Engagement

Pour une France plus unie

Tribune Fonda N°246 - Pour une société du Faire ensemble - Juin 2020
Matthieu Lefèvre
Matthieu Lefèvre
Et Nils Pedersen
Quelle place pour le commun dans la société actuelle, traversée par les crises, et dans celle de demain ? Cofondateur de Destin Commun, branche française du laboratoire d’idées et d’actions More in Common, Mathieu Lefèvre travaille, grâce à des études et enquêtes approfondies sur les questions de société, à l’émergence d’un sentiment de communauté de destin.
Pour une France plus unie

Propos recueillis par Nils Pedersen.

 

More in Common porte une vision centrée sur plus d’unité, d’inclusion et de résilience. Quel regard portez-vous sur le monde qui nous entoure, qui offre un visage très fragmenté ? 

Matthieu Lefèvre.  Tout au long de l’année 2019 et début 2020, nous avons scruté la société française. Notre étude, « La France en Quête », a pour but de donner aux acteurs de la société civile française de nouvelles clés de compréhension de la fragmentation française, en s’appuyant sur des outils peu utilisés, issus notamment de la psychologie sociale. Notre enquête révèle l’existence de trois « France » qui se distinguent selon la relation qu’elles entretiennent avec la question du commun. 

La France tranquille (30 %) est plutôt satisfaite du modèle de société actuel, dont ses membres sont les piliers, soit parce qu’ils croient en ses potentialités soit parce qu’ils sont engagés pour tâcher d’en corriger les déséquilibres.  

Au sein de la France polémique (32 %) s’affrontent deux « idées de la France » diamétralement opposées. Les groupes que nous avons appelés les « Militants désabusés » et les « Identitaires » qui la composent ont les systèmes de valeurs les plus cohérents et les visions du monde les plus tranchées. Leurs opinions, parfois très éloignées de la moyenne des Français, dominent le débat public et médiatique et écrasent les opinions des deux autres France. C’est la France du « clash ».

C’est surtout la France des oubliés qui nous interpelle. Elle est moins identifiable, mais c’est pourtant la plus importante en nombre avec 38 % de la population. Ses membres se distinguent par leur désengagement et leur retrait du débat public. Ce sont les moins impliqués au plan social comme au plan citoyen. Environ 40 % de cette France déclare n’avoir aucun engagement local ou citoyen. Ses membres se sentent souvent seuls, déconsidérés et en retrait. Ils apparaissent comme une priorité pour tous et notamment pour les acteurs de la société civile.

more in common
Source : La France en quête. More in common, Destin commun.

 

Ce travail montre aussi qu’en France, malgré une fragmentation bien réelle (notamment autour des questions d’identité), nous éprouvons une forte aspiration à l’unité. Une majorité (61 %) pense que nos divisions sont surmontables et 83 % des Français disent que nous devons nous serrer les coudes pour affronter nos problèmes — par exemple sur la question de l’environnement, enjeu particulièrement rassembleur — pour continuer à avancer ensemble.

La pandémie due au coronavirus a mis au jour de terribles carences sanitaires, économiques et sociales et elle va continuer de causer une souffrance bien réelle dans notre pays. Mais ce virus a également créé un anticorps inattendu. Il est le révélateur de cette aspiration au commun que nous décrivons. Les applaudissements aux balcons pour les soignants en première ligne, la reconnaissance des nouveaux héros (caissières, enseignants, éboueurs), l’entraide des voisins dans le hall de la résidence, les nombreux groupes d’entraide sur Facebook ou WhatsApp, l’action des associations de quartiers pour aider les plus vulnérables resteront comme un révélateur de cette volonté de redire et surtout refaire « nous ». 

Cette crise est une expérience commune unique depuis la guerre : tout le monde la vit au même moment et tous s’en souviendront pendant plusieurs générations. Mais quel récit collectif allons-nous écrire de cette France d’après ? Est-ce que ce récit sera celui du « moi » : des intérêts privés, des masques volés, du retour du nationalisme et des frontières ? Ou sera-t-il celui du « nous » : de la France des balcons, de l’empathie, de la confiance, de la solidarité en Europe et dans le monde ? Nous avons montré que les Français aspirent au commun malgré leurs divisions profondes. La « France d’après » nous appelle à mettre cette aspiration en action.

 

Une des réponses à cette société qui se disloque ne serait-elle pas de faire plus confiance aux citoyens ? Et plus spécifiquement aux associations ?

La machine du consensus et du débat démocratique est grippée en France. Le mouvement des Gilets jaunes ou les manifestations contre le projet de loi sur les retraites ont au moins un point commun : ils témoignent d’un manque d’espace pour le dialogue, pour la capacité à faire entendre des désaccords et nouer des compromis. Et cela transforme vite les désaccords en détestation, ce qui est particulièrement inquiétant étant donné les défis que nous allons devoir affronter.

Et les Français en souffrent. Lorsque nous leur demandons de décrire leur France idéale, c’est avant tout une « France où les gens se respectent et s’écoutent les uns les autres » qui ressort (49 %). Cet item passe avant la sécurité et la réduction des inégalités et ce, dans presque tous les segments. Dans la France d’aujourd’hui, respect et écoute forment la base d’une nouvelle pyramide des besoins de Maslow.

Les associations et les corps intermédiaires ont un rôle clé à jouer pour renouer le dialogue, d’autant que d’après notre enquête, les Français leur font confiance, mais force est de constater qu’ils ont été mis un peu hors-jeu ces dernières années. Pourquoi ? J’y vois deux raisons. La première est que l’État et la puissance politique ne semblent accorder que peu de crédit à ces organisations, si l’on en juge d’après la baisse des subventions destinées aux associations. Mais la deuxième raison interroge plus directement le travail des associations. La crise des Gilets jaunes a montré combien les corps intermédiaires ont parfois du mal à lire la société tant il leur a été difficile de cerner ce mouvement hors norme. Comme toutes les organisations, les associations doivent s’interroger sur la grille de lecture qu’elles ont sur une France qui change. Par exemple, elles s’adressent souvent uniquement à un seul public, sans saisir certaines dynamiques plus larges qui agitent la société. 

Plus que jamais, les associations, fortes de leur présence sur le terrain, ont un rôle important à jouer pour répondre aux questions du temps présent. En se réinventant, elles pourront d’autant mieux contribuer à l’émergence d’une société plus unie et plus soudée. C’est pour cette raison que nous travaillons main dans la main avec elles, en commençant par un travail d’analyse et d’écoute. Nous n’avons pas les bonnes réponses, mais nous essayons de poser les bonnes questions. 

 

Vous qui naviguez entre les États-Unis et la France, quel est votre regard sur cette société civile engagée ? Ne faut-il pas craindre que la puissance publique chercher à se défausser, au risque soient laissés pour compte les plus fragiles ? Aux États-Unis en particulier, croire par exemple que la philanthropie pourrait se substituer à la puissance publique — sans pour autant renier aux citoyens leurs rôles —, n’est-ce pas illusoire ? 

La crise du coronavirus va sans aucun doute rebattre les cartes sur cette question, tant aux États-Unis qu’en France. Aux États-Unis, ce qui était encore impensable il y a trois mois devient maintenant une évidence. Alors qu’hier, le projet d’une couverture médicale universelle, obligatoire et financée par l’argent public, était un projet utopique, aujourd’hui il devrait s’imposer. Plus largement, les failles du système social américain ont été dévoilées au grand jour par la pandémie. Il y aura un avant et un après coronavirus aux États-Unis probablement encore plus qu’en France, car la société française semble — pour le moment —mieux tenir le choc.

La philanthropie américaine est un acteur influent, tant au niveau national qu’à celui des états. Vue de la France, la philanthropie américaine peut sembler se substituer à la puissance publique mais force est de constater que sous la présidence de Donald Trump, la société civile engagée soutenue par la philanthropie a été contrainte de mener des combats nécessaires, par exemple sur la suppression du droit de vote de certaines populations ou sur le climat. Il sera intéressant de voir quel rôle elle jouera demain : accompagnement d’une action publique renforcée, substitution au rôle des états ou du gouvernement fédéral, opposition farouche ? Tout dépendra de l’élection de novembre qui s’annonce historique. 

En France comme aux États-Unis, il faut avant tout regarder la façon dont sera gérée la crise économique massive provoquée par le coronavirus. Alors que Washington, Bruxelles et Paris s’apprêtent à injecter des milliers de milliards d’euros dans nos économies, il convient de ne pas oublier les leçons de la crise de 2008. Les plans de sauvetage de l’époque ont certes stabilisé les institutions financières, mais ils ont laissé de côté des millions de personnes. Cela a contribué à un sentiment d’injustice profond qui est une des causes de la vague des populismes que nous connaissons depuis. 

C’est pour cela que nous proposons la création d’un fonds européen d’envergure pour renforcer la cohésion sociale, particulièrement chez les « oubliés ». Ce fonds fournirait des ressources aux associations et aux acteurs de terrain pour renforcer et retisser le lien social dans des territoires délaissés, car c’est là que la crise va frapper le plus durement. 

 

Avec l’ODD 17, l’Agenda 2030 met l’accent sur le rôle structurant des partenariats, en insistant sur la mise en place de ces partenariats à toutes les échelles et en impliquant tous les acteurs, publics et privés. N’est-ce pas une douce utopie ? Une société horizontale peut-elle répondre aux aspirations de nos concitoyens ?

Dans le nouveau contexte, le projet d’une société plus horizontale n’est pas une utopie, mais une nécessité absolue. Si c’est une guerre que nous traversons, alors il faut un effort de guerre fourni par tous et partout pour endiguer la progression du virus et le raz-de-marée économique qui se profile. Une chose me frappe dans la crise que nous traversons — et il est sûrement trop tôt pour en juger —, c’est combien tous et toutes se montrent volontaires pour faire partie de la solution. Des entreprises qui se mettent à produire des ventilateurs et du gel hydro-alcoolique en quelques jours aux groupes d’entraide entre voisins, des quarante mille volontaires de la réserve sanitaire aux enfants qui laissent un « merci » aux éboueurs sur les poubelles : l’effort collectif est bien là.

Les difficultés et les inégalités existaient hier et elles seront probablement bien pires demain, mais l’avenir dépendra pour beaucoup de la capacité que nous aurons à donner un rôle à chacun pour contrer la crise. La qualité de ce partenariat national pèsera à la fois sur les réponses concrètes que nous apporterons à la crise, et sur le récit collectif que nous écrirons. Ceci est d’autant plus vrai au-delà de nos frontières ; en cela, l’objectif 17 des ODD sur les partenariats prend tout son sens.

L’objectif de Destin Commun est de redonner au commun le goût de l’évidence. Nous n’y arriverons bien évidemment pas seuls, mais nous sommes frappés de voir combien d’acteurs différents — publics, privés, associatifs, syndicaux — partagent notre objectif : l’émergence d’une France plus unie. Cette tâche parait plus urgente que jamais. Malgré le risque bien réel d’une fragmentation, un récit qui nous rassemble est à notre portée pour la France d’après. 
 

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