Innovation sociale Engagement

Faire confiance à la société civile

Tribune Fonda N°246 - Pour une société du Faire ensemble - Juin 2020
Omezzine Khelifa
Omezzine Khelifa
Et Nils Pedersen
Omezzine Khelifa œuvre en Tunisie et auprès d’organisations internationales pour redéfinir les liens entre la jeunesse de son pays et les institutions privées et publiques, suite à la révolution de jasmin. Tout son travail est consacré à encourager les jeunes à devenir les leaders de la démocratie naissante.
Faire confiance à la société civile
Mobdiun - Creative Youth © Noureddine Ahmed

Propos recueillis par Nils Pedersen.

 

Pouvez-vous nous présenter votre structure, Mobdiun ?

Omezzine Khelifa.  En 2014, suite à la révolution tunisienne, j’ai voulu que les jeunes Tunisiennes et Tunisiens trouvent toute leur place dans notre société. Cette jeunesse regorge de créativité mais ne trouve pas toujours un terrain adéquat pour l’exprimer. Mobdiun signifie « créatifs » en arabe. Cette ONG souhaite valoriser la créativité d’une jeunesse qui aspire à s’épanouir.

En 2016, nous avons lancé la structure avec l’ambition d’avoir un impact fort et très concret. Nous avons décidé qu’elle aurait vocation à inspirer les jeunes à devenir les leaders de la démocratie naissante en Tunisie et à participer de manière pacifique et créative à son instauration. Nous voulions que ces jeunes soient des acteurs reconnus et écoutés, eux qui ont été à l’avant-garde de la révolution. La Tunisie connait un taux de chômage de 15 % ; il grimpe à plus de 30 % pour les diplômés de l’université. Il nous appartient d’inventer collectivement le travail de demain pour insérer pleinement cette jeunesse dans notre société.

Pendant la révolution de 2011, les jeunes des quartiers populaires ont été en première ligne. Pour autant, ils n’ont pas vraiment bénéficié de programmes particuliers pour les sortir de leurs conditions de vie marginales. Ces quartiers sont mitoyens des grandes villes mais manquent toujours cruellement d’équipements qui favoriseraient leur épanouissement : pas ou peu de terrains de sport, de centres culturels, d’espaces de loisirs et de divertissement… Les espaces publics souffrent par ailleurs d’une forte discrimination de genre : les hommes s’y déplacent comme ils le souhaitent — même si les plus fragiles sont largement victimes de violence — alors que les femmes ne sont pas libres de leurs mouvements. Ces quartiers ont ainsi été des terrains de chasse privilégiés de groupes criminels venus recruter une jeunesse démunie. Face à ce constat, il était indispensable de rétablir une justice sociale, qui, avouons-le, était déjà absente bien avant la révolution.

Mobdiun est ainsi une réponse à un État qui ne joue plus son rôle social d’appui, d’inclusion et d’intégration des plus marginalisés. Depuis sa création, plus de mille sept cents jeunes âgés de douze à dix-huit ans ont pu participer à nos programmes qui touchent à la fois à la culture, à la citoyenneté, au leadership, au numérique ou encore à l’entreprenariat. Ces programmes ont été conçus avec les jeunes, sur la base de leurs besoins. Nous n’avons pas cherché à dupliquer des actions existantes. Nous avons commencé par expérimenter nos initiatives dans le cadre d’une recherche en sociologie. Nous sommes partis d’un échantillon de cinq cents jeunes et avons cherché à comprendre leur quotidien, leurs peurs, leurs rêves…

C’est ainsi que des fonds publics suisses, norvégiens ou encore britanniques ont financé ces premières expérimentations qui permettent aujourd’hui à une dizaine de salariés et une trentaine de bénévoles de faire vivre notre ONG. Nous sommes en train de concevoir un prototype de politique publique pour convaincre le gouvernement à la fois du bien-fondé de notre approche et des solutions élaborées en collaboration avec les jeunes. Ainsi, nous nous efforçons de mesurer l’impact de nos actions. Pas seulement pour convaincre nos financeurs mais surtout pour inciter l’État à prendre à son compte nos programmes qui sont largement réplicables partout en Tunisie. 

 

Vous décrivez largement à travers cette présentation les priorités portées par l’Agenda 2030, ce programme ambitieux qui relie des problématiques aussi structurantes que l’élimination de la pauvreté, la réduction des inégalités et la préservation de la planète. Avez-vous le sentiment que les acteurs de la société civile tunisienne se sont appropriés cet Agenda ?

Je porte en moi une contradiction ! En 2015, j’ai été invitée à Davos en tant que première jeune femme tunisienne à devenir Young Global Leader. Nous avions énormément discuté des Objectifs de développement durable (ODD) alors en cours d’élaboration avec des représentants de la fondation de l’ONU et de la MacArthur Foundation. C’est un formidable cadre pour éclairer les citoyens sur les actions mises en place ou pour aiguiller tous ceux qui cherchent des solutions à nos grands problèmes contemporains. J’ai ensuite été consultante pour la Banque mondiale en Tunisie et cette question de la prise en compte des ODD était centrale. Je suis donc pleinement convaincue de leur pertinence.

Pourtant, alors même que les actions de Mobdiun sont pleinement reconnues par l’ONU et que nous organisons nous-mêmes des ateliers d’initiation aux ODD, nous ne les mettons pas encore en place dans notre propre organisation ! Le lien entre actions locales et ODD n’est pas si évident à première vue, même si ce sont, en soi,  des indicateurs d’activités. Si les ODD servaient de cadre commun pour mesurer nos actions, on pourrait bien mieux restituer nos contributions à une société plus juste. La bonne nouvelle est que nous venons juste de recruter une collaboratrice sur ces questions d’impact et de plaidoyer ! Inscrire notre structure dans la dynamique des ODD, surtout le 16 (Paix, justice et institutions efficaces), nous placerait sur un terrain mondial, mais nous avons d’abord concentré nos efforts sur notre impact immédiat. Nous allons corriger cela en 2020 !

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Mobdiun - Creative Youth © Oumaima Jerbi

 

L’ODD 17 met l’accent sur le rôle structurant des partenariats, en insistant sur la mise en place de ces partenariats à toutes les échelles et en impliquant tous les acteurs, publics et privés. La société civile tunisienne arrive-t-elle à trouver sa place dans cette dynamique ?

À titre personnel, je suis convaincue de la nécessité et de la pertinence des partenariats. Néanmoins, si je regarde par exemple la maturité des entreprises en matière de responsabilité sociale, elle n’est pas très forte. Quelques grandes multinationales affichent certes une RSE [responsabilité sociétale des entreprises, ndlr], mais c’est encore rare. D’ailleurs, quand je sollicite des entreprises pour nous appuyer ou financer une partie de nos activités, bien souvent je ne reçois même pas de réponse. 

Mais la société civile reste, elle aussi, à convaincre. Personnellement, je pense que le plus important est de convaincre les entreprises d’investir dans la jeunesse. Dès lors que nous partageons cette nécessité commune, je ne vois aucune objection à ce type de partenariats. Mais là aussi, cette vision n’est pas pleinement partagée. L’idée que le privé puisse être un acteur du financement associatif fait encore débat. L’image véhiculée par certaines entreprises sent encore le souffre et comme elles restent frileuses pour soutenir leurs écosystèmes, cela ne contribue pas à des partenariats harmonieux. C’est dommage. Je considère qu’à partir du moment où chacun est clair sur les objectifs poursuivis et sur les modalités de mise en œuvre, tout le monde est gagnant. Ces entreprises disposent de ressources. Nous avons donc tout intérêt à les mobiliser. Encore faut-il développer des postes au sein des associations pour lever des fonds !

Car il ne faut pas se tromper. Les entreprises doivent jouer un rôle majeur. Les Tunisiens attendent beaucoup de la puissance publique. Par exemple, plus de 70 % des jeunes espèrent trouver un emploi dans le domaine public ! C’est complètement utopique. L’État n’a pas vocation à offrir un travail à tous les jeunes. D’ailleurs, alors que 60 % des Tunisiens ont moins de trente-cinq ans, les départs à la retraite au sein de la fonction publique ne suffiraient pas. Les jeunes reprochent à l’État de ne pas investir assez et de créer des emplois. Mais l’État doit être stratège. Il doit créer les conditions de l’emploi. La déception très forte d’une partie de la population vis-à-vis de l’État post-révolution vient justement de ce malentendu. Les Tunisiens ont cru que l’État pourrait, à lui seul, résoudre la crise du chômage alors qu’il s’agit d’une responsabilité collective. Et dans un environnement en transition, les entreprises ont du mal à investir. Beaucoup d’entre elles sont également en situation de monopole et tardent à évoluer en l’absence d’une vision étatique déterminée à favoriser la compétition et soutenir l’innovation. 

J’observe par ailleurs que l’innovation n’émane ni du public, ni du privé, mais bien de la société civile. Les partis politiques et l’administration ne sont pas conçus pour expérimenter. Ce sont de grosses machines. Le privé est d’abord au service du capital et n’a pas vocation à offrir un cadre de créativité aux citoyens. Néanmoins, si nous voulons transformer profondément la société, chacun devra faire des efforts. Créer des liens de coopération est indispensable, encore plus si nous voulons passer à l’échelle des initiatives qui ont démontré la preuve de leur efficacité. Car il ne faut pas se tromper : si les associations locales sont vecteur d’innovations et d’expérimentations, elles n’ont pas vocation à se substituer à la puissance publique. La légitimité démocratique ne peut venir que des élections et c’est bien le rôle du politique que d’être représentatif des aspirations démocratiques de ses citoyens. Les organisations de la société civile, avec toute la bienveillance que je leur porte, n’ont pas à jouer ce rôle. J’ajoute par ailleurs que le cadre juridique associatif n’offre pas la souplesse que vous avez en France. Le projet de loi sur l’économie sociale et solidaire est toujours dans les cartons du parlement. Je crois que l’avenir est aux entrepreneurs sociaux !

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Mobdiun - Creative Youth © Oumaima Jerbi

 

Vous avez passé plusieurs mois à New York comme Fellow de la Fondation Obama et êtes aussi connectée à l’Europe. Quel regard portez-vous sur l’état de la société civile ? Est-elle un acteur crédible pour accompagner la mise en œuvre de l’Agenda 2030 ?

Ce que j’ai d’abord appris grâce à mon métier, c’est qu’il faut savoir écouter, associer les personnes avec et pour lesquelles vous travaillez. Il faut aussi s’appuyer sur la recherche académique. On ne peut pas importer des solutions clés en main ou déployer des manuels méthodologiques sans commencer par comprendre le contexte local. Encore trop nombreux sont ceux qui pensent que disposer de fonds est suffisant pour résoudre des problématiques sociales. Il faut construire avec les personnes qui sont votre public.

Certains mastodontes ont malheureusement ce travers de laisser croire que parce qu’ils ont une stature internationale, ils sont légitimes et compétents. Mais on ne devient pas expert d’un sujet ou d’un pays en quelques jours. Et ces structures connaissent également de grosses déperditions de fonds : ils sont utilisés pour financer des intermédiaires ou leur fonctionnement-même alors que ces fonds devraient être mieux ciblés vers les bénéficiaires. C’est un problème. 

Je souhaite pour ma part que l’on fasse plus confiance à la société civile. Qu’on lui donne directement les moyens pour apporter des solutions à ses propres besoins, sans passer par des intermédiaires. Je constate que la société civile se renouvelle et qu’elle est pleinement ouverte à l’innovation. Elle peut servir de laboratoire pour tester et mesurer l’impact de nouvelles approches sociales qu’il serait difficile de faire à grande échelle. 

 

Quelles sont les aspirations de la jeunesse tunisienne pour 2030 ?

Cette jeunesse souhaite être libre, s’épanouir et circuler partout dans le monde. Elle souhaite que s’effacent ces différences entre Africains, Américains ou Européens. Chacun devrait pouvoir s’installer et vivre là où il le souhaite, là où les opportunités qui s’offrent à lui le portent. Chacun devrait pouvoir poursuivre ses rêves indépendamment de son pays d’origine. Ça n’est clairement pas la réalité aujourd’hui. À l’est, la Libye est en guerre. À l’ouest, l’Algérie connait une révolution. La Méditerranée est une tombe à ciel ouvert. L’Afrique n’est pas non plus un eldorado et l’Europe se barricade. Les jeunes avec lesquels je travaille sont autant de graines de créativité. 

Ils sont comme des plantes en zones arides : il suffit de les arroser un tout petit peu pour les voir éclore. Comme les cactus dans le désert, quelques gouttes d’eau suffisent pour que des fleurs éclosent par dizaines. C’est magnifique à voir.  Ces jeunes portent un espoir et une énergie incroyables en eux. Et c’est magnifique de voir comment ils grandissent quand on répond à leurs aspirations. Arrosons un peu plus le désert et nous créerons des oasis !

 

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