Économie sociale et solidaire Associations et démocratie

Plaidoyer pour l’ESS européenne

Tribune Fonda N°241 - Une Europe inclusive, avec et pour les citoyens - Mars 2019
Le Labo de l'ESS
En vue des élections européennes de mai 2019, ce plaidoyer fait un état des lieux de l’existant et plaide en faveur d’une grande politique européenne de l’ESS car cette autre économie peut apporter de nombreuses solutions aux enjeux européens. Rédigé par le Labo de l’ESS, ce plaidoyer a été co-signé par le REVES et Pour la solidarité.
Plaidoyer pour l’ESS européenne

Contribution reprise depuis le site du Labo de l'ESS, cet article ne figure pas dans la revue papier Tribune Fonda n°241.

---

Plaidoyer pour l'économie sociale européenne, pour une Europe des territoires et des citoyens


L’Europe n’enchante plus. Elle est devenue le bouc-émissaire des multiples difficultés que rencontrent nos sociétés européennes. Elle s’est éloignée des citoyens qui la perçoivent au travers des prismes médiatiques souvent déformants : une Europe où s’opposent les gouvernements, une Europe qui impose des contraintes bureaucratiques, une Europe qui ne protège pas de la mondialisation. Elle s’est éloignée des territoires qui ne voient plus en elle un vecteur de développement économique et social.

Pourtant des initiatives citoyennes innovantes et solidaires émergent partout sur les territoires pour apporter des solutions qui n’attendent que d’être structurées et amplifiées. L’Europe peut aider à faire cela au travers d’un soutien résolu à l’économie sociale (ES). L’ES change l’économie au travers de valeurs, de statuts et de pratiques partagés par la majorité des citoyens européens - valeurs de solidarité, d’utilité sociale et de démocratie - et se développe en répondant à de multiples besoins sociaux non ou mal satisfaits.

L’économie sociale propose un modèle de fonctionnement qui réconcilie l’économique et le social dans la durée. Elle porte des valeurs communes : une finalité sociale ou d’intérêt général ; une ré-internalisation des profits et une gouvernance démocratique et participative. Ces valeurs communes ont pu connaître des dérives diverses selon les pays ou les périodes, mais elles restent une caractéristique profonde de l’économie sociale que d’ailleurs certains gouvernements européens ont cherché à renforcer par la législation. Par le respect de ces simples valeurs, elle offre des voies de solutions aux nombreux défis sociétaux auxquels le modèle actuel de croissance peine à répondre, en partie parce qu’il est la cause de ces dysfonctionnements.

L’économie sociale n’est pas une utopie : elle est déjà une réalité économique dans l’Union Européenne. Elle concerne une entreprise sur 10, emploie une force de travail de 13,6 millions de salariés et 5,5 millions de bénévoles et génère 8% du PIB européen. Mais sa taille reste trop faible pour que ses effets bénéfiques apparaissent au grand jour et soient reconnus de tous les décideurs publics. Ses atouts proviennent d’abord de ses principes et valeurs-mêmes. Ils apportent des éléments de réponse aux défis de la globalisation, de la financiarisation du monde économique, de la perte de confiance des citoyens vis-à-vis des décideurs publics, du manque de démocratie en entreprise et de l’égalité homme-femme.

Globalisation. La globalisation, si elle apporte des avantages économiques liés à la concurrence et à la libre circulation des produits et services, atteint ses limites lorsqu’elle fragilise le tissu productif local, facilite la délocalisation des entreprises, menace les équilibres écologiques. L’économie sociale conduit au contraire à un ancrage territorial pérenne des activités économiques et sociales. C’est une économie de proximité répondant aux spécificités et demandes locales. Parce qu’elles s’appuient sur des coopérations locales entre acteurs privés et parfois publics ou parce qu’elles prestent des services par essence locaux, les entreprises de l’ES ont des activités qui se délocalisent difficilement. Elles donnent de plus en plus souvent lieu à des circuits-courts mettant en contact direct des producteurs avec leurs clients d’un même territoire, à des mutualisations de micro-entreprises locales, à des entreprises locales à but d’emploi, à des initiatives de revalorisation de quartiers urbains, etc. Dans certains cas, y sont liées des monnaies locales numériques qui démultiplient la création de valeur sur le territoire . Par son mode de développement, l’ES atténue ainsi certains effets négatifs de la globalisation.

Financiarisation. La financiarisation excessive que connaît le monde actuel apporte de l’instabilité financière, un partage inéquitable des revenus en faveur du capital et au détriment du travail et une subordination de l’économique au capital. Depuis de nombreuses années, le système financier est sorti de sa vocation première de financement du développement des activités économiques et sociales pour privilégier la valorisation de ses avoirs, pour accaparer une part toujours croissante de la valeur ajoutée et pour imposer des vues court-termistes. L’économie sociale par la ré-internalisation des profits protège ses entreprises des dérives financières et assure la subordination du capital à l’entreprise et à ses salariés. L’humain passe avant le capital. Les entreprises de l’ES inscrivent cela dans leur statut ou leur raison sociale. La ré-internalisation permet aux entreprises d’utiliser leurs profits pour développer des activités par l’investissement, de mieux rémunérer leurs employés ou de réduire leurs tarifs selon des stratégies de long terme. Les entreprises de l’ES ne sont pas cotées en bourse et échappent à la dictature des marchés. Les mutuelles d’assurance en sont un exemple en redistribuant leurs profits à leurs clients par ajustement des primes.

Perte de confiance envers les décideurs publics. Les mutations profondes que subissent nos sociétés et la répétition de crises financières, économiques et sociales parfois d’ampleur mondiale ont induit ce paradoxe : les citoyens attendent de plus en plus des pouvoirs publics afin qu’ils atténuent les impacts de ces crises et dans le même temps leur dénient toute efficacité. La perte de confiance des citoyens envers les acteurs publics se propage dans toutes nos sociétés européennes. L’économie sociale propose ici aussi une solution innovante : la co-construction. Elle permet aux citoyens simples bénéficiaires d’actions publiques de participer à leur conception et à leurs mises en œuvre. Elle accompagne les volontés individuelles de solidarité pour amener les citoyens à s’engager dans du collectif. Par ses structures collectives, elle contrebalance la montée inquiétante de l’individualisme, mettant en péril les solidarités républicaines. Elle associe la liberté individuelle avec la force du collectif. De nombreux exemples de co-constructions réussies existent dans lesquels coopèrent des citoyens, des entreprises de l’ES ou traditionnelles et des autorités publiques locales. Cette approche de co-construction s’observe aux niveaux local et national. La co-construction reconnaît la force de proposition des citoyens placés sur un pied d’égalité avec les autorités publiques, offre des cadres organisationnels dans lesquels s’exprime la solidarité et induit des relations de confiance que favorise la coopération.

Démocratie. Les principes et règles de fonctionnement des entreprises de l’économie sociale sont d’essence démocratiques. Le processus de décision basé sur le principe "une personne, une voix" assure que le pouvoir décisionnel n’est pas lié à la détention du capital. De même la ré-internalisation des profits et la participation des usagers ou des salariés au choix des objectifs et des modalités de mise en œuvre des activités de l’entreprise participent au fonctionnement démocratique de l’entreprise. La liberté d’adhésion représente un principe fondamental de liberté démocratique caractérisant les entreprises de l’ES. En bref, l’économie sociale anime la démocratie participative en entreprises.

Égalité femmes-hommes. L’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes fait partie des valeurs de l’économie sociale. Elle est parfois explicitement inscrite dans les statuts des entreprises. Malgré l’absence de données complètes, la performance de l’économie sociale en matière d’égalité apparaît supérieure aux pratiques du reste de l’économie même si des progrès restent encore à faire.
Outre ces effets bénéfiques liés aux valeurs et principes-mêmes de fonctionnement de l’économie sociale, celle-ci répond à de nombreuses demandes exprimées par les citoyens : avoir des emplois de qualité, concilier l’économique et l’environnement, préserver l’identité culturelle, intégrer les réfugiés, disposer de services sociaux, sortir de la précarité, etc. L’économie sociale satisfait ces besoins sociétaux par les services et les produits qu’elle offre.

Dans les économies européennes, l’ES est présente dans la plupart des secteurs, y compris concurrentiels. Elle se caractérise aussi souvent par des services qu’elle preste pour répondre à des besoins sociaux, parfois d’utilité publique, voire par délégation d’administrations publiques que les contraintes budgétaires amènent à un désengagement. Ces besoins sont multiples. Certains sont structurels (emploi, logement, insertion, environnement, aide sociale) et d’autres se sont significativement accrus depuis la crise de 2009 (exclusion sociale, pauvreté, immigration). Cette faculté résulte de sa capacité d’innovation sociale continuelle et multiforme.

Elle s’appuie sur des partenariats d’acteurs qui traversent les catégories socio-économiques habituelles (le salarié devient aussi employeur, le client producteur, l’administré intervenant public, etc) ou qui recomposent les circuits commerciaux (circuits-courts, circuits de marché équitable, etc). Acteur du changement, l’ES devient un intermédiaire indispensable dans la mise en œuvre de nouvelles formes de politiques publiques actives, que ce soit des politiques d’emploi, des politiques sociales, environnementales, culturelles, ou d’immigration.

Les mutations économiques actuelles conduisent à la création de nouvelles formes d’emplois : emplois atypiques, indépendants, travailleurs intérimaires… mal protégés par les régimes de sécurité sociale. L’économie sociale est non seulement pourvoyeur d’emplois, mais surtout d’emplois de qualité, c’est-à-dire d’emplois stables avec un contrat, une protection et un accès à du collectif et qui donne du sens pour celui qui l’exerce. Elle permet à des travailleurs indépendants, tout en maintenant leurs activités, de devenir salariés et ainsi de profiter d’une couverture sociale standard, comme dans le cas des coopératives d’activité et d’emplois (CAE) en France. Certaines entreprises de l’ES offrent des emplois d’insertion pour les personnes les plus défavorisées, en difficulté ou handicapées dans le but d’accroître leur employabilité par des formations qualifiantes. Pour de nombreuses personnes, notamment chez les jeunes, ces entreprises donnent du sens au travail, un travail qui épanouit et non pas aliène.

L’économie sociale défend des valeurs environnementales. Elle peut être un acteur significatif de la protection de l’environnement et de la lutte contre le changement climatique. Ses entreprises sont engagées de longue date dans les activités de gestion des déchets, de recyclage et de ré-emploi. Elles s’engagent maintenant dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre, en contribuant à la production d’énergies renouvelables coopératives ou en se montrant exemplaires dans la réduction de leur empreinte carbone. L’économie sociale sensibilise puis implique les citoyens à la nécessité de réduire les gaz à effet de serre. Il en résulte que le citoyen devient un acteur de la lutte contre le changement climatique par la maîtrise de ses consommations d’énergie (sobriété énergétique) ou par sa participation à la production d’énergies renouvelables (transition énergétique citoyenne) .

Le monde de la culture connaît également une transition profonde en Europe. Il est un socle de la civilisation européenne. L’économie sociale peut favoriser le développement des mutations entrepreneuriales qui lui sont nécessaires : pratiques plus coopératives, entreprenariat plus efficace dans le respect du principe de lucrativité limitée, et refus de la marchandisation de la culture. Les structures coopératives et les regroupements d’entreprises de l’ES sont souvent retenus comme cadre pertinent de travail pour une troisième voie culturelle . L’économie sociale permet également de réduire la précarité des indépendants et auto-entrepreneurs du monde de la culture en leur donnant accès à une meilleure couverture sociale.

Malgré l’absence de consensus entre les pays européens en matière de migration, l’économie sociale joue partout un rôle reconnu d’intégration des réfugiés . Outre les services d’accueil, d’assistance, de logement et d’éducation, les entreprises de l’ES favorisent l’intégration sociale et professionnelle des réfugiés en support aux politiques nationales : apprentissage des langues, acquisition de compétences et intégration dans le marché du travail.

Dans tous les pans de l’action sociale, l’économie sociale est présente en support des politiques publiques ou au travers d’initiatives territoriales. Elle répond aux besoins d’aide à la personne, de soins médicaux, de logements à prix abordables ou de lutte contre la précarité dont l’origine est structurelle : ces besoins s’expriment au travers d’une demande toujours renouvelée de Welfare State, et résultent du vieillissement de la population, d’une mobilité accrue, de la paupérisation liée aux crises économiques, etc . Au travers d’une multitude de prestations de services, l’ESS contribue au bien-être et à la cohésion sociale.

L’économie sociale n’est pas un remède miracle, mais peut apporter beaucoup de solutions aux enjeux européens. Elle offre une voie différente garantissant la primauté des valeurs d’intérêt général, de solidarité, et de démocratie dans une nouvelle logique entrepreneuriale. Pour cela, elle doit changer d’échelle et devenir une ambition politique au niveau de l’Union Européenne, conformément au Traité sur l’Union européenne qui stipule « L’Union ... œuvre ... pour une économie sociale de marché.. ».

Des prises de conscience politiques émergent dans la plupart des pays européens et dans les institutions européennes. Des mesures de politique économique s’y mettent en place ou sont renforcées. Mais ce plaidoyer ambitionne un véritable changement d’échelle dans les politiques européennes. Il s’adresse aux candidats à la députation européenne pour qu’ils portent ce message dans leur campagne électorale et, une fois élus, auprès des institutions européennes : par ses valeurs, l’économie sociale est à même d’apporter des solutions aux nombreux défis sociétaux que rencontrent tous les pays de l’Union Européenne. Cela requiert une politique européenne de l’économie sociale qui elle-même change d’échelle en renforçant sa visibilité, en accroissant les budgets qui lui sont dédiés et en adaptant le fonctionnement des institutions .

  • Cela requiert d’abord une volonté politique affichée au plus haut niveau des responsables politiques européens pour assurer sa visibilité.
     
  • Cela requiert ensuite une priorité programmatique donnée à l’économie sociale pour la période 2021-2027 par la création d’un programme dédié. Le Labo de l’ESS a proposé un "Erasmus de l’économie sociale" doté de 3 milliards d’Euros dont l’objectif serait triple : i) promouvoir l’éducation de l’entreprenariat social, 2) développer le partenariat transeuropéen entre entrepreneurs sociaux (présents ou futurs), représentants d’éco-systèmes ou organisations de l’économie sociale et 3) favoriser le partenariat entre autorités publiques nationales et territoriales pour échanger les bonnes pratiques.
    Mais cela requiert aussi l’intégration de l’économie sociale dans la plupart des politique européennes (économique, sociale, environnementale, régionale, d’éducation, de développement) où elle peut apporter des solutions. Ce devrait tout particulièrement être le cas de la politique régionale européenne. Or le projet de règlement du fond européen de développement durable pour la période 2021-2027 ne donne aucune priorité explicite à l’économie sociale qui permettrait de développer les coopérations territoriales et de renforcer la gouvernance locale.
     
  • Cela requiert enfin des modifications institutionnelles dans la Commission européenne afin qu’un de ses Vice-présidents ait dans son portefeuille la responsabilité de promouvoir l’économie sociale et d’assurer son intégration coordonnée dans diverses politiques européennes.


En affichant une priorité résolue à l’économie sociale, l’Union Européenne peut renouer avec ses citoyens et ses territoires.

 

Hugues Sibille, Président du Labo de l’ESS
Michel Catinat, Président du chantier Europe
Denis Stokkink, Président de Pour la Solidarité
Jan Olsson, Président de REVES

 

Opinions et débats
Argument