux CEMÉA. Ils défendent une alliance stratégique entre ces deux univers.
Logiciels libres et communs numériques : résonnances avec le monde associatif
Logiciels libres © Anna Maheu / La Fonda

Les quatre libertés qui définissent le libre

Le concept de logiciel libre est né au milieu des années 80. Contrairement à une idée répandue, le logiciel libre n’est pas synonyme de logiciel gratuit.

Ce sont les quatre libertés, indiquées par la licence1 associée au logiciel, qui permettent de savoir si l’on a effectivement à faire à un logiciel libre.

Ces quatre libertés accordées à l’utilisateur lui permettent :
—    d’utiliser le logiciel sans restrictions  particulières,
—    d’étudier le code, qui est ouvert, donc accessible,
—    de modifier ou de faire modifier le code pour son propre besoin ou celui de son association. En fonction de la licence libre attachée au logiciel, et de sa clause copyleft2 , il pourra être obligatoire de partager ce code amélioré,
—    de distribuer le logiciel sans aucune contrainte.

Aucune de ces quatre libertés n’aborde la question financière. Une éventuelle gratuité ne caractérise en aucun cas un logiciel libre.

Bien sûr, à l’usage, beaucoup d’entre eux sont gratuits. Mais il est important de démonter cette idée fausse et entretenue qui assimile logiciel libre et logiciel gratuit.

Ogres numériques © Anna Maheu / La Fonda


Une adoption trop partielle du libre 

Au cours de présentations portant sur des logiciels libres auprès d’associations, on entend souvent cette question : « Comment se fait-il que le logiciel libre ne soit pas plus présent dans les usages ? Pourquoi ne s’est-il pas imposé comme modèle alors qu’il représente un numérique plus éthique et émancipateur ? »
 
Ce ressenti résulte souvent de l’usage personnel du logiciel libre. Si, du point de vue d’un tel usage, la quantité de logiciels libres peut sembler faible à l’utilisateur final, il faut rappeler qu’Internet tourne majoritairement avec une infrastructure libre et que les grandes firmes ont consolidé leur domination grâce aux logiciels libres3 .

Il convient aussi d’interroger la comparaison entre le nombre d’utilisateurs et d’utilisatrices de logiciels libres et de logiciels privateurs4 . Pour les tenants des logiciels privateurs, la comptabilisation se fait par le nombre et le coût des licences. Mécaniquement, cela facilite la quantification et la communication.

Du côté des logiciels libres, avoir les yeux rivés sur les compteurs n’est pas une passion5 et la diversité6 rend cette tâche plus complexe. Ce n’est donc pas tant quantitativement que la question d’une adoption trop partielle est à envisager, mais sur un plan philosophique, éthique et politique.

Communs numériques © Anna Maheu / La Fonda

Les logiciels libres : des communs numériques

Le logiciel libre ne s’impose pas. Il préfère convaincre dans un système-ogre qui, pourtant, assimile7 son code et ses codes pour les régurgiter sous des oripeaux capables de séduire investisseurs, spéculateurs technobéats du numérique et technoromantiques en quête de licornes.

L’allié d’un jour peut se révéler plus dangereux pour les libertés informatiques que l’ennemi de la veille ; les communautés libristes se sont, par exemple, cristallisées contre l’hégémonie de Microsoft à la fin des années 90.

Elles ont trouvé en Google un allié de circonstance avant que la firme ne développe son économie indécente basée sur la publicité ciblée et la quantité colossale de données comportementales collectées.

Convaincre nécessite du temps et de l’argent et ce n’est généralement pas dans les gènes des communautés libristes de chercher à engranger des bénéfices8 toujours plus importants.

Bien sûr, ce serait plus efficace d’avoir beaucoup d’argent pour acheter la confiance et les consciences ! Mais ce n’est pas la voie empruntée majoritairement depuis le milieu des années 80.

Cet échec apparent d’un numérique libre et éthique est finalement plutôt à lire comme le triomphe insolent du capitalisme de surveillance devenu souverain.

Dans les communautés libristes, le projet sincère d’influencer la trajectoire de la fusée en modifiant son code n’a pas tenu compte de la vénalité maladive d’avides renifleurs capables de trouver sur cette nouvelle trajectoire une colossale nouvelle mine de ressources à s’approprier : les données comportementales.

Quel espoir reste-t-il, finalement, pour un numérique éthique et libre ? Et surtout, en quoi cela concerne-t-il le monde associatif ?

Les logiciels libres sont des communs numériques. Par l’importance centrale que les communs accordent à la gouvernance, ils sont une voie réaliste et utile pour les associations.

Fred Turner, journaliste auteur de l’ouvrage Aux sources de l’utopie numérique, estime que « l’idée qu’on puisse s’émanciper » par la technologie seule en laissant de côté l’organisation politique et les problèmes sociaux relève du «fantasme»9 .

Si l’on est d’accord avec cette assertion, les liens entre monde associatif et communautés libristes sont à renforcer, encore :

— Pour coopérer davantage et continuer à construire des voies alternatives réalistes.
Alliance qui doit permettre de comprendre les besoins et les réalités des associations au quotidien pour mieux accompagner les migrations vers une informatique libre et éthique. La migration du système d’information n’est pas triviale, mais le logiciel libre est une condition nécessaire, certes non suffisante, pour aller dans ce sens.

— Parce que les communautés libristes et les associations sont encore les quelques rares espaces qui s’autorisent à réfléchir autrement qu’en matière de rentabilité et de retour sur investissement.
Les associations ne sont pas des entreprises comme les autres ; les excédents ne sont pas reversés aux administrateurs et administratrices, la motivation principale n’est pas vénale.

— C’est sans doute un des derniers espoirs de préserver une parcelle d’humanité dans un système numérique devenu global.
Sa pertinence, dans certaines situations, n’est même plus contestée alors que la numérisation inconditionnelle amplifie encore les inégalités.

— Car, pour terminer, il devient nécessaire de considérer la facture très salée d’un numérique trop longtemps présenté comme la solution phare de la transition écologique. Cette facture ne pourra être réduite que dans des systèmes à moindre collusion, ailleurs que dans les fermes des géants du Web qui essaient de nous vendre des solutions aux problèmes qu’ils génèrent. Les associations sont des espaces privilégiés pour y parvenir.

  • 1Là aussi, l’idée fausse selon laquelle un logiciel libre n’aurait pas de licence, est répandue.
  • 2Ce terme a été pensé pour promouvoir une logique ouverte et opposée au terme copyright qui, lui, interdit par défaut.
  • 3Google a adopté Debian, le système d’exploitation GNU/Linux, en interne. Amazon se sert de nombreux projets « open source » pour leurs services. Facebook fait tourner ses serveurs grâce à des logiciels libres.
  • 4Sous-entendus « privateurs de libertés ».
  • 5Les positions convergent souvent avec ce point de vue : Hubert Guillaud, «De la tyrannie des métriques», internetactu.net, 17 septembre 2018.
  • 6Par exemple, en ce qui concerne les systèmes d’exploitation GNU/Linux, autrement appelés distributions, la page Wikipédia dédiée permet d’appréhender la (très) grande diversité de l’existant alors que dans le monde « privateur » Windows ou Android dominent.
  • 7Un article du Monde diplomatique de janvier 2022, de Mathieu O’Neil, Laure Muselli, Fred Pailler et Stefano Zacchiroli, titrait « Le pillage de la communauté des logiciels libres »
  • 8Sébastien Broca analyse, dans ses travaux de sociologue, que la question de la rémunération des producteurs de communs numériques est souvent reléguée au second plan, estimant qu’elle vient pervertir la « pureté » du don et de l’engagement du contributeur ou de la contributrice.
  • 9Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique, C & F éditions, 2012.
Analyses et recherches